Orchestres anti-coloniaux : une réponse culturelle à l’impérialisme de la musique classique occidentale

L’un de mes projets de recherche les plus longs consiste à retracer l’évolution des orchestres dans le monde. Pas seulement l’orchestre européen, mais tous les orchestres du monde, y compris les grands ensembles des peuples autochtones, les orchestres de personnes esclavagisées, les orchestres folkloriques d’Europe de l’Est, et plus largement les groupes que je commence à appeler les orchestres anti-coloniaux.

Les orchestres anti-coloniaux sont des orchestres qui se sont formés souvent immédiatement après les indépendances, ou bien en opposition directe à l’impérialisme culturel de la musique classique occidentale. D’une certaine manière, cela fait écho à l’objectif des orchestres folkloriques soviétiques (ainsi que des orchestres folkloriques d’autres États communistes). Mais ils diffèrent en ce que beaucoup d’entre eux n’étaient pas nécessairement des groupes parrainés par l’État ou du moins pas des groupes forcés de se former pour contrer directement l’impérialisme occidental. Cet arcticle offre un petit échantillon de certains de ces groupes et des raisons de leur création.

  • Pan African Orchestra

Le « snobisme », « l’élitisme » et une « mentalité coloniale » ont empêché Nana Danso Abiam de faire de l’Orchestre symphonique national du Ghana, l’Orchestre africain et autochtone qu’il avait imaginé. Abiam a fini par démissionner de l’organisation et a créé le Pan African Orchestra (PAO) en 1988.

Depuis sa formation, et jusqu’à la mort tragique d’Abiam dans un accident de voiture en 2014, le PAO fera des tournées en Europe, se produira au WOMAD (1994), et formera le Pan African Youth Orchestra (1995) en partenariat avec le National Theatre of Ghana. En 2001, une tournée au Royaume-Uni amène le groupe à collaborer avec l’ensemble de danse pan-africain Adzido de Londres pour une représentation collaborative de Yaa Asantewaa : reine guerrière de Margaret Busby, auteure d’origine ghanéenne. En 2003, le POA a collaboré avec le compositeur, violoncelliste et joueur de kora, Tunde Jegede, qui a depuis formé son propre NOK Orchestra (2015) et, plus tôt, l’African Classical Music Ensemble avec sa sœur Sona Jobarteh, virtuose de la kora, guitariste, compositrice et fervente militante anticoloniale.

  • African Classical Music Ensemble

En 2014, l’année de la mort de Nana Danso Abiam, le Ha Orchestra s’est produit aux Jeux du Commonwealth à Glasgow, en Écosse. Selon l’Ecossais ghanéen Gameli Tordzro, le Ha Orchestra « découle de la pratique de Nana Danso Abiam consistant à intégrer de la musique traditionnelle africaine dans une nouvelle synthèse classique, créant ainsi un système symphonique différent du répertoire classique occidental établi en Afrique et dans la diaspora africaine »

  • Ha Orchestra interprétant « Azorli Blewuu » de Gameli Tordzro au Victoria Park de Glasgow, en Écosse.

Un fil de discussion sur Twitter où j’ai récemment présenté des orchestres anti-coloniaux . Chaque groupe est non seulement un orchestre différent, mais aussi un type d’orchestre différent. Le Pan African Orchestra de Nana Danso Abiam et le NOK Orchestra de Tunde Jegede en font partie. Dans le monde de la musique classique, lorsque nous pensons à différents types d’orchestres, ce qui nous vient à l’esprit, ce sont des choses comme un orchestre à cordes par rapport à un orchestre symphonique complet, ou un orchestre de fosse par rapport à un orchestre baroque. Cependant, les orchestres mentionnés dans le fil de discussion sont tous des variantes d’une catégorie d’ensembles qui sont apparus en contraste, voire en opposition directe, avec les orchestres européens.

Il ne s’agit pas simplement d’une réponse culturelle de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle à l’impérialisme occidental et au colonialisme culturel. Au milieu du XIXe siècle, nous avons un exemple précoce de ce qui pourrait être le premier ensemble anticolonial : l’Orchestre de Tamburitza de Pajo Kolarić en 1847. Ce groupe a été formé pendant ce que l’on appelle le Ilirski Pokret (mouvement illyrien), un mouvement nationaliste slave du Sud (c’est-à-dire croate et slovène). Après plus de 170 ans d’histoire et de développement, des groupes comme le Hrvatski Tamburaški Orkestar (orchestre de tamburitza croate), composé de 100 musiciens et basé à Zagreb, sont présents dans le monde entier, là où les Croates ont émigré.

  • Le Hrvatski tamburaški orkestar interprétant « Makedonski Ples » de Domagoj Vukadin pour orchestre de tamburitza.

Dans un article récent paru dans The Telegraph, le pianiste et chef d’orchestre argentin, Daniel Barenboim se fait l’apologiste du colonialisme culturel de la musique classique : “It is rubbish to say that classical music is colonialist” [« Il est absurde de dire que la musique classique est colonialiste »]. Ceci va à l’encontre des propos qu’il a tenus par le passé. Ce qui est douteux dans ces points de vue est qu’ils constituent la toile de fond des récits majeurs dans la promotion de la musique classique occidentale. Le questionnement de ces déclarations est intimement lié aux propos soulevées par Gayatri Chakravorty Spivak dans son essai de 1983 “Can the Subaltern Speak ?[« Les subalternes peuvent-elles parler ? »] et à la façon dont l’on peut constater l’effacement des voix et des expériences du Sud global dans l’histoire de la musique classique ne joue aucun rôle dans les récits centrés sur le canon musical du grand homme blanc.

Avec la pression actuelle en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI) dans la musique classique en occident, la dynamique consistant à se concentrer sur la nature bienfaitrice de la colonisation au détriment des récits et voix de celles et ceux qui l’ont vécu et ainsi que de leurs descendances, ne fait que reproduire l’apologie logique du projet coloniale dans le Sud global. Il faut aussi noter que même sous le colonialisme, les peuples n’ont pas été passifs, ainsi, nombreux sont les peuples qui ont toujours eu leur mot à dire sur le colonialisme culturel. Ce phénomène s’est donc exprimé dans la création d’orchestres anti-coloniaux, car contestataires, tels que l’orchestre panafricain, l’orchestre Nok et l’orchestre croate Tamburitza. Dans d’autres cas, l’histoire locale de la musique classique dans les pays anciennement colonisés permet de comprendre le rôle de l’existence d’orchestres et d’ensembles d’esclaves qui ont longtemps perturbé, directement et indirectement, les écosystèmes musicaux locaux.

Dans une récente déclaration provocatrice, donnant sa vision  pour l’Orchestre national indonésien, Franki Raden aborde l’idée du désengagement du projet coloniale  dans la musique encore plus explicite :

Cependant, l’ère des orchestres symphoniques européens est arrivée à son terme. Le développement de la musique orchestrale du XXème siècle s’est transformé en une impasse. La musique est devenue très élitiste et a aliéné les gens ordinaires, en particulier ceux qui vivent en dehors du cercle de la haute culture européenne. La musique a cessé d’être un outil de communication, une interaction culturelle et un effort spirituel. Elle ne fait plus partie de la civilisation humaine.

Il est temps aujourd’hui de repenser à la manière dont nous pourrions mieux communiquer au niveau mondial par la musique. Il est crucial pour nous de trouver le langage musical le plus approprié qui puisse remplir ladite mission sacrée. Heureusement, au début du XXIème siècle, nous avons assisté à l’émergence d’un phénomène musical intéressant, à savoir que les musiciens du monde entier ont commencé à aborder l’expression musicale à partir de leurs propres perspectives culturelles. Ce n’est donc pas une simple coïncidence si, au début du XXIème siècle, de nombreux musiciens se sont engagés simultanément dans l’indigénisation et la contextualisation de la musique au sein de leur propre culture. Pour cette raison, la musique du monde peut être considérée comme un point de départ idéal pour aborder le défi musical le plus fondamental de notre XXIème siècle, à savoir la recherche d’un langage musical qui puisse fonctionner au mieux pour relier les différentes sociétés et cultures du monde. Avant tout, nous devrions commencer par créer les fondations nouvelles d’une éducation musicale autochtone mondiale.

  • Le Concerto pour l’Orchestre national indonésien (2010) de Franki Raden, interprété par l’INO au Balairung Sapta Pesona, à Jakarta.

Avec tous ces orchestres viennent les compositeurs qui écrivent pour eux, créant ainsi leurs propres canons qui ne chevauchent pas nécessairement sur le répertoire des grands ensembles traditionnels ou le répertoire de la musique folklorique et artistique (bien que ce soit souvent le cas). Les musiciens et les chefs d’orchestres qui composent ces groupes, les publics et les communautés qu’ils servent, et ainsi que  les individus qu’ils inspirent parce qu’ils se voient représentés, ils convergent de manière à réinterpréter et se réapproprier de nombreuses influences locales; ce qu’un orchestre de « la musique classique européenne » ne pourrait jamais faire ou aussi bien faire dans ces contextes.

Dans le même temps, nombre de ces groupes ont été directement inspirés par les orchestres européens, ou se sont formés en réaction à ces derniers, et peuvent donc être considérés comme faisant partie de l’Histoire de la musique classique (occidental) en tant qu’institution involontairement inclusive. Dans l’ensemble, nous rendons un très mauvais service à la musicologie et plus largement la musicologie occidentale en n’incluant pas ces histoires dans nos programmes d’études musicales. 

Auteur :

Né à Udon Thani en Thaïlande, Jon SILPAYAMANANT est un multi-instrumentiste, compositeur, chercheur et éducateur musical basé dans la région de Louisville et Kentuckiana (Etats-unis d’Amérique).

Cet article a été initialement publié en langue anglaise, Anti-Colonial Orchestras: A Cultural Response to Classical Music Imperialism, le 19 Février 2012 sur le site Mae Mai. Il a été traduit avec l’accord de l’auteur par Liko IMALET et Luc LE MAIGNAN.


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