Tunisie : racisme au sommet de l’Etat

Depuis le 21 février 2023, le président tunisien Kaïs Saeïd est au cœur d’une polémique. Dans un communiqué, il a déclaré que l’immigration subsaharienne avait pour objectif d’affaiblir l’identité arabo-islamique en Tunisie. Selon lui, « il existe un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie, et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens ». Toujours d’après le chef de l’État tunisien, cette « horde de migrants clandestins » est source de « violence, crimes et d’actes inacceptables ». Il y a « nécessité de mettre fin » à ce flux migratoire, dont le but ultime est « de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non un membre du monde arabe et islamique ».

Ces déclarations ont provoqué un tollé sur la scène internationale. Quelques jours avant, plus de 300 interpellations de migrants subsahariens avaient eu lieu en moins d’une semaine. Pourtant, les ONG locales notent que les 30 000 et 50 000 migrants subsahariens présents sur le territoire tunisien y demeurent temporairement. En effet, leur but est de rejoindre clandestinement l’Europe, notamment l’Italie en raison de sa proximité avec la Tunisie.

Les propos du président n’ont fait qu’accroitre un racisme profondément ancré dans la société tunisienne : « Ces propos donnent de la légitimité à toute personne qui voudrait agresser une personne noire dans la rue, déplore Saadia Mosbah, présidente de l’association Mnemty, qui lutte contre le racisme. Même moi, en tant que Tunisienne noire, je suis désormais menacée si je sors dans la rue, puisque les gens ne font de toute façon pas la différence. »

De nombreuses vidéos circulant sur les réseaux sociaux témoignent des violences auxquelles sont confrontées les populations d’origine subsaharienne. De même, depuis ces déclarations, les étudiants noirs craignent d’être attaqués en allant en cours, comme le démontrent les courriels reçus par les universités dans lesquels ces étudiants font part de leur sentiment d’insécurité.

Ces paroles fascistes et racistes placent, une fois encore, la Tunisie au centre de l’attention après plusieurs tapages médiatiques qui détériorent davantage sa réputation. En quoi est-ce que les propos du président Kaïs Saeïd dégradent-ils l’image de la Tunisie sur la scène internationale ? Quelles conséquences peuvent-ils avoir sur les relations diplomatiques avec les pays subsahariens et en dehors du continent africain ?

Un contexte sociopolitique et économique tendu

En désignant des bouc-émissaires, le président tunisien tente de faire diversion face au contexte sociopolitique et économique de la Tunisie. De fait, le pays fait actuellement face à un recul des acquis démocratiques issus du Printemps arabe en 2011.

Depuis son accession au pouvoir, le président Kaïs Saeïd est sur une dérive autoritaire. Ainsi, après un long bras de fer entre l’exécutif et les membres de l’Assemblée nationale, cette-dernière a été dissoute le 30 mars 2022.

Cette dissolution du parlement démet non seulement les députés de leurs fonctions mais s’accompagne également d’une enquête judiciaire pour « atteinte à la sureté de l’État » et d’une poursuite en justice de certains ex-députés. Mais surtout, la dissolution de l’Assemblée nationale et du Conseil Supérieur de la Magistrature attribue les pleins pouvoirs au président Kaïs Saeïd.

À cette monopolisation du pouvoir par un seul homme, s’ajoute une campagne de répression à l’encontre des opposants politiques et des membres de la société civile. Des faits sans précédents depuis la chute du régime dictatorial de Ben Ali. Jeremy Laurence, le porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme à ainsi fait part de sa « préoccupation face à l’aggravation de la répression contre ceux qui sont perçus comme des opposants politiques et [des membres] de la société civile, notamment par l’intermédiaire de mesures prises par les autorités, qui continuent de saper l’indépendance du pouvoir judiciaire ». Pour légitimer ces pratiques anti-démocratiques, Kaïs Saïed prétend que les arrestations des chefs de file de l’opposition tunisienne se justifient par leur implication « dans un complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État ».

En ce qui concerne l’économie, la Tunisie fait actuellement face à une inflation galopante qui est de l’ordre de 10,1% depuis le mois de décembre 2022. Cette hausse est aussi due à une flambée des prix à l’échelle mondiale et une pénurie des denrées alimentaires (lait, riz, semoule) en parties liées à la guerre en Ukraine. Le pays est donc menacé par un risque de faillite financière. Les propos de Kaïs Saeïd n’ont fait qu’aggraver la situation puisque la Banque mondiale a décidé de suspendre son partenariat avec la Tunisie jusqu’à nouvel ordre.

Ainsi, le discours tenu par le président tunisien à l’encontre des populations d’Afrique subsaharienne a pour but de détourner l’attention face à l’échec de sa politique. L’immigration demeure malheureusement le bouc émissaire idéal dans des contextes de tensions sociales et économiques.

Une propagation du racisme et de la xénophobie

Gagnée par une hausse du racisme et du populisme (similaire à la montée de l’extrême droite en Europe), la Tunisie se trouve rongée par le racisme au plus haut niveau de son État. Les allégations fascistes du président reflètent malheureusement un racisme ancré dans la société tunisienne. Le chef du parti Reconquête, Éric Zemmour, a d’ailleurs tenu à féliciter les propos du président tunisien via un tweet : « Les pays du Maghreb eux-mêmes commencent à sonner l’alarme face au déferlement migratoire ».

De fait, les années précédentes ont été marquées par des campagnes racistes et xénophobes féroces sur les réseaux sociaux tunisiens et dans la rue. Une des causes de ce discours est liée au fait que les Tunisiens ne s’identifient pas en tant qu’Africains. Ils revendiquent plutôt une identité maghrébine, méditerranéenne et rejettent la peau noire ainsi que l’identification au continent africain. Cette négrophobie est l’une des séquelles du passé esclavagiste du pays.

La posture reprise par le chef de l’État tunisien est similaire à celle du Parti nationaliste tunisien légalisé en 2018. Ce dernier se revendique « protecteur de la patrie ». Sa doctrine repose sur une théorie complotiste postulant que l’immigration subsaharienne aurait pour but de « noircir » l’Afrique du Nord. Cette théorie est équivalente à celle du « grand remplacement » fantasmé par l’extrême droite française. Les militants de ce parti, comme leurs confrères européens, font l’amalgame entre migrants, immigrés, demandeurs d’asile et personnes en situation irrégulière.

« La question très taboue du racisme en Tunisie n’a jamais fait l’objet d’un débat national », selon la militante Saadia Mosbah et la psychiatre et écrivaine Fatma Bouvet de la Maisonneuve dans une tribune du journal le Monde. Cette question est aussi inexistante dans le domaine éducatif, ce qui explique que certains tunisiens font l’amalgame entre les Berbères qui ont une peau foncée et les subsahariens, alors que les Berbères sont des populations autochtones.

Au-delà des conséquences internes, les propos du président Kaïs Saeïd risquent de créer des tensions diplomatiques et économiques.

Un risque de dégradation des relations diplomatiques

L’Union Africaine (UA) a tenu à réagir pour condamner les déclarations « choquantes » du Chef de l’État tunisien à l’encontre des migrants subsahariens. Elle a appelé ses États membres à « s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire au personnes », le 24 février 2023.

Dans un communiqué, Moussa Faki, Président de la commission de l’UA a tenu à « condamne[r] fermement les déclarations choquantes faites par les autorités tunisiennes contre des compatriotes africains, qui vont à l’encontre de la lettre et de l’esprit de notre organisation et de nos principes fondateurs ». En réponse, le Ministre des Affaires étrangères tunisien a déclaré que ces propos étaient « des accusations sans fondement ».

Plusieurs ambassades africaines ont également réagi. Ainsi, l’ambassade du Mali a déclaré « suivre avec la plus grande préoccupation la situation des Maliens ». Des pays comme la Cote d’Ivoire et la Guinée, ont organisé le rapatriement de leurs compatriotes. Plus de 300 personnes ont été rapatriées. Cependant, ce nombre risque de croitre car l’Ambassade de Côte d’Ivoire en Tunisie a enregistré 1 300 demandes de personnes souhaitant rentrer.

Une réaction timide voire quasi inexistante des États africains

Hormis des communiqués et les rapatriements organisés par certains pays, les États africains sont globalement restés spectateurs face à un discours intolérable.

L’ancienne Première ministre sénégalaise et militante des droits de l’homme Aminata Touré a déclaré sur twitter : « Qu’attendent les présidents africains pour condamner avec la dernière énergie les propos racistes et haineux du président tunisien Kaïs Saïed envers les migrants africains ? ».

Cette condamnation est toujours attendue car aucun gouvernement africain n’a convoqué les ambassadeurs tunisiens pour s’expliquer sur les propos de leur chef d’État. Au contraire, c’est en toute impunité que les ambassadeurs de la Tunisie en République Démocratique du Congo, en Zambie, en Angola et en République Centrafricaine ont soutenu les paroles de leurs présidents.

Les pays subsahariens ne dépendent pas de la Tunisie. Les Tunisiens dépendent plus des pays africains : tourisme médical, emplois précaires occupés par les subsahariens, plus de 8 000 étudiants dans le pays…

Une fois de plus les Chefs d’État africains ont failli à leur responsabilité en laissant leurs compatriotes se faire insulter et malmener.

Copyrights de l’image en tête d’article : YASSINE MAHJOUB / NURPHOTO / AFP

Auteur:

Said Abdoulkarim est étudiant en Master Relations Internationales à l’HEIP et membre du pôle Recherche de l’AMECAS.

Sources:

https://www.jeuneafrique.com/1421297/politique/apres-les-propos-de-kais-saied-labsence-de-reaction-des-gouvernements-africains-fait-polemique/

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/14/en-tunisie-le-tournant-repressif-du-regime-de-kais-saied-alarme-l-onu_6161802_3212.html

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/04/la-tunisie-rongee-par-les-demons-du-racisme_6164127_3232.html

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/27/en-tunisie-les-migrants-subsahariens-cibles-par-des-arrestations-et-des-agressions_6163536_3212.html

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/03/la-question-tres-taboue-du-racisme-en-tunisie-n-a-jamais-fait-l-objet-d-un-debat-national_6163975_3212.html

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/08/la-tunisie-dans-une-situation-compliquee-apres-la-suspension-de-son-partenariat-avec-la-banque-mondiale_6164615_3212.html

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