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Les failles de la politique mémorielle camerounaise et ses conséquences

« Les élèves camerounais à la majorité ne connaissent que Ruben Um Nyobè comme figure du nationalisme camerounais » dévoile une enquête datant de 2001 menée par Étienne Segnou, doctorant en sociologie politique à l’Université de Douala. Comment comprendre ce manque d’appropriation des figures de l’histoire? Les intérêts politiques priment-ils avant la réalité historique dans l’éducation?

La guerre méconnue de l’indépendance du Cameroun

Il est dit que la décolonisation de l’Afrique francophone soit pacifique mais, la réalité est toute autre. Colonie allemande puis, sous tutelle Anglaise et Française en 1919, le Cameroun est la seule « colonie » française en Afrique subsaharienne où une guerre a été menée pour l’indépendance du pays. C’est le mouvement nationaliste UPC (Union des Populations du Cameroun) qui prend la tête de la lutte pour l’indépendance avec pour membres Ruben Um Nyobè, Felix Moumié, Ernest Ouandié, Osendé Afana, Abel Kingué et d’autres. Après sa création en 1948 à Douala, son leader et secrétaire général Um Nyobè dans la lancée pacifique du mouvement se rend à l’ONU en 1952 pour fixer les conditions de l’indépendance du Cameroun. Face à l’UPC, les autorités françaises humiliées par les défaites en Indochine, et en Algérie, utilisent des méthodes insurrectionnelles et mettent en place une dictature sous le giron français.

La guerre du Cameroun éclate en mai 1955 par des protestations dans les grandes villes sévèrement réprimées par l’administration française qui fait interdire l’UPC. Les militants upécistes se tournent alors vers la clandestinité et les autorités coloniales menacent de réserver aux alliés du mouvement nationaliste le même sort que ceux-ci. Le manque d’équipement des nationalistes, la campagne d’intimidation des français contre la population, la chasse aux maquis clandestins, les tortures et les exécutions auront raison de l’UPC, et feront entre 20 000 et 120 000 morts selon les décomptes.

Um Nyobè est assassiné le 13 septembre 1958 par les français, et Felix Moumié le succède au rôle de leader. Il sera à son tour empoisonné par un journaliste sous les ordres de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de Charles de Gaulle, dans un hôtel à Genève. En 1960, les français finissent par accorder une indépendance fictive au Cameroun en s’assurant d’y placer un dictateur qui leur sera fidèle à la tête du pays, Ahmadou Ahidjo.

Les conditions d’indépendance souhaitées par le mouvement nationaliste sont piétinées et ceux qui se sont battus pendant des années pour se libérer du joug colonial ne sont pas conviés aux fonctions politiques, ce qui motive l’UPC à poursuivre sa lutte dans les maquis. Les leaders seront contraints à l’exil ou successivement éliminés jusqu’en 1971.

L’effacement de l’UPC dans les lieux publiques

Faire oublier l’UPC est une des principales missions que se donne Ahmadou Ahidjo, ainsi que son successeur qu’il a lui même placé, Paul Biya. Le mouvement nationaliste poursuivant les libertés va à l’encontre de la volonté de ces dictateurs hérités de la puissance coloniale. Le gouvernement camerounais a pour ambition d’effacer définitivement la mémoire nationaliste. C’est ainsi qu’au lendemain de l’indépendance, des rues, avenues, places ou encore des écoles portent des noms de colons français. On retrouve par exemple la place Repiquet à Yaoundé nommé après Jules Repiquet, commissaire de la France au Cameroun de 1934 à 1936, ou encore le monument Leclerc dans le quartier administratif de Douala, nommé après le général français Leclerc. Cette statue a d’ailleurs été vandalisée plusieurs fois par l’activiste camerounais Blaise Essama, en contestation des vestiges du passé colonial. S’il ne s’agit pas de colons, il s’agit de collaborateurs de cette même administration coloniale comme en témoigne la statue de Charles Atangana à Yaoundé. Il s’agit du dernier grand chef des ewondos mais, aussi collaborateur dévoué de la puissance coloniale allemande puis française.

06813C7A-A273-4C83-8170-260D593B00F1La statue décapitée du General Leclerc.    Source : Camernews

Difficile de trouver les traces d’une mémoire nationaliste que ce soit dans les rues de la capitale administrative ou bien dans celles de la capitale économique. Dans ce contexte de dictature de la pensée, la simple évocation du parti qui a mené une guerre avec les armées françaises pendant plusieurs années risque aux camerounais d’être taxés « d’antipatriotes » voire de perdre leur vie. C’est la loi du 16 décembre 1991 portant réhabilitation de certaines figures de l’histoire du Cameroun qui a permis de lever le voile sur les acteurs de l’indépendance du Cameroun et de « dissiper tout préjugé négatif qui entourait toute référence à ces personnes ». Il faudra attendre 2007 et aller jusqu’à Eséka pour trouver les fruits de cette loi avec une statue en l’honneur d’Um Nyobè mais, celle-ci a été financée par le maire de la ville et non par l’Etat. Cela témoigne aussi d’une certaine tribalisation de la figure nationaliste qui était originaire de cette ville.

Face à l’Etat qui n’a jamais entrepris l’instauration de journées nationales ou bien de lieux commémoratives en la mémoire des indépendantistes, des camerounais se sont réappropriés des sites de massacres comme les chutes de la Metché, où des militants upécistes étaient jetés vivants par les français. C’est devenu un haut-lieu de mémoire des massacres perpétués pendant la guerre du Cameroun. Des pierres tombales des héros indépendantistes comme celui d’Um Nyobè à Eséka sont aussi des lieux de commémoration à l’initiative des camerounais. Les avis sur ces figures restent néanmoins divergents comme en témoigne le refus des chefs Sawas d’ériger un monument en l’honneur d’Um Nyobè à Douala en 2018.

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La statue d’Um Nyobe à Eséka. 

Les mémoires occultées de l’indépendance dans l’éducation

Au Cameroun, l’UPC a longtemps été un sujet tabou que les historiens prenaient le soin d’éviter afin de ne pas froisser le pouvoir en place. Le Cameroun post-colonial d’Ahidjo puis de Biya va prendre en charge l’enseignement et réécrire l’histoire. Biya à son arrivé au pouvoir en 1982 s’octroie la possibilité de déterminer les personnalités et dates qui resteront dans l’histoire et ceux dont on s’en passera. En effet, les manuels scolaires continuent de vanter les « bienfaits de la colonisation » avec pour preuve les hôpitaux, écoles, routes… héritées de cette époque. Des bandes dessinées de propagande sous Ahidjo et le programme scolaire ne manquent pas de réduire Ruben Um Nyobè et ses camarades de lutte au rang de bandits ou terroristes, tandis que les chefs d’Etats camerounais sont présentés comme des partisans de la paix, soucieux du développement du pays.

Segnou Etienne livre une étude sur la part du programme scolaire consacrée au nationalisme camerounais dans son ouvrage « Le nationalisme camerounais dans les programmes et manuels d’histoire », en s’appuyant sur le programme officiel d’enseignement de 2001. C’est ainsi qu’en primaire au programme d’histoire, seulement 4 leçons sur les 42 portent sur le nationalisme camerounais, soit 9,5% du programme, tandis que 16 leçons portent sur le reste du monde. L’écart se creuse encore plus au secondaire. D’un côté, dans l’enseignement général on compte 3 leçons sur 164 consacrés au nationalisme camerounais, soit 1,8% du programme, laissant l’histoire du monde occuper 80% du programme. De l’autre côté, dans l’enseignement secondaire technique et professionnel, 3 leçons sur les 66 du programme d’histoire évoquent le nationalisme camerounais. Il termine son étude avec l’enseignement supérieur, où par exemple en faculté des lettres et des sciences humaines, l’étude du nationalisme camerounais représente 1,5% du programme.

Il faut ajouter que lorsqu’on évoque les nationalistes, on se réfère jamais à eux comme étant des héros, mais comme des « grandes figures de l’histoire du Cameroun ». De plus, on aura tendance à parler de la résistance de manière positive uniquement sous la période coloniale allemande. La période de la résistance camerounaise sous la tutelle française est passée sous silence et quand elle est timidement évoquée, seul Ruben Um Nyobè est mentionné, oubliant ses camarades de lutte. Finalement, on omet de mentionner la barbarie dont a fait preuve la France dans sa lutte armée avec l’UPC. Dans aucun manuel scolaire cette guerre sanglante qui a fait des dizaines de milliers de morts côté camerounais est mentionnée.

Il y a une interdiction stricte de braver les règles mises en place par le gouvernement pour publier un ouvrage scolaire historique. L’ancien ministre de l’éducation, Ekwabi Ewané en a fait les frais en 1961 avec son ouvrage sur « l’histoire du Cameroun de la préhistoire au 1er janvier 1960 » et se l’est vu retiré de la vente moins d’une semaine après la publication, sur demande d’Ahidjo. Dans ce manuel, il avait commis la faute de s’attarder sur l’UPC et de ne pas assez glorifier Ahmadou Ahidjo.

Une autre raison qui pourrait expliquer l’absence des héros indépendantistes camerounais dans les manuels scolaires serait le contrôle des livres scolaires par les éditeurs français. En effet, selon une étude réalisée par l’Apic en 2007, trois quarts des ouvrages scolaires camerounais sont produits par des maisons d’édition françaises, notamment Hachette et Nathan. Des responsables du ministère de l’Éducation défendent ce choix en disant «qu’aucune imprimerie locale ne peut supporter » le volume d’impression nécessaires pour les ouvrages scolaires. La situation est toutefois différente dans le programme scolaire anglophone où « 75% des auteurs de livres de maternelle et 95% du cycle primaire sont des camerounais ».

La mémoire upéciste au cœur des enjeux géopolitiques

Depuis quelques années, la France et le Cameroun affichent des rapports plutôt tendues. Les visites officielles entre les deux pays se font rares, la dernière visite officielle en date remontant à 1999, lorsque Jacques Chirac s’était rendu au Cameroun. Seul François Hollande s’est rendu au Cameroun depuis mais, dans le cadre d’une visite imprévue en 2015. De plus, tout comme son prédécesseur Nicolas Sarkozy, il n’a pas manqué de critiquer la nature du régime autocratique du président Biya, ainsi que le nombre de mandats cumulés depuis 1982. La riposte ne tarde pas, les élites politiques camerounaises accusant la France de complicité avec Boko Haram ou de nuire à l’image de Paul Biya.

Du côté de la société civile, on assiste à un sentiment « anti-français » grandissant en raison des rancunes liées au rôle de la France dans la guerre du Cameroun, privant ainsi le Cameroun d’une véritable indépendance. Le gouvernement n’hésite pas à se servir de la mémoire upéciste afin de faire bloc avec sa population et de créer un nationalisme face à un ennemi désigné (la France), sans pour autant respecter la mémoire de ces upécistes.

Aujourd’hui, l’ambassade française au Cameroun tente d’apaiser les tensions afin de préserver les relations privilégiées que la France entretient avec son ancien protectorat. En 2015, le président français François Hollande avait déclaré être « disponible pour que les livres d’histoire puissent être ouverts, les archives aussi » concernant la période de la guerre d’indépendance du Cameroun. Ce travail de déclassement des archives a commencé fin 2018, une avancée qui permet de mettre en lumière une histoire étouffée depuis longtemps. Malgré la volonté de l’Etat camerounais de faire oublier la guerre du Cameroun, cette tentative d’occultation de la mémoire nationaliste n’a pas aboutit car cette mémoire demeure vive dans la conscience des camerounais.

Article rédigé par Michelle Choupo.




Sources
Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Socio-anthropologie

Pierre Abomo, «Le destin politique de la mémoire du nationalisme camerounais : entre réhabilitation et rejet», Cahiers Mémoire et Politique

NGAMANGA Marie-Victoire, GAUTHERIN Jacqueline « De la difficile contribution d’une discipline scolaire à une culture commune : le cas de l’enseignement de l’histoire au
Cameroun depuis 1960. » https://www.cath.ch/newsf/cameroun-le-livre-scolaire-controle-par-les-editeurs-francais/ https://www.journalducameroun.com/douala-chefs-canton-bell-detruisent-chantier- monument-dum-nyobe/ https://www.camerounweb.com/CameroonHomePage/features/Monument-de-Um- Nyobe-d-truit-les-int-r-ts-inavou-s-des-chefs-de-Douala-440344 https://www.prc.cm/fr/actualites/actes/lois/1317-loi-n-91-022-du-16-decembre-1991- portant-rehabilitation-de-certaines-figures-de-l-histoire-du-cameroun http://www.rfi.fr/fr/afrique/20200101-cameroun-memoire-meurtrie-une-independance- neocoloniale https://www.camernews.com/cameroun-douala-qui-a-coupe-la-tete-du-general-leclerc/ 

LOOG Shiva « Les relations sino-camerounaises sous le prisme de la ChineAfrique. Corrélations entre les intérêts géoéconomiques chinois en Afrique et la gestion stratégique du potentiel économique du Cameroun. », 2018

https://www.journalducameroun.com/douala-chefs-canton-bell-detruisent-chantier- monument-dum-nyobe/

http://www.rfi.fr/fr/afrique/20200101-cameroun-memoire-meurtrie-une-independance- neocoloniale

https://www.journalducameroun.com/independance-du-cameroun-la-france-ouvre-les- archives/

https://www.investiraucameroun.com/economie/3012-13805-la-france-confirme-qu-elle- a-declassifie-les-archives-sur-le-cameroun-pour-la-periode-1950-1971

https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/cameroun/evenements/article/cameroun- declassification-d-archives-26-28-11-18

Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa « Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Francafrique 1948-1971 »

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Le Sommet Russie-Afrique : symbole du retour en force de l’ancienne puissance soviétique sur le continent africain ?

Depuis l’implication de la Russie sur le dossier centrafricain en 2017, la politique de Moscou en Afrique est surveillée au sein des médias occidentaux et notamment français. Tandis que sur les réseaux sociaux, les internautes africains sont globalement satisfaits des multiples déclarations –fausses pour la plupart- de Vladimir Poutine concernant l’impérialisme des anciennes puissances coloniales sur le continent africain, les autorités françaises restent mitigées quant à la présence russe à l’intérieur même de ses zones d’influences traditionnelles.

Près de 50 chefs d’Etats sont présents à Sotchi depuis le 22 octobre pour prendre part au sommet Russie-Afrique. C’est la première grande messe diplomatique entre ces deux pôles, force est de constater que seules les puissances influentes sont à même de tenir ce genre d’évènements, véritable outil de Smart Power. C’est d’ailleurs une occasion de se rapprocher davantage de l’Egypte, dont le président Al-Sissi –Actuel président de l’Union Africaine- codirigera ce sommet. Le premier ministre éthiopien, prix Nobel de la paix 2019 sera également un invité d’honneur.

Pour la Russie, l’Afrique est un partenaire stratégique, notamment à l’époque de la Guerre Froide où l’ancien géant soviétique avait noué  des relations profondes avec plusieurs pays africains comme l’Angola ou le Mozambique. Ce sommet est essentiel pour les futures ambitions russes sur le continent africain :

  • Premièrement, l’accès aux matières premières qui sont capitales pour l’approvisionnement en énergie de Moscou. Il est important de diversifier ses partenaires, surtout lorsque l’extraction de ces ressources sont souvent moyennées au profit de services rendus.
  • Deuxièmement, la coopération sécuritaire, où les russes fournissent des armes et de l’équipement militaires aux forces armées africaines, à l’instar de la Centrafrique. Aussi, la formation de cadres et de soldats de façon à ce que les problèmes sécuritaires africains soient gérés par les acteurs locaux, et non étrangers. Une fois de plus, l’exemple de la Centrafrique illustre parfaitement cet aspect des relations russo-africaines.
  • Troisièmement, l’Afrique est un enjeu d’une lutte d’influence face aux Etats-Unis d’Amérique, aux Etats d’Europe de l’ouest et dans une certaine mesure, la Chine. Bien que la Russie affiche un retard important sur le sol africain, les vides sont encore à combler dans certains domaines, et le Kremlin souhaiterait s’y assurer.

Pour l’Afrique, il serait difficile d’y percevoir une réponse singulière quant à la coopération russe. Toutefois, cet énième partenaire est apprécié par les Chefs d’Etats africains. Comme la Chine ou l’Inde, le Consensus entre Moscou et l’Afrique repose sur plusieurs points essentiels : La non-ingérence et le respect mutuel de la souveraineté de l’intégralité du territoire. Une coopération gagnant-gagnant aux bénéfices mutuels. Des relations amicales d’égal à égal focalisées sur la confiance et la rentabilité des partenariats. Tout comme Pékin, Poutine se montre très critique à l’égard de la politique occidentale en Afrique, n’hésitant pas mettre en comparaison le soutien des soviétiques prodigué aux leaders d’indépendances africains au temps de la Guerre Froide, face aux nouvelles formes de néocolonialismes actuelles tant décriées sur les réseaux sociaux.

La Russie est donc perçue comme une grande puissance alliée, pouvant contrebalancer l’hégémonie occidentale dans le monde à l’instar de la Chine. Les dossiers syrien et ukrainien confortent cette image d’une Russie qui a la possibilité de tenir tête aux agendas des Etats-Unis d’Amérique, voire d’imposer son rythme selon la situation. Malgré les sanctions économiques et les menaces perpétuelles qui siègent le long de ses frontières, Moscou ne ploie pas le genou, Vladimir Poutine est donc considéré comme un homme politique intarissable et intraitable. Cette force de caractère est même jalousée, considérant que les chefs d’Etat africains n’ont pas le même leadership ni la même capacité à pouvoir dire non à l’Occident.

 De ce fait, s’allier à la Russie revient à être protégé par un Etat membre du conseil de sécurité de l’ONU, un de plus avec la Chine, ce qui est considéré comme une barrière diplomatique de premier choix pour certains pays africains qui n’auraient plus à craindre d’une intervention étrangère. Enfin, le Kremlin est surtout reconnu pour ses exportations d’armes en Afrique dont il est le premier partenaire pour le continent, notamment en Afrique du nord (Egypte et Algérie). En plus des milices issues des sociétés privées, la présence russe n’aurait rien d’hégémonique et ne contiendrait pas de facteurs d’impérialismes, tout au contraire, la Russie serait un autre moyen pour se soustraire du joug des puissances occidentales.

« Il est important de ne pas dépasser la frontière entre prévention et intervention dans les affaires intérieures des Etats. Tout porte à croire qu’un certain nombre de nos collègues sont très proches de cela. Pour le moment, nous avons toutes les raisons de croire que le Cameroun est capable de résoudre ce problème épineux tout seul. Nous sommes disposés à aider, mais seulement si nos partenaires au Cameroun le jugent nécessaire. »

Diplomate Russe en Décembre 2018.

Malgré les dynamiques positives actuelles, la Russie a conscience du retard accumulé sur ces trente dernières années. Certes, depuis presque dix ans, Moscou a multiplié les réceptions et les visites officielles avec les Etats africains, favorisé un climat favorable pour les étudiants africains en Russie en raison d’une négrophobie ambiante. Néanmoins,  ces efforts n’ont pas permis d’hisser Moscou en tant que partenaire primordial pour l’Afrique, se classant loin derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Inde, la Turquie ou l’Union Européenne dans son ensemble. D’autant plus que dans la vente d’armes, la Russie est le premier fournisseur de l’Afrique selon SIPRI. In fine, le secteur militaire est capital dans les relations russo-africaines, et c’est en partie sur ce terrain que l’ancienne URSS se démarque très largement des autres puissances telles que la Chine. En effet, la qualité des armes ainsi que les coopérations de rénovations de matériels militaires, de productions industrielles et techniques font en sorte que Moscou se pose comme un partenaire de premier choix pour le secteur militaire africain.

Face à ses défaillances sécuritaires constantes qui s’inscrivent dans la durée pour plusieurs pays africains (Centrafrique, Cameroun, République Démocratique du Congo, Soudan, Somalie, Mali ou encore le Tchad notamment), la Russie s’érige en principal soutien des Etats qui traversent des guerres ou des crises. Grâce à son siège permanent au sein du Conseil de sécurité et de l’absence de toute trace de colonisation en Afrique –la Russie a tout de même assisté à la Conférence de Berlin-  Moscou se construit une solide légitimité dans le cœur des élites africaines. Face à l’Occident, Poutine se voit comme une solution alternative pour les enjeux africains, surtout lorsque les intérêts russes sont menacés. Suite à l’intervention franco-américaine en 2011 en Libye, la Russie veille à ce qui rapporte à la sécurité des Etats africains.


La Conférence de Berlin (1884-1885) est surtout un fait historique dont l’historiographie ou une lecture biaisée de l’Histoire, font en sorte que l’Afrique aurait été partagée au couteau par les puissances colonisatrices. Il est vrai que ces dernières ont délimité certaines de leurs zones d’influences qui seront intégrées plus tardivement au sein de leurs empires coloniaux (Notamment le Congo-Belge), cependant, cette période coïncide avec les guerres coloniales où plusieurs entités africaines n’étaient pas encore sous le joug des européens, le partage de l’Afrique était surtout une course contre la montre. Ainsi donc, la Conférence de Berlin a été initiée par Bismarck, Chancelier Allemand, afin que les rivaux européens acceptent les territoires allemands en Afrique, en particulier le Cameroun qui a été disputé avec les britanniques.


Le Sommet Russie-Afrique 2019 s’inscrit dans une série de dynamiques conflictuelles entre grandes puissances, le continent africain n’est effectivement, qu’un autre terrain où les plus capables en profitent pour étaler leurs outils de Soft, Smart et Hard Power. L’Afrique est une fois de plus un moyen, une étape à franchir lorsqu’un Etat désire atteindre le rang de Puissance globale, cela passe par un tremplin composé de ressorts fragiles. Sous fond de rivalités inter-étatiques et pour compenser les sanctions occidentales, le Kremlin concrétise ses récents investissements via ce Sommet, qui est aussi utile pour prouver au monde que la Russie a plusieurs cartes à jouer en dépit des menaces économiques et sécuritaires qui pèsent le long de ses frontières.

Encore une fois, il est difficile de déterminer ce que l’Afrique attend réellement de la Russie, chaque pays tire son épingle du jeu. Tandis que d’autres s’appuient notamment sur l’expertise russe dans le domaine nucléaire, certains tissent des liens avec Moscou pour les exportations d’armes ou une coopération militaire très poussée. Comme pour la Chine ou la France, il n’y a pas de politique africaine au sens propre concernant la Russie, c’est davantage une demande extérieure. Cela montre une nouvelle fois que les Etats africains n’ont pas la réelle ambition d’accorder collectivement leurs agendas géopolitiques ou économiques même si les institutions régionales ou supranationales existent comme l’Union Africaine ou la CEDEAO. Durant la conférence de Berlin, les puissances occidentales ou orientales se sont réunies pour discuter de leurs futures zones d’influences en Afrique, depuis les indépendances et le XXème siècle notamment, la France, les Etats-Unis, l’Inde ou la Russie organisent leur propre sommet, tout en prenant le soin d’inviter les africains contrairement en 1884.

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L’Afrique du Sud en proie à de violentes défaillances sécuritaires internes : Entre climat xénophobe et crises diplomatiques en Afrique.

Depuis plusieurs jours, le climat est à l’insécurité en Afrique du Sud. Ce vendredi 4 septembre, les villes de Johannesburg, Capetown, ou encore Pretoria ont été les lieux de plusieurs violentes manifestations; le pays fait aujourd’hui face à une véritable crise nationale d’une envergure presque inédite.

Tout démarre dans la ville de Capetown où la sonnette d’alarme a été tirée suite au meurtre d’Uyinene Mrwetyana, une jeune étudiante de 19 ans retrouvée violée et sauvagement assassinée. D’abord et surtout portée par les réseaux sociaux, une immense vague de déchaînement s’est faite ressentir dans la ville et ses alentours, embrasant rapidement l’ensemble du pays tout entier. La Ministre des Affaires étrangère Maite Nkoana-Mashabane a rapidement déclaré l’état d’urgence, dénonçant un bilan qu’elle qualifie de plus qu’alarmant.

Selon l’ISS (Institute for Security Studies), l’Afrique du Sud serait l’un des pays les plus
dangereux au monde avec 19 016 meurtres enregistrés entre avril 2016 et 2017; le Gauteng et le KwaZulu-Natal étant considérés comme les provinces les plus dangereuses du pays. A ce problème de violence globale, nous retrouvons un problème de plus en plus préoccupant, celui des violences de genre ciblant les femmes. Ces violences se manifestent à leur paroxysme par des actes de violences sexuelles. Nous pouvons ainsi constater que parmi les 40 000 cas d’agressions sexuelles enregistrés en 2018 par la SAPS (South African Police Service), la majeure partie des victimes étaient essentiellement des femmes et des enfants. Bilan plus récent, au mois d’août dernier, ce sont 30 femmes qui ont été tuées par leurs conjoints en Afrique du Sud. Il s’agirait selon les autorités locales du taux de « féminicide » le plus élevé de l’histoire du pays.

Alors que Capetown accueillait ce mercredi 4 septembre le Forum économique mondial, des centaines de personnes ont manifesté devant le parlement afin d’exiger des mesures fermes de la part de l’Etat, jusqu’ici resté bien trop silencieux. L’actuel président Cyril Ramaphosa a déclaré ce jeudi que les viols et les agressions sexuels étaient des cas de crises nationales et que l’Etat promet qu’il y’aura des actions entreprises. Intervention que certains estiment bien trop tardive compte tenu de la situation.

Plus au nord du pays dans les villes de Johannesburg, Boksburg ou encore Thokoza l’ordre est également à la dénonciation des violences mais cette fois-ci à caractères xénophobes. Dimanche dernier, le pays a de nouveau dû faire face à ses vieux démons. Dans plusieurs villes, de nombreux magasins essentiellement tenus par des ressortissants étrangers ont été vandalisés et brûlés, notamment à Jappestown un quartier commercial de Johannesburg.

L’Afrique du Sud du Sud qui, il y’a quelques années encore, était la première puissance
économique d’Afrique, a depuis été devancée par le Nigeria. Toutefois, le pays demeure
encore la première puissance industrielle du continent, ce qui ne cesse d’attirer de nombreux ressortissants étrangers venus de toute l’Afrique. Seulement, malgré une situation économique le plaçant au rang d’une des plus grosses puissances du continent, le pays se heurte aux réalités qui sont les siennes, l’Afrique du sud membre des BRICS, ne parvient toujours pas à pallier aux inégalités sociales et ethniques auxquels elle fait face depuis la fin de l’apartheid en 1994.

Dans un pays où le taux de chômage était de 27% en 2017, une étude du département statistique Sud-africain révélait que le chômage concernait en moyenne 31,4% de noirs sud-africains face à seulement 6,6 % pour les blancs sud-africains. Une autre étude cette fois-ci menée par l’IHS Global Insight (2015) révèle à son tour qu’en moyenne, les ménages sud-africains noirs gagnent 20% moins que les ménages Sud Africains blancs. Une autre donnée illustratrice est celle du ICFI (the International Committee of the Fourth International) selon qui les noirs représenteraient près de 90% de la population pauvre du pays tout en représentant environs 79,5% de la population totale.

Face à des disparités aussi révélatrices que rigides, et face à la conjoncture économique de certains secteurs tels que celui du transport, ces dernières semaines un mouvement de grève a été lancé par des associations de chauffeurs routiers et de taxis, dont la très connue ATDF (All Truck Drivers Forum). Se voulant à l’origine porteur d’un véritable mouvement populaire, de nombreux rassemblements ont tourné en réelles chasses aux sorcières visant à agresser et à saccager les commerces des travailleurs étrangers. Bien que les représentants de l’ATDF affirment ne pas être impliqués dans ces agressions xénophobes, une enquête visant à jauger leur degré d’implication semble être en cours. Pour les humanitaires de l’ONG « Human Rights Watch » ces agressions sont le résultat d’un discours haineux porté depuis déjà des années, par de nombreux dirigeants syndicaux et autres politiques, qui tentent de convaincre leurs partisans que les étrangers volent leurs emplois et qu’ils sont la cause de leurs souffrances. Dans un rapport publié le 26 août dernier, l’ONG évoque une montée notable de la xénophobie dans le pays, qui se caractérise par des attaques parfois meurtrières.

Dans le cas des événements actuels, la police nationale parle d’un bilan de 10 morts, d’une centaine de blessés et de 400 arrestations ou interpellations rien que dans la région de Johannesburg. Les victimes sont essentiellement Nigérianes, Zimbabwéennes, Zambiennes, mais également Indiennes ou encore Congolaises. Suite à ces agressions arbitraires d’une violence inouïe, de nombreuses vidéos et témoignages continuent de circuler depuis plusieurs jours sur les réseaux sociaux laissant place à un élan d’indignation massif. De nombreuses personnalités se sont positionnées dont le très controversé Julius Malema président du EEF party (Combattants pour la liberté économique). Ce dernier a fermement condamné les attaques xénophobes et a appelé les Sud-africains à défendre et soutenir « leurs frères » du même continent par la très relayée déclaration « l’Afrique du Sud appartient aux africains ».

Le gouvernement nigérian quant à lui, s’est prononcé lundi par le biais de son ministre des Affaires étrangères Geoffrey Onyeama qui s’est déclaré prêt à prendre des « mesures définitives » sous l’avale d’Abuja. De leur côté, les consulats Zambiens et Zimbabwéens ou encore Malawi ont lancé un appel à la vigilance pour leurs ressortissants. A cela s’ajoute la récente déclaration de la ZCBTA (Association des transports transfrontaliers Zimbabwéen) qui menace d’interdire l’accès au territoire aux véhicules Sud Africains si la situation ne s’améliore pas. Ou encore le refus du Rwanda, de la République démocratique du Congo, du Malawi et du Nigeria de participer au Forum économique mondial en Afrique du Sud tant que des mesures ne seront pas prises. Le gouvernement Ramaphosa connaît sûrement actuellement ce qu’on pourrait qualifier de l’une des plus importantes crise diplomatique de son mandat.

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L’intégration monétaire au sein de la CEDEAO : fondements, enjeux et limites

Le régionalisme économique et monétaire en Afrique de l’ouest est caractérisé par un pluralisme de zones d’intégrations. En effet, au sortir des indépendances des États Ouest-Africains, les pays francophones de la zone ont créé, le 12 mai 1962, l’Union Monétaire Ouest-Africaine (UMOA), regroupant en son sein : le Bénin (Ex-Dahomey), le Burkina Faso (Ex-Haute-Volta), la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Mali, Le Niger, le Togo. La Guinée-Bissau ne rejoindra cet espace économique qu’à partir de 1997. Ces huit pays membres partagent comme monnaie unique le Franc CFA[1], administré par la Banque des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO). La veille de la dévaluation[2] du FCFA, le 10 janvier 1994, les États membres de l’UMOA ont procédé à la création de l’Union Économique et Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA), afin d’assurer la convergence de leurs politiques économiques ainsi qu’un marché commun basé sur la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux.

La Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée en 1975 à Lagos, compte les pays de l’UEMOA ainsi que leurs voisins, où circule une mosaïque de monnaie : le Naira du Nigéria, le Leone de la Sierra Leone, le Cédi du Ghana, le Dollar du Libéria, le Dalasi de la Gambie, l’Ouguiya de la Mauritanie, le Franc Guinéen et l’Escudo du Cap-Vert.

L’objectif principal de la CEDEAO est de « promouvoir la coopération et l’intégration dans la perspective d’une Union économique de l’Afrique de l’Ouest en vue d’élever le niveau de vie de ses peuples, de maintenir et d’accroître la stabilité économique, de renforcer les relations entre les États Membres et de contribuer au progrès et au développement du continent africain »[3].

L’idée d’instaurer une monnaie commune au sein de la CEDEAO a émergé en 1983, lors d’une conférence des Chefs d’État et de Gouvernement tenue en Guinée, suite aux résultats encourageants de la Chambre de Compensation de l’Afrique de L’Ouest, créé en 1975. Relancé en 2000, à Accra (Ghana), ce projet d’intégration monétaire a suscité un vif intérêt chez les dirigeants ouest-africains, avec pour objectif, l’instauration de la monnaie unique à l’horizon 2004. En effet, afin d’accélérer le projet d’intégration monétaire dans la sous-région, cinq pays (Gambie, Ghana, Guinée-Conakry, Nigéria, Sierra Leone, le Libéria[4]) n’appartenant pas à l’UEMOA, ont décidé de créer une seconde Zone Monétaire d’Afrique de l’Ouest (ZMAO) au côté de cette dernière. À terme, la ZMAO doit fusionner avec l’UEMOA pour gommer leurs frontières monétaires et instaurer une monnaie commune, nommée ECO, à l’échelle régionale (CEDEAO).

La création de cette nouvelle zone était assortie de critères de convergence[5] dits de premiers et seconds rang. Les critères dits de premiers rangs portent sur l’inflation annuelle (cible d’inflation ≤ 5%), les réserves de change (couverture d’au moins 6 mois d’importations), les finances publiques (limitation du déficit budgétaire à 3% du PIB) et le plafonnement du financement du déficit public par la Banque Centrale de chaque États membres (10% des recettes fiscales de l’année précédente). Les critères dits de seconds rangs, portent quant à eux sur le maintien du taux d’intérêt réel positif, la non-accumulation de nouveaux arriérés de paiements et le renflouement des anciens, la cible d’une pression fiscale[6] à hauteur de 20%, le maintien du ratio masse salariale / recettes fiscales à au plus 35%, et à élever les investissements publics, financés par les ressources intérieures, à 20% des recettes fiscales.

En 2001, l’Institut Monétaire Ouest-Africain (IMOA) est créé et fait office de Banque Centrale dans cet espace. L’année suivante, la ZMOA est instaurée avec comme critère phare, l’obligation des États membres à s’assurer que leur taux de change s’insère dans une bande de fluctuation à plus ou moins de 15% par rapport au USD. En 2003, les États de la CEDEAO, constatant que les critères de convergence n’ont pas été atteints, ont repoussé l’union monétaire au 1er juillet 2005, puis à Décembre 2009, Janvier 2015 et très prochainement à 2020.

L’intégration régionale en Afrique de l’Ouest est ainsi caractérisée par un trio institutionnel, à savoir l’UEMOA, la ZMAO et la CEDEAO. Dès lors un certain nombres de questions se posent : la CEDEAO a-t-elle les fondements requis pour constituer une zone monétaire optimale (ZMO) ? Le manquement au respect des critères de convergence est-il le seul facteur minant l’avancée de l’intégration régionale ? Comment l’intégration monétaire pourrait résoudre les difficultés monétaires ouest africains ?

Cet article vise à présenter les fondements, les enjeux et les obstacles à cette intégration. La théorie traditionnelle des ZMO appliquée à la CEDEAO sera l’objet de notre première partie. La deuxième partie a pour objectif de dresser un état des lieux quant à la performance des États en termes de convergence macroéconomique. La troisième partie constituant l’aboutissement de notre réflexion nous permettra de circonscrire les problèmes monétaires minant la CEDEAO et d’étudier en quoi une intégration monétaire pourrait les résoudre.

[1] Ce sigle signifie pour les pays membres de l’UEMOA, Franc de la Communauté Financière d’Afrique. Elle signifie pour les pays membres de la CEMAC, Franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale.
[2] Suite aux importants déficits budgétaires qu’ont enregistré les Pays Africains de la Zone Franc (PAZF) et à l’arrêt du financement de ces déficits par le gouvernement Balladur en 1993, les chefs d’État des PAZF ont dû procéder à une dévaluation de 50% du FCFA, à Dakar, en présence du ministre français de la coopération, du Directeur Générale du Fonds Monétaire Internationale (FMI) et de la Banque Mondiale.
[3] Nation Unies Commission Économique pour l’Afrique (UNECA), CEDEAO – Communauté Économique Des États d’Afrique de l’Ouest, [En ligne], https://www.uneca.org/fr/oria/pages/cedeao-communaut%C3%A9-economique-des-etats-de-l%E2%80%99afrique-de-l%E2%80%99ouest
[4] Le Libéria rejoindra la ZMAO en 2010.
[5] Relatif à la décision A/DEC.7/12/99 de la CEDEAO.
[6] La pression fiscale représente l’ensemble des recettes fiscales rapportées sur le PIB.

I. Fondements de l’intégration monétaire au regard de la CEDEAO

1.1. Brève revue de littérature sur la théorie des ZMO applicable à la CEDEAO

1.1.1. La mobilité des facteurs de production et la flexibilité des prix et salaires (Mundell)

La théorie des ZMO est née suite aux travaux de l’économiste canadien Robert Mundell [1961]. Dans son article[7], qui lui valut le prix Nobel d’économie en 1999, il introduit les circonstances, à travers des critères dits optimaux, pour un groupe de pays à former une union monétaire. Étudions le cas de deux économies quelconques, A et B, toutes deux en situation de plein-emploi et en équilibre de la balance des paiements, mais impactées de façons différentes par un choc de demande négatif[8]. Supposons, en effet, que la demande du pays A se déplace vers le pays B. Le premier pays subira une baisse de sa production, une hausse du chômage et la détérioration de sa balance commerciale. A contrario, dans le pays B, les effets sont les suivants : une augmentation de la production, de l’inflation et un excédent commercial. Deux mécanismes permettraient de résorber ces chocs asymétriques[9] : la mobilité des facteurs de production et la flexibilité des salaires et des prix.

A. La mobilité des facteurs de production

Une des solutions pour résoudre ses chocs asymétriques repose sur la mobilité de la main-d’œuvre. Les salariés ayant perdu leur emploi dans le pays affecté par la récession pourront migrer vers le pays en surchauffe. Le premier pays verra alors une baisse de ses chômeurs et des charges correspondantes. Le second pays pourra employer une main-d’œuvre lui permettant de maintenir ses volumes de production.

B. La flexibilité des salaires et des prix

Dans le pays en récession (A), les salaires tendent à la baisse et ainsi la production pourra être maintenue. Les prix suivent une tendance baissière et la demande sera d’autant plus stimulée. Ces deux derniers effets combinés pourront alors relancer l’activité économique.

Dans le pays en expansion (B), la demande croissante en main-d’œuvre renchérit les salaires. Cette hausse se répercute sur les coûts de production et rendra les biens produits beaucoup moins compétitifs. Alors l’inflation tombera et l’excédent de la balance courante diminue car les exportations vers le pays A décroitront.

1.1.2. Le degré d’ouvertures des économies (McKinnon)

McKinnon [1963] propose, à la même époque que Mundell, un critère différent pour définir les ZMO. McKinnon insiste sur le degré d’ouverture ou d’interdépendance des économies. Il définit le degré d’ouverture comme le ratio entre les biens échangeables et les biens non échangeables[10]. Plus le degré d’ouverture est élevé plus l’économie est ouverte sur l’extérieur. Ainsi, selon lui, plus une économie est ouverte et plus elle a intérêt à opter pour un régime de change fixe afin d’éviter les fluctuations de prix relatifs entre les deux catégories de biens.

1.1.3. La diversification de la production (Kenen)

Suite aux travaux de Mundell et McKinnon, Kenen propose une analyse quant à l’optimalité d’une zone monétaire. Selon Keinen, plus le tissu productif d’une économie est diversifié, plus un choc de demande sur un bien ou secteur aura un impact négligeable, que s’il s’agit de la monoproduction d’un pays. Ici, la diversification aura pour rôle de favoriser une mobilité intersectorielle. Ainsi, les pays dont la production est diversifiée ont intérêt à former une zone monétaire commune.

1.1.4. L’intégration financière et fiscale

Selon Ingram [1962, 1969], une zone monétaire est optimale lorsqu’une mobilité des capitaux et une libéralisation des services financiers sont observées dans cette espace. En d’autres termes, une ZMO est avant tout une zone financière libéralisée, où les déficits de pays sont résorbés par les excédents des pays en expansion, sans avoir recours aux instruments du taux de change ou taux d’intérêt. Johnson [1970] soulève l’importance de l’intégration fiscale à travers l’existence d’un budget fédéral. L’idée est la suivante : si un pays membre de la zone est affecté par un choc de demande alors il se voit aidé par le gouvernement fédéral.

Dans la suite de l’article nous exposerons les caractéristiques empiriques de la CEDEAO en prenant en compte la théorie traditionnelle des ZMO.

1.2. État des lieux de l’intégration monétaire dans la CEDEAO selon la théorie traditionnelle des ZMO

Depuis l’époque coloniale (1890-1960), de nombreux flux migratoires de main-d’œuvre ont été enregistré en Afrique de l’Ouest. Au sortir des indépendances, des pôles d’immigration économique se sont formés:

  • Côte d’Ivoire-Ghana : l’immigration dans cette zone s’expliquait par le développement croissant des plantations de café et de cacao. L’immigration était d’origine burkinabaise, malienne, libérienne et guinéenne.
  • Le Sénégal : l’attrait pour le Sénégal est dû aux cultures d’arachides. Elle attire des travailleurs maliens, burkinabés, gambiens, capverdiens, mauritaniens,  et guinéens de Bissau.
  • Le Nigéria : le secteur pétrolier du Nigeria attirait de la main-d’œuvre étrangère. Toutefois, au regard de sa population importante, l’effet migratoire reste secondaire.

Des mouvements de populations ont aussi eu lieu durant les décennies 80 et 90, suite à la recrudescence des conflits armés, notamment au Libéria, en Sierra Léone, Guinée-Bissau et en Côte d’Ivoire. Ces violences ont occasionné d’importantes migrations de réfugiés vers la Guinée-Conakry, le Mali, le Burkina Faso et le Sénégal.  La montée des sentiments xénophobes envers les populations immigrés dans les pays hôtes a pointé les limites de l’article 3 du traité de la CEDEAO, stipulant : « la suppression entre les États Membres des obstacles à la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux ainsi qu’aux droits de résidence et d’établissement ». Dans la zone UEMOA, la mobilité des travailleurs reste insuffisante en dépit de l’article 4 de son traité, stipulant : « la libre circulation et le droit d’établissement des personnes exerçant une activité indépendante ou salariée ». Cette mobilité est contraire au critère de Mundell. En effet, d’une part la mobilité doit s’effectuer de part et d’autres (pays d’accueil et de départ) et non d’un seul sens. D’autre part, les mouvements migratoires en Afrique de l’ouest ne résultent pas d’ajustements économiques mais sont d’origines culturelles et historiques [Nubukpo, 2010].

Le critère de flexibilité des salaires nominaux n’est pas totalement vérifié en Afrique de l’Ouest, notamment par la structure de son marché de travail[11] et la rigidité des salaires à la baisse [Boughton, 1991]. De plus, le salaire horaire minimum légal dans certains secteurs d’activités n’est pas toujours appliqué, ce qui peut instaurer une forme de flexibilité salariale.

Dans l’espace ouest-africain, les études empiriques [Carrère, 2004 ; Masson & Pattillo, 2005] ont montré que les pays de l’UEMOA commercent trois fois plus que le restant du continent. Le commerce intra-communautaire au sein de la CEDEAO représente entre 10 et 13% de ses échanges totales. Le faible niveau du commerce intra-régional peut être expliqué par le caractère extravertie[12] des économies africaines, le coût élevé des transports, l’étroitesse des marchés, un capital peu productif ainsi que des barrières tarifaires et non tarifaires [Nubukpo, 2010]. A titre de comparaison, ce niveau reste très faible face à l’Union Européenne (environ 65%) et des pays émergents asiatiques (plus de 50%). Le Nigeria, leader économique régional, représentant près de 70% du PIB de la sous-région, n’échange qu’à hauteur de 2% avec ses pairs régionaux. Le constat est tel que selon McKinnon et son critère d’ouverture des économies, le niveau des relations commerciales, entre les membres CEDEAO, est insuffisant pour candidater à l’intégration.

En Afrique de l’Ouest, le secteur des services est prédominant, excepté au Libéria et en Sierra Léone, où l’agriculture reste dominante. Le caractère commun à tous ces pays est la faible contribution du secteur manufacturier au PIB. La part du secteur manufacturier reste plus élevée en Côte d’Ivoire avec 18% en 2017. Au regard de ce constat, l’outil productif ouest-africain n’est pas assez diversifié (prédominance du secteur tertiaire et primaire). Selon le critère de Kenen, il ne serait pas optimal pour ces pays de constituer une union monétaire.

Au sein de la CEDEAO, l’UEMOA dispose d’une Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM). Les sociétés ivoiriennes sont prédominantes au sein de cette bourse. En effet, sur les 45 sociétés cotées de la BRVM, 35 sont ivoiriennes. Depuis sa création en 1998, le marché de l’UEMOA a pu mobiliser plus de 7500 milliards de FCFA soit 13,5 milliards USD en fin d’année 2017. La BRVM occupe la 6ème place des bourses africaines derrière celles du Nigeria, Afrique du Sud, Égypte, Kenya et Maroc. Parmi les pays hors UMOA, seuls le Nigéria et le Ghana disposent de bourses de valeurs mobilières de placements. Les autres pays se cantonnent exclusivement au système bancaire. Au sens d’Ingram (intégration financière), ces pays ne seraient pas les parfaits candidats à l’établissement d’une union monétaire.

Les États ouest-africains enregistrent l’accumulation d’arriérés sur plusieurs années. Ces manquements entravent le bon fonctionnement de la commission de la CEDEAO et entachent sa crédibilité. Au sens de Johnson (intégration fiscale), les pays de la CEDEAO ne respectent pas le critère d’intégration fiscale.

Au vu des faits caractérisant les économies de la CEDEAO, ces membres ne seraient pas les candidats parfaits, au sens de la théorie traditionnelle des ZMO, à une intégration monétaire. Toutefois, il ne faudrait pas condamner ces pays pour autant. La critique pouvant être soulevée, est tout simplement qu’elle repose sur des mécanismes d’ajustements économiques naturels. Elle ne prend aucunement compte des facteurs institutionnels et politiques pouvant influer l’optimalité d’une zone monétaire. Dans la suite de l’article, nous étudierons l’unification monétaire à travers des critères dits de convergences macroéconomiques.

[7] MUNDELL R., (1961), “A Theory of Optimum Currency Areas”, American Economic Review, Vol. 51, n°4, p. 657-665. [8] Déplacement d’une partie de la demande d’un pays vers un autre.
[9] Un choc asymétrique est un événement exogène ayant un impact macroéconomique différent selon les pays.
[10] Empiriquement, Le PIB est un indicateur substitué aux biens non échangeables.
[11] Excès d’offre de travail.
[12] Une grande partie des exportations de la CEDEAO, c’est-à-dire matières premières agricoles et non agricoles, est destinée aux marchés européens. Ses importations, principalement de produits manufacturés, sont principalement d’origine européenne et asiatique.
[13] Données statistiques de la Banque Africaine de Développement (BAD).

II. États des lieux de la CEDEAO et de ses performances en termes de convergence économique

2.1. Situation économique de l’Afrique de l’Ouest

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Tableau 1. Source : World Bank data

Entre 2012 et 2015, les économies ouest africaines ont enregistré une croissance forte (tableau 1 & 2). Un ralentissement économique a été observé, entre 2015 et 2016, au sein de la CEDEAO, où le Nigeria, le Libéria, le Togo et le Niger ont affiché une croissance négative (tableau 3). Dans la même période, la Côte d’Ivoire, a enregistré une croissance à 7%. L’activité économique a rebondi en 2017 dans la sous-région atteignant 2,6%.

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Tableau 2. Source : World Bank data

Dans la même période, la Côte d’Ivoire, a enregistré une croissance à 7%. L’activité économique a rebondi en 2017 dans la sous-région atteignant 2,6%. Cette même année, le Ghana et la Côte d’Ivoire, ont conjointement contribué à près de 15% du PIB régional (tableau 4).

Tableau 3. Source : World Bank data

La croissance régionale devrait atteindre près de 4% en 2018 et 2019, comptes tenus de la hausse des cours de l’or brut, l’augmentation de la production pétrolière nigériane et ghanéenne, ainsi que des performances agricoles solides au sein de la zone.

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Tableau 4. Source : World Bank data

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Tableau 5. Source : IMF Data Mapper

De 2014 à 2017, l’inflation moyenne en Afrique de l’Ouest  est passée de 8,2% à 13,3%[13] alors que l’inflation moyenne sur le continent est passée de 7,4% à 13%.  Suite à une conjoncture macroéconomique défavorable, le Nigeria, le Ghana, la Liberia et la Sierra Léone, ont enregistré des taux d’inflation excédant le seuil des 10%. L’inflation galopante en Afrique de l’Ouest peut être expliquée par la dégradation des taux de change (tableau 6), de la balance commerciale  (tableau 7) et des comptes publics (tableau 8)

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Tableau 6. Source : IMF Data Mapper

Suite à une conjoncture macroéconomique défavorable, le Nigeria, le Ghana, la Liberia et la Sierra Léone, ont enregistré des taux d’inflation excédant le seuil des 10%. L’inflation galopante en Afrique de l’Ouest peut être expliquée par la dégradation des taux de change (tableau 6), de la balance commerciale  (tableau 7) et des comptes publics (tableau 8).

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Tableau 7. Source : IMF Data Mapper

La majorité des pays de la CEDEAO sont des importateurs nets de produits manufacturés vis-à-vis du reste du monde (d’où une balance commerciale négative). L’augmentation des prix des biens manufacturés s’est traduit par une hausse des coûts de production et, par la suite, d’une augmentation des prix des biens à la consommation.

Suite au ralentissement de la croissance économique, résultant de la baisse des cours des matières premières, les différents gouvernements ont mené des politiques budgétaires expansionnistes[14]. Ces politiques se sont traduits par une augmentation des dépenses publiques et donc du creusement des déficits budgétaires. L’augmentation de ces déficits peut expliquer la montée de l’inflation régionale.

2.2. Performance des pays d’Afrique de l’Ouest en terme de convergence macroéconomique

La convergence macroéconomique est le point fondamental du projet d’union monétaire en Afrique de l’Ouest. Ce processus sert à éliminer toutes les disparités économiques et monétaires afin de faire converger les différentes économies. En effet, les pressions inflationnistes, causées par le creusement de déficits budgétaires avec une politique monétaire expansionniste[15], peuvent entraîner la dégradation du compte courant. A terme, ceci pourrait rendre le taux de change instable et entraver la libéralisation du commerce régional. De plus, un déficit courant trop important pour un pays, nécessitera davantage d’effort en matière de stabilité des agrégats économiques, en particulier le taux de change, de la part du reste de l’Union. C’est pourquoi la CEDEAO, à travers son Pacte de Convergence et de Stabilité Macroéconomique (PCSM), préconise le respect de critères (tableau 9) en termes de stabilité des prix, de finances publiques et de changes. Au sein de l’UEMOA, un pacte similaire a été adopté après l’instauration du Franc CFA, le Pacte de Convergence, de Stabilité, de Croissance, et de Solidarité (PCSCS). De plus, l’IMAO a adopté un pacte de convergence macroéconomique au sein de la ZMAO.

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Tableau 9. Critères de convergence entre l’UEMOA, la ZMAO et la CEDEAO (* critères de premier rang, ** critères de second rang)

Au-delà de la convergence économique, les États de la région doivent également atteindre une convergence institutionnelle, à travers l’harmonisation des différents cadres législatifs et juridiques régissant leurs finances publiques. De plus, il est nécessaire de concilier les différentes méthodes statistiques utilisées pour l’établissement des comptes nationaux et des agrégats économiques.

Au niveau des critères de premier rang (tableau 10), en 2017, seuls cinq pays (contre deux en 2017) parmi 15 ont atteint la cible de déficit public rapporté au PIB. Malgré l’amélioration de performance en matière de cible budgétaire et la prise en compte des dons, le nombre de pays convergeant vers un seuil en deçà de 3% reste insuffisant. A contrario, le nombre élevé de pays respectant le critère de financement du déficit budgétaire par la Banque Centrale (2016) est encourageant. De même, ces deux dernières années, le critère des réserves de change a été respecté par 12 pays. Concernant les critères de second rang, la CEDEAO enregistre de bonnes performances en matière de dette publique, de volatilité des taux de change nominaux (2016) et de taux d’inflation. Les États de l’UEMOA se démarquent, par leur surreprésentation, dans le respect des critères de la CEDEAO.

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Tableau 10. Synthèse des critères de convergence de la CEDEAO en 2016 et 2017

La divergence des critères[16] retenus au sein de la ZMAO, UEMOA et de l’UEMOA complexifie le processus de convergence. D’une part ces indicateurs ne sont pas homogènes dans tous les pays. D’autre part certains indicateurs, en commun dans les trois zones, n’ont pas le même rang et les valeurs ciblés. Ainsi, le ciblage d’inflation est différent dans les trois zones (≤ 3 % pour l’UEMOA, ≤  10 % pour la ZMAO, ≤  5 %  pour la CEDEAO). Les pays membres de la ZMAO sont alors d’autant plus enclins d’atteindre les 10% d’inflation, contrairement aux économies de l’UEMOA qui respectent les 5% fixé par la CEDEAO.

Nonobstant, la pertinence de certains critères de convergence peut être discutée. La cible du déficit budgétaire (≤3% du PIB), peut être contraignante pour ces économies. En période de récession économique, un gouvernement peut appliquer des politiques budgétaires expansionnistes, se traduisant par une hausse des dépenses publiques et donc des déficits budgétaires. La politique budgétaire est un mécanisme d’ajustement afin de résorber le choc économique. Le respect scrupuleux de ce critère, reposant sur l’application de mesures budgétaires restrictives, à travers une baisse des dépenses publiques, renforce le cycle de récession. De plus, il faudrait également prendre compte les caractéristiques structurelles de ces déficits. En effet, les déficits peuvent être liés à l’augmentation des dépenses de fonctionnement ou d’investissements.

Malgré la pertinence des niveaux retenus dans ces critères de convergence et le manquement à certains critères de ces états, l’intégration monétaire constitue une étape cruciale pour le développement économique de la région ouest-africaine.

[14] Au contraire, une politique budgétaire restrictive se traduit par une baisse des dépenses publiques et une hausse des recettes fiscales (impôts et taxes).
[15] Une politique monétaire expansionniste se traduit par une hausse de l’offre de monnaie émanant de la Banque Centrale pour soutenir la croissance d’un ralentissement économique. Cette situation se traduit par une hausse de la masse monétaire dans l’économie, et ainsi d’une baisse des taux directeurs de court terme puis des taux d’intérêts commerciaux, qui stimuleront l’investissement, le crédit et donc la croissance économique. A contrario, une politique monétaire restrictive se traduit par une baisse de l’offre de monnaie émanant de la Banque Centrale pour ralentir la montée de l’inflation en période de surchauffe économique. Cette situation se caractérise par une baisse de la masse monétaire dans l’économie, et ainsi une hausse des taux directeurs de court terme puis des taux d’intérêts commerciaux, qui limiteront l’inflation et une croissance trop rapide.
[16] Cf. Tableau 10.

III. La nécessité d’une intégration monétaire en Afrique de l’Ouest

Théoriquement, l’instauration d’une monnaie unique ou d’un change fixe dans la sous-région entraînera la disparition des coûts de transactions suite à la suppression des taux de change bilatéraux, le développement du commerce intra-communautaire, la synchronisation des cycles économiques, une parfaite mobilité des facteurs de production et la croissance de l’activité économique régionale [Frankel & Rose, 1997, 1998]. La banque centrale gagnera en crédibilité grâce à son statut régional. Les entreprises profitant maintenant d’un marché unique réaliseront des économies d’échelles. Ainsi, le tissu productif sera d’autant plus stimulé, de nouveaux emplois seront créés et le bien-être dans la zone sera intensifié. A terme, cela conduit à l’amélioration des conditions de vie des population. Néanmoins, l’entrée d’un pays dans une union monétaire à un coût. Les pays membres doivent se mettre d’accord sur une politique monétaire commune. Chaque État membre est dépossédé de sa souveraineté monétaire et, dans ce cas, ne peut plus recourir à l’instrument du taux de change pour répondre aux chocs asymétriques. Il est alors judicieux pour un pays d’intégrer une union monétaire à condition que les bénéfices attendus excèdent les coûts.

Des études ont montré que l’hétérogénéité des chocs, au sein de la CEDEAO, est si importante que les coûts d’une union pourraient excéder les bénéfices. Les pays de l’UEMOA sont en effet des importateurs nets de pétrole, alors que le Nigéria, géant économique de la sous-région, en est un exportateur net. Par conséquent, suite à un éventuel choc d’offre pétrolier (baisse ou hausse des prix), l’instauration d’une politique monétaire commune et uniforme sera difficile car le Nigéria et ses partenaires régionaux ne seront pas dans la même phase de cycle économique.

3.1. Les difficultés monétaires de la CEDEAO

Le choix de former (ou d’intégrer) une union monétaire doit être exécuté de manière rationnelle. En effet, les États doivent au préalable identifier les problèmes monétaires auxquels ils ne peuvent faire face de manière optimale. Ainsi, le projet d’union monétaire dans la CEDEAO, débouchant à terme sur le partage d’une monnaie unique, doit faire l’objet d’un ciblage des difficultés monétaires individuelles et collectives dans la zone [Bakoup & Ndoye, 2016]. Ces problèmes que nous relevons dans les lignes suivantes, sont d’ordre structurel et liés à l’environnement économique international.

  • La contrainte du système monétaire international : L’organisation du système monétaire international actuel rend sensibles les économies africaines aux orientations monétaires des grands pays industrialisés. La politique d’assouplissement quantitatif[17] (quantitative easing, QE) se traduisant par la dépréciation du taux de change des monnaies africaines, a entrainé une hausse générale des prix à la consommation [Gurara & Ncube, 2013]. L’ancrage de certaines monnaies africaines aux monnaies à fortes devises internationales, tel que l’euro ou le dollar américain, souvent surévaluées, ·      rendent ainsi les devises africaines surévaluées par rapport au Yuan chinois, principal partenaire économique du continent [Guillaumont & Hua, 2014].
  • La volatilité des flux de capitaux et ses conséquences négatives sur la gestion monétaire : Suite aux politiques monétaires accommodantes, opérées dans la zone euro et aux USA, les investisseurs internationaux se sont tournés vers des titres de dettes beaucoup plus rémunératrices. Les pays d’Afrique de l’Ouest, notamment le Nigéria, le Ghana et le Sénégal ont bénéficié de cette entrée massive de capitaux pour financer des projets d’infrastructures ou seulement pour résorber leurs dettes. Toutefois, les économies de la CEDEAO ne sont pas à l’abri d’un retrait massif de capitaux. En effet, la Federal Reserve Bank (FED), a annoncé la fin de son programme d’assouplissement quantitatif. Cette décision aura pour effet de rehausser les taux directeurs américains ainsi que ses taux d’intérêt. L’attrait des investisseurs se tournera vers les titres américains aux dépens des titres africains. Le retrait massif de capitaux aura pour principaux effets, la dépréciation des devises africaines, la détérioration des comptes publics et la dégradation des termes de l’échange.
  • Les problèmes d’indépendance institutionnelle et opérationnelle des banques centrales et de la politique monétaire : Une banque centrale, faiblement indépendante, verra sa crédibilité entachée, et l’effet de sa politique monétaire sur l’économie sera d’autant moins efficace. Selon Arnone, Laurens et Segalotto (2009), l’indice d’indépendance[18] de la BCEAO est de 0,69 pour la BCEAO, 0,63 pour la Guinée, 0,50 pour le Ghana, 0,44 pour le Nigeria. La moyenne africaine se situant à 0,47.
  • L’inconvertibilité des monnaies : Au sein des 15 pays membres de la CEDEAO, les huit monnaies en circulation sont inconvertibles. Malgré l’ancrage du Franc CFA à l’Euro, les taux de change effectifs sont particulièrement volatils au sein de l’UEMOA. Le constat est le même pour les économies hors UEMOA, témoignant d’une instabilité des taux de  change bilatéraux. La mosaïque de monnaies au sein de la CEDEAO entraverait le développement des échanges intra-communautaires.
  • La faiblesse des capacités de gestion monétaire : L’implantation des banques transfrontalières, dans la sous-région, constitue un défi majeur en matière de supervision de ces établissements, par les autorités monétaires ouest-africaines chargées de la stabilité monétaire.
  • Des systèmes financiers et de paiement peu développés : le système financier est très peu développé en Afrique de l’Ouest et cette région est classée parmi les moins développées au monde. Dans la zone UEMOA, la politique monétaire menée par la BCEAO engendre un rationnement du crédit bancaire et l’accumulation de réserve de change auprès du Trésor Français. La contribution du secteur financier à l’économie reste très faible.
  • La faible effectivité des canaux de transmission de la politique monétaire : L’effet des politiques monétaires, conduites par la BCEAO, a très peu d’effet sur l’orientation des taux directeurs des banques commerciales de l’UEMOA, en raison du caractère surliquide et le manque de compétitivité de son système bancaire [Sodokin & Gammadigbe, 2013]. Le constat est pareil au Nigeria [Buchs & Mathisen, 2005].
  • Le déséquilibre des monnaies[19] : Il n’est pas observé dans la CEDEAO un déséquilibre entre les monnaies. Toutefois, la montée récente de la dette en devise pourrait avoir des répercussions sur l’équilibre des monnaies.

3.2. L’intégration monétaire comme solution aux obstacles monétaires ouest-africains

L’intégration monétaire peut renforcer la résilience des États en matière de gestion et supervision bancaire et financière, face à la montée des conglomérats bancaires et des flux financiers transfrontaliers sur le continent, dont le suivi national peut paraître insuffisant. Tout comme la Zone Euro, suite à la crise de la dette souveraine, les économies de la CEDEAO doivent coordonner leurs dispositifs de supervision bancaire et financière au niveau régional. En plus de renforcer les mécanismes de contrôle prudentiel[20], le processus d’intégration peut développer les systèmes financiers et des moyens de paiement. L’intégration monétaire offre un marché de capitaux beaucoup plus élargie, ainsi les investisseurs pourront bénéficier de meilleures opportunités de placement et d’investissements. Une intégration monétaire aboutit, ayant pour objectif le partage d’une monnaie unique, incombe aux États de la CEDEAO, la centralisation de leurs réserves de change, tout comme l’UEMOA. En effet, le nouvel accès à ces liquidités, nouveau mécanisme de partage de risques, permettra à un pays de résorber plus aisément un choc asymétrique auquel il est confronté.

[17] Une politique monétaire d’assouplissement quantitatif est une politique « non-conventionnelle ». Elle consiste au rachat massif d’actifs par une banque centrale. Cela a pour effet une baisse des taux directeurs de la banque centrale et des taux d’intérêts commerciaux. Cette politique non-conventionnelle est menée lors d’une crise économique est financière de grande ampleur, à l’instar de celle de 2007-08 qui a secoué les États-Unis, l’Europe et une partie de l’Asie.
[18] Combinaison de l’indépendance politique (autonomie du gouverneur de la Banque centrale et de la politique monétaire par rapport au gouvernement) et de l’indépendance économique (en particulier, absence d’avances.
[19] Le déséquilibre entre les monnaies correspond à la situation dans laquelle les fluctuations de taux de change ont d’importantes répercussions sur les actifs nets ou les revenus nets des agents.
[20] Mécanismes régissant la règlementation, la supervision le contrôle du secteur bancaire et financier.

Conclusion

En dépit des nombreux reports d’union monétaire depuis le début des années 2000 et des manquements aux critères de convergence, le projet d’instauration reste pertinent et opportun. L’intégration monétaire ouest-africaine permettrait d’affronter les problèmes monétaires exogènes auxquels ces pays sont confrontés et dont aucun ne peut résoudre seul. Même si la pertinence de la cible retenue pour chaque critère de convergence peut être discutée, les États doivent fournir davantage d’effort dans le respect de certains indicateurs, en leur contrôle, en l’occurence le niveau de la dette publique et du financement du déficit budgétaire par la Banque Centrale. Des indicateurs tels que le déficit budgétaire et le taux d’inflation peuvent être atteint sous un meilleur climat des affaires et gouvernance économique. De plus, les niveaux retenus par la CEDEAO, la ZMAO et l’UEMOA doivent être uniformisés afin de faciliter le processus d’intégration. Les autorités en charge du processus de convergence, ne doivent pas omettre de renforcer l’harmonisation des normes statistiques, comptables et juridiques, nécessaire pour la viabilité de l’union monétaire. La convergence macroéconomique doit également s’accompagner d’une réelle volonté politique. Les puissances de la région (Nigéria, Ghana, Côte d’Ivoire, Sénégal) se doivent de renforcer leur leadership régional et d’accélérer le processus de convergence. De plus, le Nigeria, première économie de la région, doit davantage ouvrir son marché à ses partenaires voisins.

Des questions capitales restées à ce jour sans réponses doivent être résolues : quel système de change pour la CEDEAO ? La future monnaie sera-t-elle ancrée à une monnaie de référence ou à un panier de devises ? Quel système de centralisation[21] des réserves de change choisir ? Même si de nombreuses analyses, sur ces questions, ont été entreprises, aucune réponse ne semble émergée. Les organes de la CEDEAO se doivent de procéder rapidement à des études approfondies.

[21] Les réserves extérieurs peuvent être gérées de deux manières différentes. Dans un premier système, la gestion de ces réserves est centralisée. Dans ce cas, la banque centrale commune gère à elle seule les réserves extérieurs (c’est le cas de la CEMAC et de l’UEMOA). Dans un second système, la gestion des réserves est décentralisée (Zone Euro). Dans ce cas, les banques centrales nationales gèrent leurs propres devises destiné aux règlements des transactions extérieures. La banque centrale commune intervient sur le marché des changes.

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Mis en avant

Les prétentions indiennes en Afrique dans le sillage de la ChinAfrique ?

 

Les relations indo-africaines correspondent aux formes de coopérations entre la République de l’Inde et les pays africains qui entretiennent toutes sortes de relations avec la première nommée. En raison des liens entre la Chine et l’Afrique, ce phénomène est a fortiori assimilé à la ChineAfrique compte tenu de la rivalité sino-indienne et de la politique de New-Delhi en Afrique.

Géant asiatique et acteur hégémonique au sein de l’Asie du Sud, l’émergence de l’Inde à l’échelle internationale caractérise sa politique étrangère et ses prétentions à l’ONU. Sixième puissance mondiale devant la France et juste derrière l’ancienne métropole britannique, l’Inde est également la troisième puissance asiatique après la Chine et le Japon, mais devant la Corée du Sud. De toute évidence, la communauté internationale et les puissances qui la compose, devra compter dans un futur proche sur l’Inde, de par sa démographie (un milliard et sept cent mille habitants d’ici 2050), son arsenal nucléaire, son positionnement géographique très stratégique et ses ambitions périphériques et mondiales. N’oublions pas que l’Inde fait partie des BRICS composée du Brésil, de la Russie, de la Chine et de l’Afrique du sud.

Toutefois, plusieurs facteurs laissent présager un avenir moins prospère pour l’Inde, les scénarios catastrophes ne sont pas à prendre à la légère. En effet, eu égard à son défi démographique mal appréhendé par les autorités fédérales, de sa dépendance énergétique en Asie centrale et en Afrique, du risque d’insuffisance alimentaire, les facteurs d’instabilités internes au Cachemire ou par les mouvements séparatistes ou le fondamentalisme Hindou. En somme, la fragilité de l’Etat fédéral indien impacte également l’efficacité de ses administrations, plusieurs défis attendent l’ancien Raj britannique, qui avant de se projeter sérieusement sur le monde comme son voisin chinois, devrait d’abord consolider ses atouts qui renforceront son statut de puissance globale.

En face, le continent africain est hétérogène et dégage plusieurs dynamiques, qu’elles soient collectives ou individuelles, nous ne pouvons pas analyser l’Afrique comme un ensemble monolithique, mais comme un continent qui se développe à différentes vitesses. Nous ne pouvons parler d’un bloc régional qui est plus intégré qu’un autre, puisqu’à l’intérieur même de ces blocs, des pays accusent du retard sur un autre. Nous avons donc une Afrique divisée en plusieurs moteurs, qui dynamisent un espace régional diversifié et polyvalent. Si certains Etats ou groupes se démarquent comme l’Afrique du Sud, la ceinture septentrionale (Algérie, Maroc et Egypte), le corridor oriental (Kenya, Tanzanie et Ethiopie) et le géant aux pieds d’argiles nigérian, l’influence qu’ils exercent se limite à leurs sphères régionales respectives, tant bien que celles-ci sont parfois contestées par d’autres pays plus fragiles comme le Tchad ou le tandem Ouganda-Rwanda dans l’Afrique des Grands Lacs.

Pour revenir aux relations indo-africaines, les principaux pays concernés sont d’une part, ceux où les diasporas indiennes sont le plus implantées à savoir, l’Afrique du Sud, le Kenya, la Tanzanie et les îles africaines de l’Océan Indien comme la Réunion, l’Île Maurice ou Madagascar. D’autres parts, le Nigéria, l’Egypte, le Mozambique et l’Ethiopie font parties des douze premiers partenaires africains de l’Inde, les hydrocarbures, les terres arables ou l’ingénierie sont les principales activités ou domaines de prédilections entre New-Delhi et l’Afrique. En outre, le Commonwealth reste un socle linguistique capital, réunissant effectivement sous la couronne britannique, tous les pays ayant été sous influence (Excepté le Rwanda qui en a fait la demande)  du plus grand empire colonial contemporain.

L’historicité contemporaine entre l’Inde et l’Afrique est symbolisée par les communautés indiennes établies en Afrique orientale et australe, notamment l’Afrique du sud où la lutte du très controversé Mahatma Gandhi est ancrée dans l’esprit de Bandung et par extension, est devenue un outil diplomatique ayant pour but d’entériner dans le passé les liens étroits entre l’Inde et l’Afrique. Néanmoins, l’influence indienne sur le continent s’étiole au profit de la Chine, de l’Egypte ou des pays qui supportent les mouvements indépendantistes ou révolutionnaires. Avec ses idéaux pacifistes et sa volonté propre de ne pas livrer d’armes ou de logistiques aux pays africains qui étaient dans le besoin, l’Inde s’est de facto isolée du théâtre africain, dépassée par les soubresauts idéologiques liés à la Guerre Froide. Au-delà de son soutien formel aux pays africains, la nationalisation des économies kényanes et ougandaises entraîna la spoliation des propriétaires indiens, ce qui ne provoqua pas une crise diplomatique pour autant, l’Inde préférant préserver son amitié avec l’Afrique.

Néanmoins, les guerres avec le voisin pakistanais, soutenu par plusieurs pays arabes, contribua à éloigner l’Inde de ses alliés non-alignés comme l’Egypte. Sur le plan interne, les difficultés propres à l’Inde limitèrent sa projection sur la scène internationale, parachevant jusqu’au 21ème siècle, son éloignement idéologique et politique avec l’Afrique.

Vue d’Asie orientale, Le 21ème siècle pour le continent africain s’est ouvert avec le premier sommet sino-africain, en 2000 aux yeux de ses rivaux périphériques, la Chine a affiché ses ambitions en Afrique où les perspectives de développement, sa jeunesse, son sous-sol nanti de ressources naturelles ainsi que son potentiel énergétique deviendront les futurs enjeux des pays émergents ou développés. Compte tenu de ses facteurs, aucune puissance confirmée ou en devenir comme l’Inde, ne peut se passer des atouts africains, de toute évidence, New-Delhi n’a jamais réellement rompu avec l’Afrique, en revanche, la percée chinoise sur le continent a été un des motifs convaincant afin de réactiver ses réseaux diasporiques et diplomatiques.

Tout comme les forums sino-africains, les sommets indo-africains (Le premier ayant eu lieu en 2008) sont triennaux et souvent caractérisés par des dons, des subventions, des programmes de coopérations ainsi que l’annulation de dettes en milliards de dollars. Les motivations indiennes sont multiples et communes. Tout comme la Chine, l’Inde a besoin des pays africains afin d’être soutenus sur la scène internationale, notamment à l’ONU où New-Delhi aspire à un siège permanent au sein du Conseil de Sécurité, souhait marqué par le veto instinctif de Pékin. Ensuite, l’Inde cherche à pérenniser et renforcer son approvisionnement en matières premières, ressources phares et tant prisées du continent africain. Par ailleurs, l’acquisition de terres arables est une condition sine qua non pour la sécurité alimentaire indienne, menacée par l’infertilité de ses sols et les conséquences écologies liées à la pollution. En retour, l’Inde exporte ses produits agricoles, pharmaceutiques (Bien que des jointes-ventures avec des entreprises africaines existent afin de booster la production locale), technologiques et informatiques en raison du marché africain qui s’est harmonisé avec l’offre indienne. En outre, l’Inde investit également dans le domaine des énergies renouvelables, l’ingénierie, des infrastructures routières et ferroviaires tout comme le secteur automobile symbolisé par le groupe Tata.

Le poids des échanges commerciaux illustrent également l’ampleur des relations indo-africaine. En 2017, l’Inde représentait presque 10% des importations africaines, suivie de près par la Chine et les Etats-Unis d’Amérique. Depuis 2016, l’Inde est le pays qui importe le plus d’Afrique (19 milliards de Dollar) devant la Chine (18.5 milliards de Dollar) et les Etats-Unis d’Amérique (14.9 milliards de dollar). Cependant, en termes d’exportations, Pékin surclasse largement ses concurrents. En effet, la Chine représente 16.4% des exportations vers l’Afrique, l’Inde se classant «seulement» en quatrième position (5.77%) derrière l’Afrique du Sud et l’Allemagne, mais devant les Etats-Unis.

Concernant les diasporas indiennes, celles-ci devraient être les forces motrices essentielles de la politique de New-Delhi en Afrique. Environ un million en Afrique du Sud, 720.000 dans l’île Maurice,  100 000 au Kenya, 90 000 en Tanzanie, 28 000 à Madagascar, à 9 000 au Botswana, à 8 000 en Ouganda et à 4 000 en Zambie. Comme nous l’avons analysés précédemment, les relations indo-africaines du 20ème siècle ont engendrées plusieurs conséquences, cependant, il y’en a une que nous n’avons pas abordé : Les liens entre les coolies indiens éparpillés en Afrique orientale et australe et la « mère-patrie ».

Les premiers nommés ont eu le sentiment d’être délaissés par l’Inde suite aux expropriations survenues dans les années 1970, ou pendant l’Apartheid bien que New-Dehli fut un farouche opposant au régime ségrégationniste de  Pretoria. En définitive, les liens entre le pays d’origine et les diasporas se sont fissurés, d’ailleurs, malgré l’occidentalisation des indiens d’Afrique, les langues vernaculaires ainsi que les religions indiennes (en plus de l’islam) n’ont pas disparues. En revanche, Narendra Modi, le premier ministre indien, sait qu’il doit capitaliser sur ses ressortissants qui sont un pont culturel et diplomatique, une vitrine de la puissance indienne en dehors de son territoire, ainsi qu’un canal pour les investissements en Afrique.

Qu’est-ce que l’Afrique pourrait attendre de l’Inde ? Une fois n’est pas coutume, la demande provient toujours de l’extérieur pour les pays africains, des européens, en passant par la Chine ou le Japon, les initiatives pour développer des partenariats avec l’Afrique ne proviennent jamais du continent, et l’Inde ne fait pas figure d’exception. Si le rapport « gagnant-gagnant » est régulièrement rappelé par les autorités indiennes, les pays africains ont conscience que ces partenariats bilatéraux sont clairement à l’avantage de l’Inde, tout comme avec ses autres partenaires commerciaux à l’instar de la Chine. Bien évidemment, l’Inde présente les mêmes atouts et contraintes que Pékin, notamment au niveau du transfert de technologie et du savoir-faire tant quémandés par les africains. En revanche, les partenariats public-privé ainsi que les jointes-ventures permettent au secteur industriel africain d’employer davantage de locaux, qui sont formés via des programmes universitaires proposés par l’Inde.

En dernier lieu, il est important de souligner le climat négrophobe en Inde, où plus de 40.000 africains y vivent. Si les multiples agressions racistes envers les ressortissants négro-africains sont très souvent médiatisées, le manque de réactivité des diplomates du continent est palpable. Bien que le meurtre de l’étudiant-enseignant congolais Olivier Masundo Kitenda en 2016 ait incité les dignitaires africains à boycotter pour un temps les African Day (Evènements organisés par l’Inde pour les relations culturelles), leur participation finale a sonné comme une réaction avortée. Par peur de froisser le partenaire indien, le sort et le bien-être des africains en dehors de leurs pays ne sont pas une préoccupation pour les dirigeants d’Afrique, une fois de plus.

 

Pour conclure, les relations indo-africaines sont en plein essor et surtout, en pleine confirmation. L’Inde a effectivement pour projet d’ouvrir presque vingt ambassades supplémentaires en Afrique afin de densifier et étendre ses canaux d’influences sur le continent. Reprenant les mêmes procédés de la Chine, à savoir, ceux du Consensus de Pékin, New-Delhi tente de singulariser son approche en se focalisant sur ses relations historiques avec l’Afrique, ses diasporas installées depuis la fin du 19ème siècle dans certaines régions africaines orientales et australes, ses partenariats jugés plus équitables ou encore, l’aide humanitaire et militaire illustrées par les 6000 soldats indiens présents en Afrique sous la banderole onusienne.

Pour l’Afrique, un énième partenaire économique devrait être, entre autres une opportunité de sorte à mieux négocier les potentiels avantages tirés des contrats d’exploitations, ou alors, de jouer des inimités explicites entre certains de ses « pays amis » comme la Chine ou l’Inde, ou encore le Japon. Cette marge de manœuvre qui vient à elle devrait être une autre corde à son arc, déjà bien nanti d’ailleurs. Cependant, ce sont les pays étrangers qui formulent les demandes, et non l’inverse. Certes, l’Inde n’est pas aussi puissante que la Chine en Afrique, n’a pas les mêmes acquis que la France ni les mêmes moyens de coercitions que les Etats-Unis d’Amérique, en revanche, ses ambitions reste proportionnées à ses capacités actuelles relativement modestes. Une Inde puissante de l’intérieure, ayant des rapports souples avec la Chine et son voisin belliqueux pakistanais, ne sera plus à prendre à la légère, tout au contraire.

 

 

Sources :

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La Tribune Afrique, Diplomatie : L’Inde annonce 18 nouvelles ambassades en Afrique, Avril 2018, https://afrique.latribune.fr/politique/2018-04-03/diplomatie-l-inde-annonce-18-nouvelles-ambassades-en-afrique-773977.html

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La gouvernance territoriale à l’épreuve de la gestion foncière dans les villes africaines

« 472 millions d’habitants dans les zones urbaines en Afrique », une population qui se verrait multipliée par deux d’ici les vingt-cinq prochaines années selon les prévisions de la Banque mondiale.

L’accroissement démographique dans les villes africaines reste un phénomène en mal de quantification du fait des limites administratives qui ne permettent pas la cartographie ni le recensement exhaustif des quartiers spontanés, favorisant la sous-évaluation de la population occupant les lieux. Aussi, les populations africaines demeurent très sceptiques à l’égard de l’exercice du recensement. Souvent associé à l’augmentation des taxes par les habitants ou instrumentalisé par les autorités à des fins politiques, les données de recensement sont régulièrement l’objet de falsifications et sources de tensions sociales.

Autant d’obstacles qui rendent toute quantification ou comparaison des différentes dynamiques urbaines dans les villes africaines complexes.

Cependant, la tendance reste à une croissance de la population nettement plus rapide en milieu urbain qu’en milieu rural. Plusieurs villes africaines telles que Kinshasa (RDC), Lagos (Nigéria) ou Luanda (Angola) comptabilisent entre cinq et treize millions d’habitants, dont plus de 60% vivent dans des logements non-formalisés selon ONU-Habitat.

L’urbanisation rapide associée à l’insuffisance d’infrastructures de bases, complexifient d’avantage la gestion foncière dans les villes africaines. Le contrôle de l’accès au sol échappe aux autorités, la sécurisation foncière et l’habitat sont inaccessibles pour les habitants les plus défavorisés tandis que les transactions foncières au profit d’investisseurs étrangers s’intensifient.

La gestion des ressources foncières, particulièrement en zone urbaine où la pression spatiale est à son comble, est un enjeu clé de la gouvernance territoriale, se situant au carrefour des attentes privés et publiques tout en assurant une exploitation des ressources disponibles durable et inclusive.

Après la mise en lumière des enjeux de la gestion foncière en vue d’une harmonie spatiale, sociétale et économique au sein des villes africaines, nous nous questionnerons sur l’efficience des outils administratifs et techniques de gestion foncière choisis par les autorités, indispensables à l’implémentation de toute stratégie territoriale.

Enjeux fonciers en ville : contexte et problématiques

Le souci de la bonne gestion foncière, indispensable à la bonne gouvernance demeure au cœur des programmes gouvernementaux et donne lieu à de multiples réformes.

Des travaux de cadastres et immatriculations ont été amorcés en Côte d’ivoire dans les localités de Yabayo, Oupouyo et Megui en mars 2017. Au bénin, l’élaboration d’un cadastre national qui se veut exhaustif, moderne et fiable a été lancé courant 2017, en mai 2018 le président de l’agence nationale du domaine foncier (ANDF) du Bénin a annoncé que les titres fonciers seront désormais délivrés en 120 jours.

En avril 2018, au Rwanda, le nombre de procédures pour l’obtentions du permis de construire a été réduit de moitié tandis que le coût d’obtention s’élève désormais à 600 000 francs rwandais au lieu de 3 millions.

La Marchandisation du sol.

Si à l’heure d’aujourd’hui les gouvernements africains ont saisi les enjeux d’une bonne gestion du sol et tentent de maîtriser les dynamiques foncières, ils furent longtemps dépassés par les transformations macroéconomiques résultants des mesures d’ajustement négociées avec leurs créanciers.

En effet, la libéralisation des économies associée aux négociations de dettes entre les pays émergents et la Banque mondiale, le FMI, le CNUCED, le GATT et autres organisations internationales dans les années 90 ont joué un rôle important dans la recomposition des sociétés urbaines africaines. Les principales incidences sur le foncier furent les suivantes :

  • L’ouverture du marché foncier aux investissements étrangers bénéficiant de régimes exclusifs
  • La valorisation marchande du patrimoine foncier ainsi que les mesures en vue d’un marché attractif pour les investisseurs donnent lieu à une gouvernance territoriale partagée impliquant de plus en plus d’acteurs privés. La délivrance de titres fonciers et les mesures de protection de la propriété privée encouragées par les institutions internationales, stimulent la spéculation foncière. Les stratégies spéculatives favorisent la parcellisation des terrains et nourrissent un marché foncier dynamique mais très fragmenté.
  • La réduction des programmes publics occasionne un déséquilibre entre les parcs locatifs privés et publics. L’apparition de quartiers spontanés en zone périurbaine, rognant progressivement les terres arables des espaces ruraux est symptomatique de l’incapacité des acteurs publics et privés à répondre à la demande de logement croissante des populations aux revenus les plus modestes.

L’émergence d’un marché foncier n’est réalisable que par l’affaiblissement des modalités d’acquisitions foncières traditionnelles au profit d’un droit foncier individualisé et transférable.

La formation des droits du sol et leurs modes d’acquisitions sont le produit d’un maillage historique, culturel et socio-économique allant au-delà du clivage propriété privée/propriété publique constituant la summa-divisio du droit de propriété hérité du droit romain. Les caractères communs et superposables des droits fonciers traditionnels représentent un obstacle à la création d’un marché foncier.

L’approche évolutionniste de la théorie économique des droits de propriétés (Platteau, 1996) établit un lien entre propriété privée, sécurisation foncière et investissement. Le démembrement de la propriété en titres individuels est indispensable à la sécurisation et l’acquisition de terrain par le titre de propriété aliénable et transférable, stimule les investissements fonciers par la simplification des transactions.

Figure 1

Formalisation et conflits fonciers

On observe un dualisme entre les modes d’accès au foncier : l’accès au sol par le marché se généralise au centre des zones urbaines au profit des élites, alors que les plus vulnérables se tournent vers des circuits fonciers non-formalisés dans les espaces périurbains.

 Le dualisme se perpétue par les modalités juridiques de sécurisation foncière. Tandis que les élites ne reculent pas devant une bureaucratie lourde, coûteuse et souvent corrompue en vue de l’acquisition d’un titre foncier, le droit foncier traditionnel est privilégié par les populations les moins solvables dans les zones périurbaines.

Les différents droits fonciers traditionnels et la pluralité des modes d’acquisition, transferts et d’usages inhérente à ces modèles se heurtent à la politique de l’immatriculation foncière, héritée de l’administration coloniale, ayant pour seule fonction la protection de la propriété privée. La confrontation entre ces deux systèmes antagonistes par essence se traduit par la hausse des conflits fonciers et la détérioration du tissu social.

Risques environnementaux et foncier durable

Sur l’ensemble des territoires africains, à l’approche de la saison des pluies, les éboulements de terrains et pluies diluviennes occasionnent des pertes humaines et matérielles considérables au sein des villes africaines.

Entre Juin et Août 2017, les glissements de terrains, coulées de boue, pluies diluviennes et éboulement ont fait plus de 700 morts au total entre la province de l’Ituri (République démocratique du Congo), Abidjan (Côte-d’Ivoire), Freetown (Sierra Leone), Niamey (Niger) et Conakry (Guinée).

Le bilan de l’année 2017 se veut particulièrement lourd compte tenu des pluies torrentielles et coulées de boues qui se sont abattue sur la ville de Freetown, capitale de la Sierra Leone. On compte plus de 300 tués ainsi que des milliers de sans-abris, selon la Croix-Rouge.

Les zones à risque comptent de plus en plus de quartiers spontanés. Ces lotissements fragiles sont ravagés par les éboulements et pluies torrentielles, plongeant les habitants dans une précarité encore plus vive.

Une cartographie des zones à risque doublé du recensement des populations occupant ces espaces, permettrait de mieux jauger la vulnérabilité des habitants afin d’anticiper la précarisation corollaire de la condition de sans-abris.

L’absence de systèmes d’informations fonciers complets intégrant données géographiques et topographiques concernant les zones les plus exposées en cas de catastrophe climatique constitue un frein à la résilience.

Implémentation des politiques foncières : cadastre et systèmes d’informations fonciers.

Modernisation conceptuelle des systèmes d’information fonciers.

Dans la dernière décennie, les cadastres et systèmes d’informations fonciers ont fait l’objet de multiples innovations afin d’appréhender les nouveaux défis de planification et d’aménagement territoriaux.

En février 2018, le gouvernement tanzanien présentait un nouveau projet de système d’information qui a terme, devrait réduire les conflits fonciers à Dar Es Salaam.

Durant la même période, le gouvernement Burkinabé annonçait « La mise en place d’une base de données cadastrale, domaniale et foncière ainsi que la mise à jour des données cartographiques et de l’adressage vont contribuer à une meilleure connaissance des territoires fiscaux »

Cependant, il y a souvent confusion entre systèmes cadastraux et systèmes d’informations fonciers.

« Le cadastre est normalement un système d’information foncière, basé sur la parcelle et actualisé, qui contient un registre des intérêts fonciers (droits, restrictions et responsabilités). Il comprend habituellement une description géométrique des parcelles, qui sont reliées à des enregistrements décrivant la nature des intérêts, la propriété ou le contrôle de ces intérêts, et souvent la valeur de la parcelle et de ses améliorations. Il peut être établi à des fins fiscalistes (évaluation et taxation équitable), légales (transfert de propriété), pour appuyer la gestion du territoire et de l’usage du sol), et mettre en œuvre le développement durable et la protection de l’environnement » (traduit de l’anglais – Fédération internationale des géomètres, 1995).

Dans les pays où les ressources humaines et administratives sont restreintes, les dispositifs complexes que demandent les systèmes cadastraux ne peuvent être supportés par les autorités.

Les gouvernements optent donc pour des systèmes d’information fonciers simplifiés, à finalité fiscale (dans les zones urbaines) et/ou juridique (afin de prévenir les litiges fonciers dans les zones rurales). Le cadastre n’est donc qu’un type de système d’information foncier permettant d’implémenter une certaine stratégie territoriale, suivant les attentes et devoirs de l’ensemble des acteurs privés et d’un territoire donné.

Figure 2

 Les intérêts privés et publics sous-jacents à un système d’information cadastral.

  Les systèmes d’informations fonciers dans un contexte de gouvernance territoriale.

Malgré l’abondance des financements de programmes cadastraux dans l’ensemble des territoires africains (mais aussi dans les pays en voie de développement hors Afrique) par des organisations internationales telles que les banque mondiale ou l’ONU, la mise en place de systèmes d’informations fonciers sur le modèle du cadastre n’a pas généré d’améliorations notables en matière de sécurité foncière.

Le cadastre (et les systèmes d’information fonciers en général) n’est pas un outil neutre car il est le produit d’une politique territoriale. La conception des outils de gestion foncière dans les villes africaines repose sur l’immatriculation foncière indissociable de la notion de propriété privée, héritage de la politique de mise en valeur des terres de l’Administration coloniale. Les juristes de l’administration coloniale ont jugé plus efficace d’occulter le droit foncier traditionnel dans les colonies car collectifs et superposables, ils complexifient les transactions et sont un obstacle à la circulation de la terre.

En ignorant la pluralité des systèmes juridiques ayant survécu aux politiques territoriales coloniales, les systèmes d’informations fonciers contribuent à accentuer le dualisme juridique qui est un obstacle évident à la sécurité foncière.

Conclusion

Interface entre le politique, le social et le spatial, le foncier joue un rôle central dans la gouvernance territorial d’un pays.

Une gestion foncière inefficiente freine la sécurité foncière nécessaire pour attirer et sécuriser les investissements et fragilise les populations dans l’incapacité de négocier leurs intérêts au sein des administrations. L’inventaire de la propriété foncière en milieu urbain permet aussi d’évaluer et exploiter le potentiel fiscal en vue de financer les services urbains de base.

L’insécurité foncière est aussi le produit de deux systèmes juridiques : le système d’immatriculation foncière héritée de l’administration coloniale et les différents droits fonciers traditionnels dans toute leur complexité.

L’analyse de la question foncière soulève également la question du choix des dispositifs administratifs et techniques. En effet, les projets de titrements et projets de cadastre butent sur des obstacles juridiques, socio-économiques et culturels.

Une politique foncière qui se veut efficace ne peut se penser indépendamment de la structure économique, sociétale et culturel de la société qui la porte.

 

 

Article rédigé par Nathalie Kababa.

Bibliographie :

« Sécurisation foncière et urbanisation en Afrique subsaharienne », http://www.resaud.net/repenser-les-moyens/131-chapitre-1-securisation-fonciere-et-urbanisation-en-afrique-sub-saharienne

« Outils de gestion de l’information foncière » https://www.foncier-developpement.fr/publication/note-de-synthese-2-les-outils-de-gestion-de-linformation-fonciere/

« Le foncier urbain en Afrique », Armelle Choplin https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00411086/document

« Systèmes de villes : l’urbanisation au service de la croissance et de la lutte contre la pauvreté »http://documents.worldbank.org/curated/en/723351468177567961/pdf/787190WP0Urban0ox377352B0000PUBLIC0.pdf

« La situation foncière en Afrique à l’horizon 2050 » http://archives.strategie.gouv.fr/cas/system/files/11-a-savoir1.pdf

« Les outils de gestion de l’information foncière » https://www.foncier-developpement.fr/wp-content/uploads/Notes-de-synthese_Numero2_Senegal.pdf

« Formalisation des droits sur la terre dans les pays du sud » http://www.foncier-developpement.fr/wp-content/uploads/Formalisation-des-droits-sur-la-terre-3.pdf

« Le droit d’agir », Alain Rochegude, Cahiers d’anthropologie, 2005.

« La Banque mondiale et les villes : du développement à l’ajustement », Annick Osmont, 1995.

« Enjeux fonciers en Afrique noire » Emile Le Bris, Etienne Le Roy, 1982.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mis en avant

La genèse des Shebabs en Somalie et les conséquences géopolitiques et sécuritaires sur les pays voisins.

La Somalie est un pays situé dans la Corne de l’Afrique. Cet Etat est né de la fusion entre le Protectorat britannique du Somaliland et de la Somalie italienne en 1960. De confession majoritairement musulmane sunnite et de culture somali, la population reste relativement homogène. La position stratégique de ce pays, carrefour entre les pays africains orientaux, le Golfe d’Aden et l’Océan Indien corrèlent avec l’attachement religieux et historique de la Somalie, qui a davantage été connectée au monde arabo-musulman.

Aujourd’hui enlisée dans une guerre civile depuis plus de deux décennies, la Somalie se démarque pour la défaillance totale de son «Etat», faisant partie des pays africains les plus fragmentés. En effet, plusieurs régions ont proclamé leur indépendance ou leur autonomie régionale, soit de manière définitive comme le Somaliland depuis 1991, ou le Puntland, soit pour une période éphémère, à l’instar du Jubaland. Présentant tous les critères d’un Etat défaillant : Appareil politique qui ne contrôle que la capitale, institutions politiques et économiques inexistantes, climat d’insécurité permanent, conflits claniques, catastrophes naturelles épisodiques, ingérences étrangères, déplacements de populations internes et dans les pays régionaux, et enfin, la Somalie présente le taux de corruption le plus élevé depuis 2012 selon Transparency International.

 

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L’absence d’autorité sur ce territoire morcelé est une aubaine pour les seigneurs de guerres, les milices claniques,  et surtout, pour la montée en puissance des groupes islamistes rigoristes tels que «Harakat al-Shabab al-Mujahedin» ou les C/Shebab. Souhaitant instaurer un «islam radicale sunnite» en Somalie, cette milice est la principale source de troubles internes. D’où viennent-ils et qui sont-ils ?

L’UNION DES TRIBUNAUX ISLAMIQUES (UTI).

Nébuleuse hétéroclite de clans, d’hommes d’affaires et de groupes religieux (modérés et radicaux), l’UTI se forge à l’orée de la Guerre Civile somalienne en 1991. N’exerçant que peu d’influence durant près de dix ans, soit entre 1993 et 2002, les tribunaux n’étaient pas politisés. En effet, ces derniers étaient actifs dans le milieu souterrain qui jouit des rivalités entre les chefs de guerres et l’impuissance du Gouvernement Fédérale de Transition. En parallèle, l’UTI a pu diffuser une vision plus radicale de l’Islam au sein des populations somaliennes, fortement aidée par son éparpillement à l’intérieur du pays, les idées de ce «conglomérat» clanico-religieux séduisent aisément les somaliens, premières victimes des exactions militaires et des interventions étrangères.

Le GFT et les chefs de guerre, deux acteurs qui personnalisent la défaillance de la Somalie.

Le Gouvernement Fédérale de Transition est créé en 2004 « succède » au Gouvernement National de Transition (2000-2003), reconnu par la communauté internationale, il est toutefois basé à Nairobi, puis à Baidoa au sud-ouest de la Somalie. La capitale, Mogadiscio est donc aux mains d’un panel de seigneurs de guerre issus de clans différents. Par ailleurs, le GFT reste impopulaire et illégitime aux yeux des somalis, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, il est soutenu par l’Ethiopie, l’Union Africaine, les USA, l’Union Européenne et l’ONU, ce qui symbolise l’ingérence de la communauté internationale dans les affaires somaliennes. Ensuite, le GFT entretient des relations avec l’ennemi historique, l’Ethiopie, qui est la principale cible de l’irrédentisme et du nationalisme somalien, ce qui représente une honte pour le pays. Enfin, le GFT ne détient pas d’armée, du moins, un appareil militaire endogène, indépendant et surtout fidèle. Tous ces facteurs induisent le GFT à dépendre du bon vouloir de la communauté internationale, peu motivée à s’aventurer une nouvelle fois en Somalie, l’opération Restore Hope lancée par les USA a refroidi toute ingérence dans ce pays, laissé globalement dans l’oubli.

Un manque de médiatisation qui profite aux chefs de guerre, qui depuis 1991, règnent sur Mogadiscio et les places fortes somaliennes. Entre 1991 et 2006, ces derniers ont développé leurs commerces respectifs, tout en s’adonnant à des actes de pillages, de pirateries maritimes et d’exactions militaires. Tandis que l’un, est internationalement reconnu, mais qui ne bénéficie d’aucune autorité en Somalie, c’est un gouvernement de jure. A l’opposé, des chefs de clans militarisés depuis 1991, qui contrôlent les organes politiques de la République Démocratique de Somalie, mais qui n’est pas reconnu par la communauté internationale. Au milieu de cette mosaïque de rivalités claniques et politiques, l’UTI se militarise et se pose comme le médiateur et l’unificateur de la Somalie.

 Mogadiscio la Terrible.

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Alors dominée par les clans disséminés dans la capitale, l’UTI, militarisé depuis quelques années, s’emparent rapidement et facilement de Mogadiscio, mettant en déroute les clans qui se replient à  Jowhar où ils subirent une énième défaite. L’influence de l’UTI  s’étendait également dans le sud-ouest et le long du littoral, contrôlant ainsi, l’Etat somalien amputé du Somaliland et du Puntland depuis 1991 et 1998. Cependant, les nouveaux maîtres de Mogadiscio, ne restèrent au pouvoir que jusqu’en décembre 2006, soit 6 mois. Comment expliquer une domination aussi courte ?

Tout d’abord, il faut préciser que la population était relativement favorable au règne de l’UTI, dans la mesure où les actes de malveillances comme les viols, vols, pillages ou autres, étaient sévèrement pénalisés par la Charia. Un semblant d’ordre et une reprise des activités économiques, sociales et scolaires étaient en marche, en revanche, l’intransigeance des islamistes était le coutre-coup. En effet, les loisirs étaient proscrits, tout comme les dynamiques commerciales du monde souterrain. D’abord perçu comme des libérateurs, l’UTI n’eut même pas le temps d’engendrer un réel soulèvement populaire, que l’armée Éthiopienne était déjà en train de reconquérir les territoires sous leurs influences.

Pourquoi l’Ethiopie entra en guerre contre l’UTI en Décembre 2006, sachant que le pays, tout comme la communauté internationale, étaient insensibles au règne des Seigneurs de guerre depuis 15 ans ? Afin d’assoir sa légitimité et de fédérer les somaliens, l’UTI utilisa la carte du nationalisme somali en évoquant l’irrédentisme nationale de la « Grande Somalie », dont les territoires correspondent aux cinq pointes de l’étoile blanche du drapeau somalien qui symbolisent les zones où vivent les Somaliens : dans l’ex Somalie britannique (Somaliland), la Somalie italienne (Somalie), la Somalie française (Djibouti), Ogaden (Éthiopie) et le District frontière du Nord (Kenya). De ce fait, l’UTI représente une potentielle menace pour l’Ethiopie et les pays voisins, d’autant que le facteur religieux est essentiel, étant donné que nous sommes face à un pays majoritaire chrétien, face à un espace promouvant un islam radical, avec des appels au Djihad venant des clans les plus dangereux, en l’occurrence les Shebabs. Accusés d’héberger des cellules d’Al-Quaïda, l’UTI est reconnu non pas comme un Etat, mais comme une menace à éliminer, a contrario des Seigneurs de Guerre. Et il est utile de rappeler le conflit entre l’Ethiopie et la Somalie de 1977-1978, où la région éthiopienne de l’Ogaden (Peuplée majoritairement de Somali et d’Oromo) a été envahie, puis reconquise par le régime d’Addis-Abeba. Alliée des USA dans sa guerre contre le terrorisme, l’Ethiopie concentre toute sa légitimité autour de tous ces facteurs, pour s’attaquer officiellement à l’UTI. Néanmoins, les motivations de l’Ethiopie se limitent-elles à ces arguments ? Assister à l’émergence d’un Etat somalien stable, en reconstruction politique et territoriale, ne menacerait pas l’hégémonie de la Corne d’Afrique ?

Toujours est-il que le démantèlement de l’UTI, qui fut chassée de ses principales villes par l’armée Éthiopienne, n’instaura pas un climat de stabilité, tout au contraire, ce fut une aubaine pour les Shebabs qui harcelèrent quotidiennement les troupes étrangères, en particulier à Mogadiscio, où l’Ethiopie se retira fin 2008. Par conséquent, le GFT, installé au « pouvoir » doit faire face aux attaques des Shebabs qui alignèrent les victoires militaires, jusqu’à la maîtrise totale de tous le sud-ouest somalien ainsi que son littoral de 2008 à 2011. Le règne de ce groupe, fondé sur la Charia, exaspéra les populations, d’autant que la famine de 2010 et le refus des ONG humanitaires, entérinèrent définitivement le soutien des somaliens envers les Shebabs, et ceci à point nommé puisque les troupes de l’AMISOM, déployées depuis 2007, chassèrent les terroristes de Mogadiscio et de leurs villes importantes durant l’été 2011. Toutefois, certaines zones rurales méridionales et maritimes, subsistèrent sous le contrôle des Shebabs.

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Les acteurs en Somalie.

🇪🇹L’Ethiopie, puissance de la Corne de l’Afrique et limitrophe de la Somalie. Son ingérence dans la guerre civile somalienne atteint son paroxysme lorsqu’elle envahit les territoires occupés par l’UTI. Considérée comme l’ennemi historique de la Somalie (Guerre en 1977-1978 en Ogaden pour la « Grande Somalie »), l’Ethiopie souhaite endiguer le prosélytisme radicale diffusé par l’UTI et les Shebabs, d’où son intervention en Décembre 2006. En ce sens, l’Ethiopie peut compter sur le soutien indéfectible des Etats-Unis d’Amérique, qui dans le sillage dans sa lutte contre le terrorisme islamiste, compte sur Addis-Abeba pour contenir la prolifération des cellules islamistes en Corne de l’Afrique. Si l’Ethiopie s’implique autant dans la gestion des conflits en Somalie, c’est en partie pour contrer les prétentions régionales de ses voisins kényans et érythréens, néanmoins, les rivalités inter-étatiques dans la Corne d’Afrique ne sont pas l’objet de cet article.

🇰🇪Le Kenya, pays limitrophe au sud avec la Somalie, est intervenu en 2011, mais pour des raisons touristiques et sécurité-défense. En effet, le tourisme est un secteur d’activité important pour l’économie kényane, et plusieurs visiteurs étrangers ont été enlevé le long de la frontière entre les deux pays, tout accuse les Shebabs qui ont des espaces d’influences vitaux dans le Jubaland. Pourtant, le groupe islamiste réfuta totalement ces accusations, ce qui n’empêcha pas l’intervention militaire du Kenya dans la partie méridionale de la Somalie via des actions armées, mises en oeuvre et planifiées : nettoyer le sud de la Somalie jusqu’à la rivière Juba, prendre la ville côtière de Kismayo – véritable centre névralgique du mouvement – et, enfin, établir durablement une zone tampon d’une centaine de kilomètres. Celle-ci permettrait de limiter les actions des Shebabs tout en désengorgeant les camps de réfugiés situés au nord du Kenya pour les relocaliser au sud de la Somalie. D’un point de vue stratégique, le Kenya aspire à devenir une puissance africaine d’ici 2030, en voulant créer un axe d’hydrocarbure Djouba-Juba-Lamu-Addis-Abeba-Kismayo. En substance, le Kenya paya cher de son implication en Somalie, l’attentat/prise d’otages du centre commercial du Westgate en 2013 (68 morts, plus de 200 blessés), et l’attaque de l’université de Garissa en 2015 ( 152 morts et environ 70 blessés) illustrent la concrétisation des menaces proférées par les Shebabs en cas de stationnement des troupes kényanes dans le pays.

🇺🇬🇰🇪🇪🇹🇧🇮L’AMISOM (Mission de l’Union africaine en Somalie) est créée en 2007, c’est une mission de l’Union Africaine qui coalise des troupes militaires venant des pays voisins (Ouganda, Burundi, Ethiopie, Kenya ect…). L’objectif étant de soutenir le fragile gouvernement somalien, en place depuis le retrait de l’UTI. A l’instar de l’Union Africaine, l’AMISOM peine à démontrer son efficacité, plusieurs soldats ont été accusé de viols et de pillages, en outre, son retrait progressif depuis l’attentat de Mogadiscio en Octobre 2017, illustre son incapacité à réellement peser dans ce conflit.

🇺🇸Les Etats-Unis d’Amérique, qui ont été les premiers à s’ingérer dans le conflit somalien entre 1992-1993 via l’opération « Restore Hope », ont déployé des troupes à Mogadiscio. L’échec américain laissa la Somalie dans un Etat éclaté. En revanche, des opérations secrètes ont toujours été menées depuis fin 2016, les drônes  américains frappent officiellement les zones où se situeraient les Shebabs, en Novembre 2017, les Etats-Unis ont annoncé la mort de 100 assaillants. En somme, le Pentagone semble revenir peu à peu dans le « Bourbier somalien », le retrait des troupes de l’AMISOM et la montée en puissance de la Chine en Corne d’Afrique, concordent effectivement avec cette nouvelle dynamique.

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🇸🇴La diaspora somalienne reste un acteur vital pour la Somalie, éparpillée dans les pays limitrophes, en Europe, et surtout aux Etats-Unis, les ressortissants somaliens sont une manne financière non-négligeable pour les Shebabs, et pour la Somalie. En effet, via leurs activités dans le domaine de la téléphonie ou les banques (entreprises pour la plupart situées en Arabie-Saoudite). Enrôlant des soldats étrangers (Sud de l’Arabie, Golfe Persique, sous-continent indiens, africains), les Shebabs peuvent aussi compter sur les « enfants » de la diaspora, facilement engrainés par les messages de propagandes, d’où la présence de la Somalie dans le « Muslim Ban » de Donald Trump.


  • Les racines de la Guerre civile somalienne viennent de la débâcle militaire face à l’Ethiopie en 1978, dès lors, les clans du Nord du futur Somaliland se soulevèrent face aux flux migratoire des somaliens de l’Ogaden, armés par Mogadiscio. L’éclatement de la Somalie à partir des années 1990 instaura une ère d’instabilité perpétuelle, marquée par l’absence d’une réelle et légitime autorité gouvernementale, de chefs de guerres qui se partagent le contrôle du territoire, et de milices religieuses qui accumulent les attentats meurtriers.
  • Alors minoritaires sous le régime de Siad Barre (1969-1991), les clans prônant un Islam rigoriste via l’instauration de la Charia, gagnèrent en influence au sein des couches populaires et élitistes. L’émergence des UTI dans la scène politique et militaire, témoigne de la collusion faite entre les traditions somalis et l’islam, dont la dualité et la cohabitation entre ces deux cosmogonies ont façonnées le fonctionnement des tribunaux islamiques à Mogadiscio.
  • La défaillance de l’Etat somalien et de ses éléments les plus dangereux, ne se limitent pas à la seule Somalie, les pays frontaliers sont également touchés par la prolifération de violences qui animent le pays. En revanche, il faut préciser que les intérêts des puissances voisines varient selon les intérêts en jeu, le Kenya et l’Ethiopie, sans rajouter l’Ouganda, n’ont pas la même représentation de ce conflit, ni la même solution à apporter. Des Etats plus éloignés comme les Etats-Unis se déploient depuis les années 1990, afin d’endiguer le terrorisme, l’Érythrée souhaite freiner les ardeurs des éthiopiens dans la région…
  • La menace des Shebabs a permis de mettre en avant le rôle que peut jouer l’Union Africaine dans la résolution de conflits armés en Afrique, l’AMISOM est née de la prise de Mogadiscio par l’UTI, bien que son efficacité ne soit pas in fine, à la hauteur des investissements, cette mission de l’UA démontre que l’Afrique pourrait en partie ses problèmes internes.

Lire la suite « La genèse des Shebabs en Somalie et les conséquences géopolitiques et sécuritaires sur les pays voisins. »

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Les enjeux de l’aide internationale en Afrique : un des freins à la croissance des états africains ?

  « L’aide internationale, ou plutôt, l’aide au développement, désigne une action volontaire par un acteur ou un organisme extérieur qui a pour objectif,  d’impulser le développement d’un pays (pays en développement). Comme les conceptions du développement sont nombreuses, les différentes formes de l’aide le sont tout autant. »

Compte tenu de la situation économique des pays africains, les flux d’aides au développement sont essentiellement concentrés sur ce continent depuis les successions des indépendances, qui ont mis un terme –du moins, de manière théorique concernant certains pays– aux empires coloniaux européens. En ce sens, les organismes d’assistances économiques (A l’instar des institutions de Bretton Woods ou de l’Agence Publique du Développement), ou les groupes privés (Donateurs), versent des sommes conséquentes aux états africains, de sorte à ce que des projets d’ordre économiques ou sociaux, améliorent le quotidien des populations africaines. Néanmoins, force est de constater que les résultats n’ont jamais été à la hauteur des montants alloués, pire encore, plusieurs voix s’élèvent afin de vivement critiquer les conséquences de ce phénomène. En effet, au lieu de participer au développement du continent, les multiples aides ont surtout amplifié la corruption, la gabegie financière, ainsi que le népotisme.

   L’Aide Publique au Développement (APD) est l’agence officielle des finances distribuées aux différents pays en voie de développement dans le but de promouvoir le développement économique et le système de protection sociale dans ces pays. Les aides financières qui abondent vers l’Afrique ne proviennent pas uniquement de programmes d’aide individuels de gouvernement à gouvernement, mais aussi des programmes internationaux de développement tels que la Banque mondiale et le FMI. Ces derniers agissent comme des chaînes de financement intermédiaires entre les gouvernements donateurs et receveurs. 

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Plusieurs facteurs expliquent les « désastres » des aides, en effet, les institutions qui perçoivent ces mannes financières sont faibles, ou alors, fortement corrompues. De ce fait, les sommes sont facilement détournées pour des projets personnels ou pour la pérennisation de la pratique du pouvoir.  Sachant que ces aides sont censées soutenir les programmes de développement des Etats receveurs, ce sont les populations africaines qui sont paradoxalement victimes de ces malversations.

En outre, il faudra également s’interroger sur la conscience internationale, ou plutôt, sur les dynamiques qui entourent ce système d’assistanat, mis en place par les nations occidentales, au détriment des pays en développement. En raison des résultats non-productifs pour la plupart des pays, nous pouvons nous demander pourquoi les puissances donatrices, continuent de verser des aides, sans pour autant, remettre en question la conditionnalité. Celle-ci se définit par un ensemble de conditions exigées par les organisations économiques mondiales (Le FMI et la Banque Mondiale sont de parfaits exemples) en échange de prêts d’investissements, de crédits pour des projets ou des réformes à mener. Néanmoins, les modalités requièrent  des changements obligatoires pour le pays receveur (Baisse des dépenses publiques, privatisations, augmentation des protections sociales, de l’impôt, du budget pour l’éducation ou les infrastructures, ou encore la dévaluation de la devise nationale.)

  Des origines de l’aide internationale en Afrique…

      Les premières formes d’aides pour le continent africain devraient remonter à l’époque coloniale, plus précisément, durant la période du « colonial tardif » avec la création du FIDES (Fonds d’investissement pour le développement économique et social) en 1946. Cet organisme a été créé pour les territoires Outre-mer et ceux de l’Union française, de sortes à développer les infrastructures médicales, sociales ou routières. Toutefois, ce projet avait surtout pour objectif, celui d’embellir le rôle civilisationnel de la France, de répondre aux revendications formulées par les africains « évolués » du continent, qui exigeaient d’une part, que la métropole tienne ses promesses durant la Seconde Guerre mondiale, et d’autre part, des meilleures conditions de vies.

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Dès lors, un cycle continu d’aides économiques s’élargit sur l’intégralité du continent, surtout après les vagues d’indépendances des années 1960. Selon l’économiste Dambisa Moyo, depuis cette même décennie, l’Afrique aurait reçu plus de mille milliards de dollars d’aides. D’abord pour l’industrialisation dans les années 1960, puis la réduction de la pauvreté dans le courant des années 1970, ensuite pour les ajustements structurels des institutions Bretton Woods à partir de 1980, et enfin, pour la démocratisation post-Guerre Froide. Toujours selon l’économiste zambienne, l’Afrique actuelle serait encore plus pauvre que celle des années post-indépendance, les ravages de l’aide semblent dévastateurs, la croissance attendue, ainsi que le niveau de développement, n’ont jamais décollé.

Contrairement aux pays asiatiques et ceux de l’Amérique du sud, l’Afrique, dans son ensemble, affiche plusieurs trains de retard, alors qu’elle partageait le même wagon que ces mêmes régions durant les années 1960. Les statistiques comparent également les niveaux d’inflation des années 1970-1990 dus aux baisses des cours de matières premières et des chocs pétroliers, les pays africains ont payé leur dépendance à leurs Ressources naturelles qui sont la pierre angulaire de leurs économies encore peu diversifiées.

  A la réelle nécessité de cette « assistance » économique, dont dépend de nombreux pays africains…

     Vu les montants astronomiques donnés par Dambisa Moyo, il serait légitime de se demander pourquoi la communauté internationale se montre aussi généreuse avec le continent africain. Le succès du plan Marshall au sortir de la Seconde Guerre mondial, pousse-t-il impérativement les occidentaux à rééditer le même schéma avec l’Afrique ? De toute évidence, une sorte de « morale » manifeste semble régir l’idée selon laquelle, seules des aides conséquentes seraient capables de stimuler les dynamiques économiques des pays en voie de développement. En effet, l’unique solution pour éradiquer la pauvreté, serait de donner encore plus aux mêmes institutions déliquescentes, sans jamais remettre en question, la réelle utilité de cette méthode.

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Avec les objectifs du millénaire (Réduction de l’extrême pauvreté et la faim, égalité des sexes, mortalité infantile, enrayer les grandes pandémies etc…)  lancés en 2000, en plus des conflits régionaux sanglants et des catastrophes humanitaires et naturelles qui secouent le continent, les canaux d’aides se multiplièrent. Tout en conservant et véhiculant un imaginaire dans lequel l’Afrique attise la pitié et la mendicité, d’autant que les périodes esclavagistes et coloniales subsistent, tant dans les mentalités occidentales, qu’africaines. En ce sens, l’aide étrangère apparaît comme une nécessité impérative, n’en déplaise aux résultats qui s’affichent concrètement sur le terrain.

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   Alors que d’autres pays parviennent à se développer sans dépendre de l’aide.

Quelles sont alors, les conséquences directes et indirectes pour les pays africains concernés ? Avant toute chose, il est indispensable de ne pas considérer l’Afrique comme un continent hétérogène. C’est une approximation, voire une erreur de jugement et de la perception des réalités endogènes. L’Afrique évolue effectivement, à plusieurs vitesses, à l’intérieur même d’un bloc régional, des pays ne se développent pas à la même cadence (A l’instar de la Zone CEMAC, de la CEDAO ou encore, de la COMESA), cette hétérogénéité fragmente l’image d’un continent au bord du gouffre. Ainsi donc, cette disparité s’étend jusqu’aux types de régimes politiques, selon les pays, l’aide internationale produit des résultats qui dépendent des bureaucraties et des administrations locales.

Dans plusieurs pays, notamment ceux de la zone du Franc CFA, quelques dirigeants sont connus pour leur habitude à détourner les aides reçues. Cette corruption généralisée cause des effets pervers, qui paralysent les rouages des administrations, d’ailleurs, il y aurait une corrélation entre les indices de corruption et le montant des aides allouées. Selon Dambisa Moyo, l’aide participe à la mauvaise gestion des institutions, alimente la corruption, et entretien une certaine dépendance à l’égard des pays qui sont dans le besoin.

En définitive, si l’aide internationale se révèle être globalement un échec, celle-ci est ponctuée par une double-responsabilité. D’une part, les organismes ou les donateurs qui versent généralement des sommes sans forcément respecter la conditionnalité. Certains régimes sont très corrompus et autoritaires, soutenus par l’occident, la Chine ou Les puissances du golfe, pourtant, ils bénéficient des aides internationales. Ces dernières ne seront pas totalement injectées dans les projets initiés, alors pourquoi entretenir des Etats, dont la bonne gouvernance et la transparence éthique sont absentes ? Selon les spécialistes, un régime politique stable et démocratique, dont l’appareil d’Etat est opérationnel et performant, avec un taux de corruption bas, ferait un meilleur usage des aides versées par les donateurs.

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L’attitude paternaliste des grandes puissances, à l’égard des pays sous-développés, suscite des critiques de plus en plus vives de la part des économistes, certains s’interrogent, l’aide vient-elle d’une bonne intention ? Des pays comme la France, soutiennent ouvertement les pays africains, dont des liens étroits ont été conservés. L’aide serait-elle une forme d’échanges de bons procédés ? Compte tenu de l’appui de l’Hexagone envers des dirigeants africains illégitimes afin de sceller ses intérêts stratégiques, commerciaux et culturels, l’aide est perçue comme un moyen pour les préserver dans leurs fonctions.

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Faut-il restructurer l’aide au développement ? Les puissances donatrices doivent-elles porter plus d’attention à la conditionnalité comme les pays scandinaves ou l’Australie ? Ces derniers envoient des délégations qui enquêtent sur la tenue de celle-ci auprès des pays bénéficiaires. Par conséquent, si les exigences ne sont pas respectées, ces pays peuvent se réserver le droit de couper l’aide, ou alors, d’en diminuer le montant, de manière à responsabiliser les Etats. Dans « l’Aide Fatale »[1] de Dambisa Moyo, l’auteure suggère un sevrage progressif de l’aide, un raisonnement qui a suscité des réactions lors de la sortie de son ouvrage. Les pays africains doivent « être sevrés pour leur bien » pour reprendre la métaphore de l’auteur. A l’image du Ghana, du Botswana et de l’Afrique du sud qu’elle prend en exemple, une aide relative aux besoins stricts des gouvernements, diminue la dépendance à cette dernière, ce qui encourage les pays africains à l’utiliser avec prudence, à l’investir correctement dans les secteurs d’activités concernés

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[1] MOYO Dambisa, L’aide Fatale. Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique (Dead Aid), traduit de l’anglais par André Zavriew, collections JC Lattès, 2009, 249 pages

Tunisie : racisme au sommet de l’Etat

Depuis le 21 février 2023, le président tunisien Kaïs Saeïd est au cœur d’une polémique. Dans un communiqué, il a déclaré que l’immigration subsaharienne avait pour objectif d’affaiblir l’identité arabo-islamique en Tunisie. Selon lui, « il existe un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie, et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens ». Toujours d’après le chef de l’État tunisien, cette « horde de migrants clandestins » est source de « violence, crimes et d’actes inacceptables ». Il y a « nécessité de mettre fin » à ce flux migratoire, dont le but ultime est « de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non un membre du monde arabe et islamique ».

Ces déclarations ont provoqué un tollé sur la scène internationale. Quelques jours avant, plus de 300 interpellations de migrants subsahariens avaient eu lieu en moins d’une semaine. Pourtant, les ONG locales notent que les 30 000 et 50 000 migrants subsahariens présents sur le territoire tunisien y demeurent temporairement. En effet, leur but est de rejoindre clandestinement l’Europe, notamment l’Italie en raison de sa proximité avec la Tunisie.

Les propos du président n’ont fait qu’accroitre un racisme profondément ancré dans la société tunisienne : « Ces propos donnent de la légitimité à toute personne qui voudrait agresser une personne noire dans la rue, déplore Saadia Mosbah, présidente de l’association Mnemty, qui lutte contre le racisme. Même moi, en tant que Tunisienne noire, je suis désormais menacée si je sors dans la rue, puisque les gens ne font de toute façon pas la différence. »

De nombreuses vidéos circulant sur les réseaux sociaux témoignent des violences auxquelles sont confrontées les populations d’origine subsaharienne. De même, depuis ces déclarations, les étudiants noirs craignent d’être attaqués en allant en cours, comme le démontrent les courriels reçus par les universités dans lesquels ces étudiants font part de leur sentiment d’insécurité.

Ces paroles fascistes et racistes placent, une fois encore, la Tunisie au centre de l’attention après plusieurs tapages médiatiques qui détériorent davantage sa réputation. En quoi est-ce que les propos du président Kaïs Saeïd dégradent-ils l’image de la Tunisie sur la scène internationale ? Quelles conséquences peuvent-ils avoir sur les relations diplomatiques avec les pays subsahariens et en dehors du continent africain ?

Un contexte sociopolitique et économique tendu

En désignant des bouc-émissaires, le président tunisien tente de faire diversion face au contexte sociopolitique et économique de la Tunisie. De fait, le pays fait actuellement face à un recul des acquis démocratiques issus du Printemps arabe en 2011.

Depuis son accession au pouvoir, le président Kaïs Saeïd est sur une dérive autoritaire. Ainsi, après un long bras de fer entre l’exécutif et les membres de l’Assemblée nationale, cette-dernière a été dissoute le 30 mars 2022.

Cette dissolution du parlement démet non seulement les députés de leurs fonctions mais s’accompagne également d’une enquête judiciaire pour « atteinte à la sureté de l’État » et d’une poursuite en justice de certains ex-députés. Mais surtout, la dissolution de l’Assemblée nationale et du Conseil Supérieur de la Magistrature attribue les pleins pouvoirs au président Kaïs Saeïd.

À cette monopolisation du pouvoir par un seul homme, s’ajoute une campagne de répression à l’encontre des opposants politiques et des membres de la société civile. Des faits sans précédents depuis la chute du régime dictatorial de Ben Ali. Jeremy Laurence, le porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme à ainsi fait part de sa « préoccupation face à l’aggravation de la répression contre ceux qui sont perçus comme des opposants politiques et [des membres] de la société civile, notamment par l’intermédiaire de mesures prises par les autorités, qui continuent de saper l’indépendance du pouvoir judiciaire ». Pour légitimer ces pratiques anti-démocratiques, Kaïs Saïed prétend que les arrestations des chefs de file de l’opposition tunisienne se justifient par leur implication « dans un complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État ».

En ce qui concerne l’économie, la Tunisie fait actuellement face à une inflation galopante qui est de l’ordre de 10,1% depuis le mois de décembre 2022. Cette hausse est aussi due à une flambée des prix à l’échelle mondiale et une pénurie des denrées alimentaires (lait, riz, semoule) en parties liées à la guerre en Ukraine. Le pays est donc menacé par un risque de faillite financière. Les propos de Kaïs Saeïd n’ont fait qu’aggraver la situation puisque la Banque mondiale a décidé de suspendre son partenariat avec la Tunisie jusqu’à nouvel ordre.

Ainsi, le discours tenu par le président tunisien à l’encontre des populations d’Afrique subsaharienne a pour but de détourner l’attention face à l’échec de sa politique. L’immigration demeure malheureusement le bouc émissaire idéal dans des contextes de tensions sociales et économiques.

Une propagation du racisme et de la xénophobie

Gagnée par une hausse du racisme et du populisme (similaire à la montée de l’extrême droite en Europe), la Tunisie se trouve rongée par le racisme au plus haut niveau de son État. Les allégations fascistes du président reflètent malheureusement un racisme ancré dans la société tunisienne. Le chef du parti Reconquête, Éric Zemmour, a d’ailleurs tenu à féliciter les propos du président tunisien via un tweet : « Les pays du Maghreb eux-mêmes commencent à sonner l’alarme face au déferlement migratoire ».

De fait, les années précédentes ont été marquées par des campagnes racistes et xénophobes féroces sur les réseaux sociaux tunisiens et dans la rue. Une des causes de ce discours est liée au fait que les Tunisiens ne s’identifient pas en tant qu’Africains. Ils revendiquent plutôt une identité maghrébine, méditerranéenne et rejettent la peau noire ainsi que l’identification au continent africain. Cette négrophobie est l’une des séquelles du passé esclavagiste du pays.

La posture reprise par le chef de l’État tunisien est similaire à celle du Parti nationaliste tunisien légalisé en 2018. Ce dernier se revendique « protecteur de la patrie ». Sa doctrine repose sur une théorie complotiste postulant que l’immigration subsaharienne aurait pour but de « noircir » l’Afrique du Nord. Cette théorie est équivalente à celle du « grand remplacement » fantasmé par l’extrême droite française. Les militants de ce parti, comme leurs confrères européens, font l’amalgame entre migrants, immigrés, demandeurs d’asile et personnes en situation irrégulière.

« La question très taboue du racisme en Tunisie n’a jamais fait l’objet d’un débat national », selon la militante Saadia Mosbah et la psychiatre et écrivaine Fatma Bouvet de la Maisonneuve dans une tribune du journal le Monde. Cette question est aussi inexistante dans le domaine éducatif, ce qui explique que certains tunisiens font l’amalgame entre les Berbères qui ont une peau foncée et les subsahariens, alors que les Berbères sont des populations autochtones.

Au-delà des conséquences internes, les propos du président Kaïs Saeïd risquent de créer des tensions diplomatiques et économiques.

Un risque de dégradation des relations diplomatiques

L’Union Africaine (UA) a tenu à réagir pour condamner les déclarations « choquantes » du Chef de l’État tunisien à l’encontre des migrants subsahariens. Elle a appelé ses États membres à « s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire au personnes », le 24 février 2023.

Dans un communiqué, Moussa Faki, Président de la commission de l’UA a tenu à « condamne[r] fermement les déclarations choquantes faites par les autorités tunisiennes contre des compatriotes africains, qui vont à l’encontre de la lettre et de l’esprit de notre organisation et de nos principes fondateurs ». En réponse, le Ministre des Affaires étrangères tunisien a déclaré que ces propos étaient « des accusations sans fondement ».

Plusieurs ambassades africaines ont également réagi. Ainsi, l’ambassade du Mali a déclaré « suivre avec la plus grande préoccupation la situation des Maliens ». Des pays comme la Cote d’Ivoire et la Guinée, ont organisé le rapatriement de leurs compatriotes. Plus de 300 personnes ont été rapatriées. Cependant, ce nombre risque de croitre car l’Ambassade de Côte d’Ivoire en Tunisie a enregistré 1 300 demandes de personnes souhaitant rentrer.

Une réaction timide voire quasi inexistante des États africains

Hormis des communiqués et les rapatriements organisés par certains pays, les États africains sont globalement restés spectateurs face à un discours intolérable.

L’ancienne Première ministre sénégalaise et militante des droits de l’homme Aminata Touré a déclaré sur twitter : « Qu’attendent les présidents africains pour condamner avec la dernière énergie les propos racistes et haineux du président tunisien Kaïs Saïed envers les migrants africains ? ».

Cette condamnation est toujours attendue car aucun gouvernement africain n’a convoqué les ambassadeurs tunisiens pour s’expliquer sur les propos de leur chef d’État. Au contraire, c’est en toute impunité que les ambassadeurs de la Tunisie en République Démocratique du Congo, en Zambie, en Angola et en République Centrafricaine ont soutenu les paroles de leurs présidents.

Les pays subsahariens ne dépendent pas de la Tunisie. Les Tunisiens dépendent plus des pays africains : tourisme médical, emplois précaires occupés par les subsahariens, plus de 8 000 étudiants dans le pays…

Une fois de plus les Chefs d’État africains ont failli à leur responsabilité en laissant leurs compatriotes se faire insulter et malmener.

Copyrights de l’image en tête d’article : YASSINE MAHJOUB / NURPHOTO / AFP

Auteur:

Said Abdoulkarim est étudiant en Master Relations Internationales à l’HEIP et membre du pôle Recherche de l’AMECAS.

Sources:

https://www.jeuneafrique.com/1421297/politique/apres-les-propos-de-kais-saied-labsence-de-reaction-des-gouvernements-africains-fait-polemique/

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/14/en-tunisie-le-tournant-repressif-du-regime-de-kais-saied-alarme-l-onu_6161802_3212.html

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/04/la-tunisie-rongee-par-les-demons-du-racisme_6164127_3232.html

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/27/en-tunisie-les-migrants-subsahariens-cibles-par-des-arrestations-et-des-agressions_6163536_3212.html

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/03/la-question-tres-taboue-du-racisme-en-tunisie-n-a-jamais-fait-l-objet-d-un-debat-national_6163975_3212.html

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/08/la-tunisie-dans-une-situation-compliquee-apres-la-suspension-de-son-partenariat-avec-la-banque-mondiale_6164615_3212.html

Orchestres anti-coloniaux : une réponse culturelle à l’impérialisme de la musique classique occidentale

L’un de mes projets de recherche les plus longs consiste à retracer l’évolution des orchestres dans le monde. Pas seulement l’orchestre européen, mais tous les orchestres du monde, y compris les grands ensembles des peuples autochtones, les orchestres de personnes esclavagisées, les orchestres folkloriques d’Europe de l’Est, et plus largement les groupes que je commence à appeler les orchestres anti-coloniaux.

Les orchestres anti-coloniaux sont des orchestres qui se sont formés souvent immédiatement après les indépendances, ou bien en opposition directe à l’impérialisme culturel de la musique classique occidentale. D’une certaine manière, cela fait écho à l’objectif des orchestres folkloriques soviétiques (ainsi que des orchestres folkloriques d’autres États communistes). Mais ils diffèrent en ce que beaucoup d’entre eux n’étaient pas nécessairement des groupes parrainés par l’État ou du moins pas des groupes forcés de se former pour contrer directement l’impérialisme occidental. Cet arcticle offre un petit échantillon de certains de ces groupes et des raisons de leur création.

  • Pan African Orchestra

Le « snobisme », « l’élitisme » et une « mentalité coloniale » ont empêché Nana Danso Abiam de faire de l’Orchestre symphonique national du Ghana, l’Orchestre africain et autochtone qu’il avait imaginé. Abiam a fini par démissionner de l’organisation et a créé le Pan African Orchestra (PAO) en 1988.

Depuis sa formation, et jusqu’à la mort tragique d’Abiam dans un accident de voiture en 2014, le PAO fera des tournées en Europe, se produira au WOMAD (1994), et formera le Pan African Youth Orchestra (1995) en partenariat avec le National Theatre of Ghana. En 2001, une tournée au Royaume-Uni amène le groupe à collaborer avec l’ensemble de danse pan-africain Adzido de Londres pour une représentation collaborative de Yaa Asantewaa : reine guerrière de Margaret Busby, auteure d’origine ghanéenne. En 2003, le POA a collaboré avec le compositeur, violoncelliste et joueur de kora, Tunde Jegede, qui a depuis formé son propre NOK Orchestra (2015) et, plus tôt, l’African Classical Music Ensemble avec sa sœur Sona Jobarteh, virtuose de la kora, guitariste, compositrice et fervente militante anticoloniale.

  • African Classical Music Ensemble

En 2014, l’année de la mort de Nana Danso Abiam, le Ha Orchestra s’est produit aux Jeux du Commonwealth à Glasgow, en Écosse. Selon l’Ecossais ghanéen Gameli Tordzro, le Ha Orchestra « découle de la pratique de Nana Danso Abiam consistant à intégrer de la musique traditionnelle africaine dans une nouvelle synthèse classique, créant ainsi un système symphonique différent du répertoire classique occidental établi en Afrique et dans la diaspora africaine »

  • Ha Orchestra interprétant « Azorli Blewuu » de Gameli Tordzro au Victoria Park de Glasgow, en Écosse.

Un fil de discussion sur Twitter où j’ai récemment présenté des orchestres anti-coloniaux . Chaque groupe est non seulement un orchestre différent, mais aussi un type d’orchestre différent. Le Pan African Orchestra de Nana Danso Abiam et le NOK Orchestra de Tunde Jegede en font partie. Dans le monde de la musique classique, lorsque nous pensons à différents types d’orchestres, ce qui nous vient à l’esprit, ce sont des choses comme un orchestre à cordes par rapport à un orchestre symphonique complet, ou un orchestre de fosse par rapport à un orchestre baroque. Cependant, les orchestres mentionnés dans le fil de discussion sont tous des variantes d’une catégorie d’ensembles qui sont apparus en contraste, voire en opposition directe, avec les orchestres européens.

Il ne s’agit pas simplement d’une réponse culturelle de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle à l’impérialisme occidental et au colonialisme culturel. Au milieu du XIXe siècle, nous avons un exemple précoce de ce qui pourrait être le premier ensemble anticolonial : l’Orchestre de Tamburitza de Pajo Kolarić en 1847. Ce groupe a été formé pendant ce que l’on appelle le Ilirski Pokret (mouvement illyrien), un mouvement nationaliste slave du Sud (c’est-à-dire croate et slovène). Après plus de 170 ans d’histoire et de développement, des groupes comme le Hrvatski Tamburaški Orkestar (orchestre de tamburitza croate), composé de 100 musiciens et basé à Zagreb, sont présents dans le monde entier, là où les Croates ont émigré.

  • Le Hrvatski tamburaški orkestar interprétant « Makedonski Ples » de Domagoj Vukadin pour orchestre de tamburitza.

Dans un article récent paru dans The Telegraph, le pianiste et chef d’orchestre argentin, Daniel Barenboim se fait l’apologiste du colonialisme culturel de la musique classique : “It is rubbish to say that classical music is colonialist” [« Il est absurde de dire que la musique classique est colonialiste »]. Ceci va à l’encontre des propos qu’il a tenus par le passé. Ce qui est douteux dans ces points de vue est qu’ils constituent la toile de fond des récits majeurs dans la promotion de la musique classique occidentale. Le questionnement de ces déclarations est intimement lié aux propos soulevées par Gayatri Chakravorty Spivak dans son essai de 1983 “Can the Subaltern Speak ?[« Les subalternes peuvent-elles parler ? »] et à la façon dont l’on peut constater l’effacement des voix et des expériences du Sud global dans l’histoire de la musique classique ne joue aucun rôle dans les récits centrés sur le canon musical du grand homme blanc.

Avec la pression actuelle en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI) dans la musique classique en occident, la dynamique consistant à se concentrer sur la nature bienfaitrice de la colonisation au détriment des récits et voix de celles et ceux qui l’ont vécu et ainsi que de leurs descendances, ne fait que reproduire l’apologie logique du projet coloniale dans le Sud global. Il faut aussi noter que même sous le colonialisme, les peuples n’ont pas été passifs, ainsi, nombreux sont les peuples qui ont toujours eu leur mot à dire sur le colonialisme culturel. Ce phénomène s’est donc exprimé dans la création d’orchestres anti-coloniaux, car contestataires, tels que l’orchestre panafricain, l’orchestre Nok et l’orchestre croate Tamburitza. Dans d’autres cas, l’histoire locale de la musique classique dans les pays anciennement colonisés permet de comprendre le rôle de l’existence d’orchestres et d’ensembles d’esclaves qui ont longtemps perturbé, directement et indirectement, les écosystèmes musicaux locaux.

Dans une récente déclaration provocatrice, donnant sa vision  pour l’Orchestre national indonésien, Franki Raden aborde l’idée du désengagement du projet coloniale  dans la musique encore plus explicite :

Cependant, l’ère des orchestres symphoniques européens est arrivée à son terme. Le développement de la musique orchestrale du XXème siècle s’est transformé en une impasse. La musique est devenue très élitiste et a aliéné les gens ordinaires, en particulier ceux qui vivent en dehors du cercle de la haute culture européenne. La musique a cessé d’être un outil de communication, une interaction culturelle et un effort spirituel. Elle ne fait plus partie de la civilisation humaine.

Il est temps aujourd’hui de repenser à la manière dont nous pourrions mieux communiquer au niveau mondial par la musique. Il est crucial pour nous de trouver le langage musical le plus approprié qui puisse remplir ladite mission sacrée. Heureusement, au début du XXIème siècle, nous avons assisté à l’émergence d’un phénomène musical intéressant, à savoir que les musiciens du monde entier ont commencé à aborder l’expression musicale à partir de leurs propres perspectives culturelles. Ce n’est donc pas une simple coïncidence si, au début du XXIème siècle, de nombreux musiciens se sont engagés simultanément dans l’indigénisation et la contextualisation de la musique au sein de leur propre culture. Pour cette raison, la musique du monde peut être considérée comme un point de départ idéal pour aborder le défi musical le plus fondamental de notre XXIème siècle, à savoir la recherche d’un langage musical qui puisse fonctionner au mieux pour relier les différentes sociétés et cultures du monde. Avant tout, nous devrions commencer par créer les fondations nouvelles d’une éducation musicale autochtone mondiale.

  • Le Concerto pour l’Orchestre national indonésien (2010) de Franki Raden, interprété par l’INO au Balairung Sapta Pesona, à Jakarta.

Avec tous ces orchestres viennent les compositeurs qui écrivent pour eux, créant ainsi leurs propres canons qui ne chevauchent pas nécessairement sur le répertoire des grands ensembles traditionnels ou le répertoire de la musique folklorique et artistique (bien que ce soit souvent le cas). Les musiciens et les chefs d’orchestres qui composent ces groupes, les publics et les communautés qu’ils servent, et ainsi que  les individus qu’ils inspirent parce qu’ils se voient représentés, ils convergent de manière à réinterpréter et se réapproprier de nombreuses influences locales; ce qu’un orchestre de « la musique classique européenne » ne pourrait jamais faire ou aussi bien faire dans ces contextes.

Dans le même temps, nombre de ces groupes ont été directement inspirés par les orchestres européens, ou se sont formés en réaction à ces derniers, et peuvent donc être considérés comme faisant partie de l’Histoire de la musique classique (occidental) en tant qu’institution involontairement inclusive. Dans l’ensemble, nous rendons un très mauvais service à la musicologie et plus largement la musicologie occidentale en n’incluant pas ces histoires dans nos programmes d’études musicales. 

Auteur :

Né à Udon Thani en Thaïlande, Jon SILPAYAMANANT est un multi-instrumentiste, compositeur, chercheur et éducateur musical basé dans la région de Louisville et Kentuckiana (Etats-unis d’Amérique).

Cet article a été initialement publié en langue anglaise, Anti-Colonial Orchestras: A Cultural Response to Classical Music Imperialism, le 19 Février 2012 sur le site Mae Mai. Il a été traduit avec l’accord de l’auteur par Liko IMALET et Luc LE MAIGNAN.


Bibliographie

Sur la photo l’ensemble Instrumental National du Mali. Fondé en 1961 (après l’indépendance), dissous en 2012 suite à un coup d’État militaire malien. ©Syllart Production SYL 8379, 1977 (LP).

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Mélancolie et révisionnisme : le requiem d’une « amie de l’Afrique »

© Photo : Paul Schutzer/Collection d’images LIFE/Getty Images)

« Chaque fois que je veux me battre pour les droits des Africains, je n’utilise qu’une seule main, car l’autre main est occupée à essayer d’éloigner les Africains qui me combattent » 

— Benjamin Burombo, dirigeant syndicaliste et indépendantiste zimbabwéen.

En cette dernière partie de l’année 2022, la mort d’Élisabeth de Windsor (reine du Royaume-Uni et des États membres du Commonwealth) a propulsé sur la scène publique une vague généralisée de mélancolie et de révisionnisme postcolonial. Cette vague a pris des proportions mondiales et a fait naître des débats houleux dans les mondes africains et les médias occidentaux. Elle a mis en lumière des failles dans l’enseignement de l’histoire coloniale, du devoir de mémoire, mais aussi les rapports diplomatiques entre les nations africaines et caribéennes avec la monarchie britannique contemporaine — vestige de l’empire colonial anglais.

La mélancolie postcoloniale, comme l’analyse Paul Gilroy dans Postcolonial Melancholia (paru en 2004) désigne l’ensemble des mécanismes et freins sociaux, psychologiques et culturels qui empêchent les nations européennes anciennement colonisatrices d’accomplir le travail de deuil face à la perte de leur empire. L’absence de deuil national et l’inexistence d’une mémoire de la colonisation empêcheraient ces nations de poser les jalons d’une société plus juste et multiculturelle. 

À travers cette notion de mélancolie coloniale, Paul Gilroy analyse principalement la société britannique contemporaine. L’on note alors que la difficulté de faire le deuil de l’Empire britannique donne lieu à des situations et des combines géopolitiques parfois grotesques allant jusqu’à des vagues de révisionnisme colonial. De nos jours, le colonialisme est de nouveau présenté comme une mission de développement humanitaire, philanthropique et accidentellement entachée de quelques « excès » — à savoir des génocides humains, culturels, des déportations de masse et des pillages. 

Par révisionnisme colonial, l’on entend ici la rhétorique selon laquelle il faudrait pour ces nations « arrêter de se sentir coupable de ce passé colonial ». Cela implique alors le fait de ne jamais réellement poser les bases de l’avenir en commun avec les populations issues de l’immigration et descendantes des anciens territoires colonisés. Ce révisionnisme en Occident sert aussi souvent à minimiser la montée du racisme et la précarisation des classes populaires, produits de l’immigration. En Angleterre, la hausse des crimes racistes ces dernières années est une réalité. On peut alors supposer l’existence d’une corrélation entre la précarité, le Brexit et l’abandon des pouvoirs publics sur ces questions mémorielles.  

Les pleureuses du monarque (et son empire ?)  

En Afrique plus encore que dans les Caraïbes, les déclarations publiques suite au décès de Élisabeth de Windsor sont diplomatiques, c’est-à-dire pompeuses et excessivement policées. Dans certains cas, elles tombent dans le champ lexical du révisionnisme ou de la mélancolie postcoloniale. On notera les quelques déclarations des leaders africains suivants : 

« Les liens cordiaux qu’elle entretenait avec le Kenya nous manqueront et puissent ses souvenirs continuer à nous inspirer », a déclaré William Ruto, président récemment élu du Kenya.

 « Le peuple ghanéen garde un très bon souvenir des deux visites qu’elle a effectuées au Ghana pendant son règne et, à ces deux occasions, nous nous souvenons de la convivialité, de l’élégance, du style et de la joie pure qu’elle a apportée à l’exercice de ses fonctions. », a déclaré le président Nana Akufo-Addo du Ghana.

 « J’ai rencontré Sa Majesté la reine Élisabeth II […] en 2018, où nous avons passé du temps à examiner les lettres que l’ancien président Nelson Mandela avait envoyées à la reine, et nous nous sommes souvenus du grand homme d’État que Sa Majesté respectait tant », a déclaré le président Cyril Ramaphosa de l’Afrique du Sud.

« La reine Élisabeth II était une grande amie de l’Afrique qui l’aimait en retour », a déclaré le président Ali Bongo Ondimba du Gabon.

« Le décès de Sa Majesté Élisabeth II est douloureusement ressenti et affecte le Commonwealth of Nations », a déclaré le président Paul Biya du Cameroun.

« L’histoire du Nigeria moderne ne sera jamais complète sans un chapitre sur la reine Élisabeth II, une personnalité mondiale imposante et un leader exceptionnel. Elle a consacré sa vie à faire de sa nation, du Commonwealth et du monde entier un endroit meilleur » déclaration du président Muhammadu Buhari du Nigeria.

Dans un contexte diplomatique, ce genre de discours n’est nullement étonnant. Et si les leaders africains et caribéens ainsi qu’une partie importante de la population pleurent la mort d’Élisabeth II, ce n’est pas le cas de l’ensemble de la population. Nombreux sont celles et ceux qui éprouvent du ressentiment justifié au regard de leurs histoires familiales et personnelles. Sans compter l’héritage colonial britannique avec ses crimes et ses ramifications contemporaines. Les populations les plus politisées ou au fait du passé en Afrique comme dans les Caraïbes voient dans les discours des chefs d’État un excès de zèle voir du révisionnisme qui a pour but d’attirer la sympathie de la communauté internationale (c’est-à-dire l’Occident) et des partenaires économiques.

L’impossible séparation du monarque et son empire colonial 

De nombreux médias occidentaux dans leurs versions africaines (Jeune Afrique, Le Monde Afrique, BBC Afrique, TV5Monde, CNN Africa, Le Point Afrique) mettent en avant, depuis la mort d’Élisabeth II, une relation amicale historique et cordiale avec les populations et leaders d’Afrique et des Caraïbes. Comme le rappellent ces médias, c’est lors d’une visite officielle au Kenya en février 1952 qu’Élisabeth II avait appris sa succession au trône. D’autres soulignent le fait que c’est au Ghana indépendant en 1957 qu’elle s’était rendue pour prévenir l’avancée du Communisme. Enfin, c’est son amitié avec le président Nelson Mandela qui apparaît comme le totem de son progressisme — il faut noter toutefois que sa première visite en Afrique du Sud (ancien dominion britannique) a eu lieu après la chute du régime de l’Apartheid.

L’on ne peut nier les faits historiques et diplomatiques ni le nombre important de visites en Afrique et dans les Caraïbes durant les 70 ans de règne d’Élisabeth II. Mais il semble clair que de nombreux faits ont été scénarisés pour coller à une image de « reine des indépendances ». L’action des médias concernés tend à déresponsabiliser la reine et à minimiser la brutalité coloniale et néocoloniale sous son règne. C’est notamment cette histoire que tient à rappeler une fraction radicale des partis et mouvements politiques dans la Caraïbe et en Afrique. On notera, comme exemple clé, le communiqué de L’EFF (Economic Freedom Fighters), un parti politique d’Afrique du Sud. Le parti sud-africain des Combattants pour la liberté économique ou Economic Freedom Fighters (EFF) rappelle dans son communiqué les atrocités sous le règne de la défunte reine Élisabeth II :

« Nous ne pleurons pas la mort d’Élisabeth, car pour nous, sa mort est un rappel d’une période tragique de l’histoire de ce pays et de l’Afrique ». Par la suite, il souligne aussi que « de son vivant [elle] n’a jamais reconnu les crimes que la Grande-Bretagne et sa famille en particulier ont perpétrés à travers le monde ».

L’EFF précise par ailleurs qu’elle a volontairement bénéficié de la richesse obtenue par l’exploitation et le meurtre de millions de personnes à travers le monde. On notera notamment à titre d’exemple les diamants de sang volés de la couronne royale britannique. L’EFF renforce son propos en précisant : « La famille royale britannique se tient sur les épaules de millions d’esclaves qui ont été expédiés hors du continent pour servir les intérêts de l’accumulation raciste du capital blanc, au centre duquel se trouve la famille royale britannique ». Et le communiquer prend fin ainsi : « S’il y a vraiment une vie et une justice après la mort, qu’Élisabeth et ses ancêtres obtiennent ce qu’ils méritent ».

Les héritages de « la reine des indépendances » 

  « Nous ne lui reprocherons pas les crimes de ses ancêtres s’il renonce aux droits royaux de ses ancêtres ; mais tant qu’il revendique leurs droits, en vertu de la descendance, alors, en vertu de la descendance, il doit assumer la responsabilité de leurs crimes. »

Séamas Ó Conghaile, républicain irlandais, socialiste et dirigeant syndical au sujet du roi Georges VI. 

Les paroles de Séamas Ó Conghaile peuvent aussi s’appliquer à tous les monarques de ce monde. Mais dans le cas du Royaume-Uni, il faut souligner les faits dans leurs temporalités. Ainsi, Élisabeth de Windsor en 1952 hérite d’un empire de 450 000 000 âmes dispersées sur presque tous les continents. Elle n’a donc pas directement été impliquée dans les affaires et décisions de l’État avant 1952, même si elle en a bénéficié. À ce jour, les joyaux de la couronne britannique comptent plus de 3 000 diamants et de bijoux provenant de l’époque coloniale, souvent le fruit des spoliations et violences.

 Carte de l’Empire britannique 1930 

Cependant, on notera que dès le début de son règne le 6 février 1952, l’Empire britannique n’était pas moins violent ou criminel. En se limitant aux mondes africains, l’on peut citer quelques faits historiques telle que le génocide des Mau Mau (1952-1960) ainsi que l’appropriation des terres avec le soutien de l’état kenyan nouvellement indépendant. De même, l’opération d’épuration des archives coloniales dites « Operation legacy » (1950-1970) qui avait pour but d’effacer les traces des exactions de l’Empire britannique sur plusieurs années ou encore le ralentissement des indépendances des nations caribéennes à travers l’Organisation des États associés des Antilles ou West Indies Associated States (1967-1980). On peut également évoquer le soutien logistique et financier du Royaume-Uni à l’État fédéral du Nigeria durant la guerre du Biafra (1967-1970), sans compter les autres conflits en Afrique et dans les Caraïbes. Mais de manière significative, c’est le Commonwealth qui demeure un vestige de l’Empire britannique. Mais ce vestige tend depuis quelques années à être réapproprié et utilisé comme un instrument de la géopolitique internationale par les pays anciennement colonisés, mais pas uniquement.

Le Commonwealth : le vestige d’un empire

C’est au début du XXe siècle que se rassemblent les leaders des royaumes de l’Empire britannique afin de poser les bases d’un territoire britannique composé de nations souveraines. Pour garder un lien entre ces nations nouvellement nées et le Royaume-Uni, le Commonwealth est créé. Dès le début, les États membres sont des « partenaires libres et égaux » et pourtant, le/la monarque britannique reste à la tête de l’organisation.

Le Commonwealth a considérablement évolué depuis les années 1950, passant de 10 à presque 56 États répartis sur 6 continents et représentant 2,3 milliards d’habitants, soit 1/3 de la population mondiale. Cette organisation compte en grande majorité des pays africains (21) et caribéens (13). Nombreux sont les pays qui y ont fait leur entrée sans être d’anciennes colonies ou protectorats : le Cameroun (1995), le Rwanda (2008), le Gabon (2022) ou encore le Togo (2022).

Le Commonwealth n’exerce qu’un faible pouvoir sur ses pays membres. Mais un pays membre peut en être exclu. Ce fut le cas de l’Afrique du Sud durant l’Apartheid, du Nigeria après l’assassinat du journaliste Ogoni Ken Saro-wira (finalement réintégré en 1999) ou encore du Zimbabwe expulsé en 2003 pour son bilan en matière de droits humains. 

Le Commonwealth of Nations (« Communauté des Nations ») en septembre 2022

Commonwealth : le poids possible des mondes africains

Il ne faudrait pas croire que les pays africains et les nations caribéennes demeurent passifs au sein du Commonwealth. Pour beaucoup, intégrer cette organisation est un avantage, car il y a véritablement une diversification des partenaires géopolitiques et économiques. Les membres sont privilégiés en matière de commerce, à travers des allègements des règles d’exportation à destination de la Grande-Bretagne. Par ailleurs, les sommets sont des opportunités pour les chefs d’État de traiter de manière bilatérale : paradoxalement c’est aussi un lieu opportun d’échanges entre les pays africains et caribéens.

Pour le moment, le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada semblent être les grands gagnants du Commonwealth. Compte tenu du poids démographique et numéraire des pays caribéens et africains, l’on pourrait se demander pourquoi ils n’ont pas davantage de contrôle au sein de cette organisation. À l’avenir, ces pays pourraient profiter de cet avantage pour mettre en avant les débats sur les réparations pour l’esclavage ou encore sur le retour des œuvres spoliées par exemple.

On notera que les leaders africains trouvent dans le Commonwealth une échappatoire aux contraintes diplomatiques de la scène internationale. Contrairement aux autres organisations, le Commonwealth n’est pas regardant sur la nature de la gouvernance : le Gabon, le Togo et le Rwanda en sont de très bons exemples sur les questions relatives au respect des contre-pouvoirs (les partis de l’opposition, des associations, les syndicats, les médias, les cultes, etc.) et aux libertés collectives et individuelles. Les pays africains et caribéens se servent tout aussi bien du Commonwealth. Par exemple, en 2018, à la suite de la 25e réunion des leaders du Commonwealth, le rôle de “chef symbolique” du Commonwealth, bien que non héréditaire, a été accordé au dirigeant de la couronne britannique. Par conséquent, après le décès de la reine le 8 septembre 2022, Charles devint automatiquement chef du Commonwealth. L’arrivée d’un nouveau monarque pourrait laisser apparaître des failles et des ambitions de certains blocs régionaux au sein de l’organisation. Grâce à leur nombre, l’Afrique et la Caraïbe seront amenées à jouer un rôle clé et hypothétiquement de nommer un autre chef.

Le salut collectif ou l’urgence d’un devoir de mémoire 

Même dans une monarchie parlementaire, le monarque a un poids dans les décisions de l’État. Si Élisabeth II n’est pas co-responsable des décisions de son État ni complice des structures prédatrices mises en place par son empire après sa chute, qui l’est ? L’idée même de complicité ou de co-responsabilité est clémente, car elle sous-entendrait que la monarque ne disposait nullement d’une marge de manœuvre durant son règne. Elle, qui, paradoxalement, s’est drapée d’une « neutralité royale » durant 70 ans de règne. Cette neutralité n’a-t-elle pas été une forme de lâcheté ? Ces années qui ont été suffisamment longues auraient pu marquer un renouveau diplomatique. Pourtant, elles lui ont tristement servi à s’accrocher au Commonwealth, fantôme d’un empire perdu. Comment comprendre alors qu’en 70 ans de règne, il n’y a pas eu d’excuses officielles, ni de lancement d’un programme pour la compensation des populations asservies dans les Caraïbes (à minima), ni de retour des artefacts spoliés, des corps et crânes (trophées coloniaux) présents dans le British Museum ? 

On entend depuis peu qu’il « faut pleurer la reine et pas son empire ». Si en Occident cela est possible, il paraît absurde et déplacé de demander à des personnes issues ou vivant en Afrique et dans les Caraïbes de collectivement prétendre oublier les faits et l’Histoire. Conformément aux propos de Séamas Ó Conghaile, en acceptant de devenir reine, c’est aussi l’héritage de l’empire qu’elle a accepté d’incarner et de pérenniser. Et si les attitudes des Africains et afrodescendants sur les réseaux sociaux (Black twitter) sont moqueuses, satiriques et parfois questionnables, il faut comprendre qu’elle s’inscrit dans une démarche cathartique et raisonnable. Cette mort (naturelle, car de vieillesse à 96 ans) est une occasion perdue pour la monarchie britannique de faire amende honorable des crimes passés qui sont encore de nos jours l’une des sources du sous-développement, des circuits migratoires et capitalistes modernes.

La responsabilité collective des peuples africains et afrodescendants se pose, car ils ne peuvent rester éternellement dans une posture passive face à l’Histoire et aux questions mémorielles. Il est urgent pour ces nations de prendre conscience de l’importance du devoir de mémoire et de la guérison collective. Dans cette approche, il devient alors primordial d’éduquer les masses sur l’Histoire contemporaine et ancienne des mondes africains. Mais, un devoir de mémoire ne veut toutefois pas dire tomber dans une vision idyllique du passé. Des pans entiers de l’histoire doivent être connus et reconnus dans toutes leurs complexités. Et il est important de préciser qu’il y a bien évidemment d’autres facteurs au sous-développement de l’Afrique et des Caraïbes (la corruption d’une partie importante des dirigeants et la cooptation des élites en fait partie par exemple).  

Le déni de cette question mémorielle est tel qu’en 2020, de nombreux pays comme Haïti, le Nigéria, la République démocratique du Congo, La Guyana, L’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, les États-Unis d’Amérique, le Canada et la France  ont voté contre ou se sont abstenus dans le vote de  la résolution A/RES/75/237 de l’ONU. Cette proposition appelait à une action concrète en vue de poser les bases pour une réparation des crimes coloniaux, mais aussi et surtout l’élimination du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée. Elle plaidait également pour l’application intégrale et le suivi de la Déclaration et du Programme d’action de Durban. 

Le devoir de mémoire sur la question coloniale et l’esclavagisation des peuples africains se doit de faire fi du manichéisme, car elle ne peut pas absoudre ou diminuer les actions historiques de certains par rapport aux autres. Ainsi, les peuples africains doivent se saisir du passé et du présent pour questionner les héritiers des anciens empires. Il est également nécessaire d’interroger la responsabilité de certaines classes dominantes (précoloniales, coloniales puis postcoloniales) qui ont hérité d’un pouvoir étatique basé sur la violence (sociale, politique et économique).

Auteur :

Liko IMALET, est un artiste multidisciplinaire. Il est diplômé de l’école de management de la Sorbonne, membre de Justice For Cameroon, du collectif Lundi Soir et commissaire de films pour la 2e programmation des cinémas des mondes africains  (le ciné-club de l’AMECAS).

Bibliographie : 

African Publics Are Less Keen on the Commonwealth Than Their Leaders, 24 June 2022, Chris Olaoluwa Ògúnmọ́dẹdé, World Politics review 

Cloud of colonialism hangs over Queen Élisabeth’s legacy in Africa, By Stephanie Busari, CNN, September 10, 2022                

De l’Atlantique noir à la mélancolie postcoloniale, Entretien avec Paul Gilroy, Jim Cohen, Jade Lindgaard, dans Mouvements 2007/3 (n° 51), pages 1 à 30

De l’Empire britannique au Commonwealth, par Henri Grimal

Entretien avec Sir John Compton (Premier ministre de Sainte-Lucie), la chaîne nationale de Saint-Lucie (2004) à l’occasion des 25 ans d’indépendance

Le « fardeau de l’homme blanc » se refait une jeunesse, 17 juillet 2006, Priyamvada Gopal, Jeune Afrique  

Le révisionnisme colonial se porte bien au Royaume-Uni, Histoire coloniale et postcoloniale, 7 août 2006 

Mélancolie postcoloniale ?    La réception décalée du roman Monnè, outrages et défis, d’Ahmadou Kourouma (1990), Claire Ducournau, dans Actes de la recherche en sciences sociales 2010/5 (n° 185), pages 82 à 95

Postcolonial Melancholia, Paul Gilroy, New York, Columbia University Press, 2004.

Queen Élisabeth: monarch who had to adjust to the shift from Empire to Commonwealth, The conversation par Roger Southall

Reconsidering Reparations by Olúfẹ́mi O. Táíwò. Pp 280. Oxford: Oxford University Press. 2022 //  Reconsidering Reparations with Olúfẹ́mi O. Táíwò, What’s Left of Philosophy, Youtube

Sur la photo, la reine Elizabeth II salue les spectateurs alors qu’elle et le président du Ghana, Kwame Nkrumah, Accra (Ghana), le 9 novembre 1961. Paul Schutzer/Collection d’images LIFE/Getty Images, 

The Biafran War: Nigeria and the Aftermath, E. Mellen Press, 1990, Herbert Ekwe-Ekwe, 

The Journal of Imperial and Commonwealth History, Journal of Imperial and Commonwealth History, The Volume 45, 2017 – Issue 4, ‘Operation Legacy’: Britain’s Destruction and Concealment of Colonial Records Worldwide by Shohei Sato

The Mau Mau Rebellion, Pardee School of Global Studies ( African Studies Centre)

Une persistance de l’Empire britannique en Afrique postcoloniale ? Le rôle des compagnies pétrolières British Petroleum et Shell, Jonathan Kuiken, dans Afrique contemporaine 2017/1-2 (N° 261-262), page 45 à 60

Les îles caribéennes et le sentiment « anti-vax »  

Image en couverture : Une manifestation organisée contre le pass sanitaire a la maison des syndicats de Fort-de-France image : LP/Olivier Corsan, Le Parisien

La Caraïbe fait référence à l’archipel d’îles situées entre les Amériques du Nord et du Sud. La plupart de ces îles ont acquis leur indépendance dans les années 1970. Certaines d’entre elles comme les îles des Antilles francophones (Martinique, Guadeloupe, etc.), demeurent sous tutelle française et font partie des territoires français d’outre mer. Ces îles ont développé des économies fondées majoritairement sur le tourisme et l’industrie et en second lieu sur l’exportation de produits agricoles et de matières premières. Les territoires antillais partagent des réalités socio-culturelles communes. Leurs histoires respectives, même si elles divergent, font aussi partie d’un héritage commun plus large. 

Les premières campagnes de vaccination anti Covid-19 annoncées en 2012 ont  suscité de fortes réactions de la part du grand public partout dans le monde. On a vu des protestations éclater en France, mais aussi aux États-Unis, faisant surgir de l’ombre les détracteurs du vaccin de la Covid-19, qualifiés un peu partout « d’anti-vax ». En France, ces protestations ont été observées dès décembre 2020.  Alors que la première campagne de vaccination est en plein essor, de nombreuses études ont été menées sur le profil et les sentiments de ces détracteurs. On peut prendre l’exemple d’une étude réalisée en décembre 2020 par trois sociologues Alexis Spire, Nathalie Bajos et Léna Silberzan, mise en ligne sur MedRxiv.org dans l’attente d’être publiée dans une revue scientifique. Elle a été menée auprès d’un échantillon de  85.000 personnes et donne une idée du profil des personnes qui hésitent ou manifestent  un sentiment de rejet face au vaccin contre la Covid. Cette étude montre qu’environ un Français sur quatre serait particulièrement hésitant face à la vaccination. La France a aussi été nommée le pays le plus « vaccino sceptique ». dans les médias. Cela n’a pas empêché le Président de la République d’annoncer, le 11 août 2012, le lancement d’une campagne de rappel de vaccination anti-Covid-19. Selon le site covidtracker.fr, le nombre de Français vaccinés avec au moins une dose en fin d’année 2021 correspondait à 75% de la population. L’Hexagone s’est donc empressé d’affirmer avec raison, que le taux « d’anti-vax ». le plus élevé se trouvait dans les territoires d’outre-mer. Ce discours s’avère arrangeant, au regard des fortes vagues de « protestation anti-vax ». qui se sont déroulées durant la seconde moitié de l’année 2021, en Martinique, mais aussi en Guadeloupe. Ces territoires ont été au centre des débats sur le vaccin contre la Covid-19 en France. On note plus globalement qu’il y a un faible taux de vaccination dans beaucoup d’autres îles de l’archipel de la Caraïbe, et cela presque deux ans après les débuts des premières campagnes de vaccination mondiale. 

Au vu des fortes protestations recensées en Martinique fin 2021-début 2022 et avec un taux de vaccination qui s’élève à  27% à Sainte-Lucie en décembre 2021, une question s’impose : pourquoi observe-t-on une résistance au vaccin sur ces deux territoires caribéens voisins ? Est-ce qu’elle relève simplement de la méfiance ?  Le site  datavaccin-covid.ameli.fr, montre par exemple les chiffres relatifs à la vaccination par département : en ce qui concerne les territoires comme la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, le taux de vaccinés se situe entre 24 et 35 % en novembre 2021.  À Sainte-Lucie, île moins peuplée que la Martinique (150 000 habitants VS 400 000), le taux de vaccination ne s’élève guère à plus d’un quart de la population. De nombreux médias ont qualifié ces « anti-vax » de « complotistes ». En réalité, les choses sont beaucoup plus nuancées. De plus, il convient de rappeler que la question vaccinale a suscité des résistances partout dans le monde. Le contexte politique, social et historique de ces territoires a aussi contribué à renforcer cette méfiance. Sans pour autant en faire un point central, il faut aussi se rappeler que la société caribéenne maintient certains héritages coloniaux, dont les impacts socio-politiques restent présentement palpables et font, par ailleurs, ressurgir les méfiances 

La Martinique

La Martinique est une île française de la Caraïbe située plus précisément dans l’archipel des Petites Antilles. C’est un département et une région d’outre-mer administrée dans le cadre d’une collectivité territoriale unique, par la Collectivité territoriale de Martinique (CTM). Le PIB régional s’élevait à 8,4 milliards d’euros en 2014, (22 209 euros par habitant). Ce chiffre est le plus élevé des départements et régions d’outre-mer. Il reste cependant inférieur à la moyenne nationale française (32 199 euros par habitant). L’économie martiniquaise est principalement tertiaire. En 2010, les services publics représentent plus de 80% de la richesse produite. Les secteurs de l’industrie représentent 13% et l’agriculture et la pêche seulement 2,3%. Malgré cela, la Martinique connaît une situation économique difficile. On le voit notamment avec le taux de chômage important (18,9 % de la population active en 2015). 

Avec l’approche des élections présidentielles d’avril 2022 en France, le président Macron a annoncé la levée des restrictions auxquelles les Français faisaient face depuis presque deux ans. La question du motif politique reste au cœur de tous les esprits, car le virus, et surtout le variant Omicron, continue de circuler. Dans le cadre de la mise en place du passeport vaccinal, le 24 janvier 2022, la levée des restrictions a eu lieu en deux temps, les 2 et 16 février. Pendant que les habitants de France métropolitaine savouraient une liberté nouvellement acquise, il n’en était pas de même dans les territoires d’outre-mer. À ce moment-là, la Martinique était en état d’urgence depuis le 8 décembre 2012.  L’annonce de la levée du couvre-feu a été faite le 21 mars par le préfet de Martinique. Cette levée impliquait la suppression de  l’autorisation d’ouverture des restaurants et des bars. Le port du masque quant à lui n’est plus obligatoire depuis le  9 avril. Dans ces territoires d’outre-mer, sous l’effet du variant Omicron, la circulation de la Covid-19 connaissait une « augmentation considérable ». Au 28 mars 2021, seulement 45% de la population martiniquaise de plus de 12 ans est vaccinée d’une dose. Un peu plus tard que dans l’Hexagone, les territoires ultramarins se voient, eux aussi, confrontés à une hausse des contaminations du coronavirus. Même les pics de contaminations de Covid observés en fin d’année 2021 n’ont pas su convaincre les habitants de se faire vacciner. 


Ce phénomène semble plutôt répandu dans la Caraïbe. La Guadeloupe n’est pas l’objet de cet article, mais il reste utile de mentionner quelques chiffres qui montrent que cette logique n’est pas propre à la Martinique et à Sainte-Lucie. En Guadeloupe, la résistance à la vaccination est toujours forte. Dans un bilan du 10 janvier, la préfecture annonçait que le variant Omicron était présent dans plus de 95% des prélèvements positifs en Guadeloupe. En chiffres, c’est la Guyane qui présentait le taux d’incidence le plus élevé parmi les cinq départements d’outre-mer, avec près de 3 400 cas pour 100 000 habitants sur le territoire. Juste après, l’indicateur frôlait les 3 000 cas pour 100 000 habitants en Guadeloupe. Avec de telles valeurs, ces deux territoires affichent désormais un taux d’incidence plus élevé que le niveau national actuel alors que depuis fin novembre 2021, le niveau national était supérieur à celui des territoires ultramarins. La tendance s’est donc inversée.

Les grèves et les révoltes de 2021-2022 dans les Antilles françaises sont des mouvements issus d’un conflit social qui a débuté en novembre 2021. Cette crise est née suite à la décision du gouvernement français d’instaurer sur tous ses territoires une obligation vaccinale pour le personnel soignant ainsi qu’un pass sanitaire. Ce pass est obligatoire dans tous les lieux publics clos. En réponse, une grève générale et des manifestations éclatent d’abord en Guadeloupe et ensuite en Martinique. Le taux de vaccination relativement bas est essentiellement dû à plusieurs facteurs socio-culturels distincts, ajoutés à une méfiance vis-à-vis des injonctions de l’État. Beaucoup de personnes incriminent des informations jugées « obscures » et parfois même contradictoires. Benjamin Garel, l’ancien directeur du CHU de Fort-de-France témoigne auprès de Marion Lecat (journaliste indépendante qui écrit pour Basta sur l’obligation vaccinale) en ces termes : « Même durant la quatrième vague qui a été meurtrière, on continuait à nous accuser de mensonge, à dire qu’il n’y avait personne en réanimation ». De nombreuses questions se posent sur la réelle dangerosité du virus : il faut prendre en compte que des virus et des épidémies font souvent apparition aux Antilles qui est une zone tropicale (ex: Chikungunya et  Zika en 2014 et 2015). Pourtant,  à ce jour il n’y a eu aucune mesure de vaccination obligatoire pour ces virus.. La dengue fait, quant à elle, régulièrement des apparitions dans ces régions. Elle touche jusqu’à 50 millions de personnes dans le monde et en tue près de 20 000 par an. Peut-être qu’en comparaison, le coronavirus reste une maladie qui a un effet global et est hautement transmissible, mais en même temps, on ne peut pas nier l’effet qu’a eu la médiatisation du coronavirus sur les esprits. Pourtant, selon l’Institut Pasteur, deux milliards et demi de personnes vivent dans des zones à risques de dengue. Cette maladie comporte un potentiel meurtrier élevé, mais n’est pourtant pas autant médiatisée. L’article de Madame Lecas fait écho à cela. Elle relève : « Au cours des groupes de parole organisés pour l’étude, des Guadeloupéens s’étonnaient aussi qu’aucun vaccin n’ait encore été trouvé contre le zika ou le chikungunya, deux virus répandus dans l’île. Beaucoup préfèrent se tourner vers les pratiques de soin traditionnelles. En effet, les pratiques de médecines traditionnelles sont très répandues en Martinique et dans la Caraïbe en règle générale. L’approche de cette médecine est avant tout préventive, mais peut aussi servir de traitement. Les alternatives naturelles sont parfois préconisées aux dépens  de la médecine classique, allopathique comme par exemple, pour un rhume ou une angine. Le virapic (herbe médicinale) et les grogs au gingembre sont deux remèdes utilisés communément. » 

Le caractère obligatoire du vaccin est aussi un frein qui revient souvent lorsqu’on interroge sur les raisons de la résistance. Pour certains, c’est une atteinte aux libertés. C’est sûrement une des mesures qui a poussé le peu de gens qui se sont vaccinés à le faire, notamment le personnel soignant, qui pour beaucoup, estime l’avoir fait sous le poids de la contrainte. L’article de Lecas fait aussi mention d’un fait qui paraît très intéressant et qui, en réalité, est au cœur de la question à mon sens : certains revendiquent là un acte de résistance. Parmi les personnes interrogées, il y a Marie-Aline Faraux, radiologue depuis plus de vingt ans qui à été suspendue : « En tant que Guadeloupéenne, du fait de l’histoire de mon peuple, j’ai une défiance accrue vis-à-vis de tout ce qui est forcé », explique-t-elle. Il y a donc une réelle dimension politique en Martinique comme en Guadeloupe. Beaucoup le perçoivent comme une manifestation du néo-colonialisme. Il faut aussi se rappeler qu’au début du confinement en hexagone, il y avait très peu de cas recensés aux Antilles. La Martinique a essentiellement vécu ce que ses habitants considèrent comme deux confinements et cela ne gêne personne. De plus, ce n’est pas juste un geste d’opposition contre l’État. On ne peut pas nier que les problématiques antillaises ne sont pas à la tête des considérations du gouvernement français : la Martinique et la Guadeloupe vivent des scandales sanitaires à répétition depuis des années sans que cela n’émeuve autant. On peut citer le manque d’eau courante en Guadeloupe, à cause de problèmes de distributions et d’épuration. Lors d’ouragans, certaines communes se voient privées d’eau pendant des semaines à cause de l’état général de la tuyauterie. La pollution au chlordécone est aussi une question qui revient souvent, cet insecticide très toxique qui, grâce à des dérogations ministérielles, a été massivement utilisé dans les bananeraies de 1972 à 1993. Plus de 90 % des Guadeloupéens et des Martiniquais sont désormais contaminés à ce produit pouvant provoquer des cancers, notamment de la prostate, des diabètes et d’autres troubles hormonaux. Il provoque aussi des troubles du développement chez les nourrissons. 

Pour beaucoup d’Antillais, il y a une défiance de l’État. La question du délabrement des services est aussi en cause. Les hôpitaux publics en Martinique souffrent d’un manque de personnel et de locaux en piteux état. Il y a un manque d’investissement dans les hôpitaux. L’hôpital de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe a également fait la une des médias pour l’état de ses locaux. On y constate des fuites au plafond, des inondations et  des moisissures. Le ramassage des déchets est régulièrement paralysé en raison d’une mauvaise gestion financière. La Sécurité sociale a vu ses effectifs diminuer, ce qui a affecté la qualité du service fourni. Enfin, la hausse des prix du carburant et du gaz domestique a placé la question de la hausse du coût de la vie au centre du débat public. Il ne faut pas oublier que la vie est plus chère aux Antilles, notamment à cause de caractères insulaires comme la difficulté de l’acheminement de marchandises. Le mouvement actuel ne cible donc pas uniquement le vaccin mais réveille également des conflits sociaux auxquels font face les Antillais depuis des dizaines d’années. Lors de l’examen du budget 2021 pour les Outre-mer, la sénatrice socialiste Catherine Conconne a fait un appel direct au Ministre : « Un plan santé est nécessaire où l’ambition doit être portée, où l’équité doit prévaloir. La Martinique présente des chiffres de vieillissement de sa population et on ne peut plus se contenter d’ignorer ces pathologies, souvent déclenchées par des vies de labeur éprouvantes, qui peinent à être prises en charge. L’administration déploie tous les dispositifs dont elle dispose mais l’ambition du pouvoir central peine à apporter des solutions efficientes . Les conditions d’accueil et l’accès à la santé sont indignes. On meurt à la Martinique faute de soins, faute de médecins. » La sénatrice à également tiré la sonnette d’alarme sur l’état de délabrement des hôpitaux évoquant notamment celui de la Trinité : « Les promesses de longue date n’ont pas été tenues, des budgets n’ont jamais été exécutés pour l’hôpital de Trinité ». Selon Martinique 1ère, l’UGTM (Union Générale des travailleurs martiniquais) se bat depuis près de 20 ans pour la reconstruction de cet hôpital.

Sainte-Lucie

image : CC BY-SA 3.0, Wikipedia 

Sainte-Lucie est une île anglophone indépendante faisant partie du Commonwealth. Elle a été libérée de la tutelle coloniale anglaise en 1979. Elle a su construire une économie indépendante basée en grande partie sur le tourisme, mais aussi sur une production agricole à petite échelle. En 40 ans, elle a su entreprendre une grande campagne d’éducation et a fondé un système scolaire efficace fondé sur l’embryon de système hérité des Anglais. En un peu plus d’une génération, le taux d’alphabétisation à atteint les 78%. Ainsi la population est majoritairement éduquée. Elle est dirigée par le premier ministre Philippe J. PIERRE élu en juillet 2012 après un bilan assez terrible de l’ancien premier ministre Allan Chastanet. La pandémie de la Covid-19 a radicalement affecté l’économie de l’île. Cela notamment car  l’île compte majoritairement sur son secteur touristique, comme nous l’avons déjà souligné. 

Dès les débuts de la pandémie fin 2019, on compte très peu de cas recensés à Sainte-Lucie. En effet, le gouvernement a pris très vite la décision de fermer ses frontières, dès février 2020. Cette décision s’est avérée judicieuse, au vu de la pression que la pandémie aurait placée sur le système hospitalier très fragile de l’île.
En effet, il y a trois hôpitaux sur l’île ainsi que de nombreuses petites cliniques et dispensaires, mais le système médical saint-lucien n’est pas tout à fait adapté pour une grosse vague de contaminations, d’autant plus que les soins médicaux demeurent chers pour la majorité des habitants. Le salaire moyen d’un Saint-Lucien est de 2,820 XCD par mois (environ 900 dollars US), Les soins médicaux nécessitent de souscrire à une assurance pour couvrir les frais en cas de maladie ou d’accidents graves, sinon la note hospitalière peut très vite monter.

Une série d’actions a vite été entreprise pour contrer l’arrivée de l’épidémie sur l’île. On le voit notamment avec le refus d’accueillir des bateaux de croisière possiblement contaminés dans le port de Castries. Les hôtels, les restaurants et tous les lieux qui accueillent le public ont été fermés pendant plus de deux mois et les frontières sont restées solidement verrouillées pendant près de cinq mois. L’économie a reçu un sacré coup : un couvre-feu quasi permanent depuis l’annonce du premier couvre-feu en mai 2021 a été instauré jusqu’en février 2022. Celui-ci a changé plusieurs fois pour les horaires. En décembre 2012, on compte environ 13 000 cas et 295 morts au total, selon les chiffres donnés par Our World in Data and JHU CSSE Covid-19 Data. 

Au mois de mars 2022, il y a eu une légère hausse du nombre de cas avec environ 11 cas détectés par jour sur l’île, ce qui correspond à 3% du chiffre pendant le pic épidémique de janvier 2022. Ce bilan n’est pas terrible, mais il faut toujours prendre en compte le nombre d’habitants sur l’île. Le ministère saint-lucien de la santé a lancé un appel aux habitants à de nombreuses reprises, de manière quasi hebdomadaire, pour les appeler à se vacciner contre la Covid-19.  Tout ceci en affirmant que les réticences à se faire vacciner augmentent le risque de contracter le virus et ses variants notamment le Delta et l’Omicron. 

Sainte-Lucie a reçu sa première commande de vaccins le 7 avril 2012 de la part de COVAX avec 24 000 doses du vaccin Oxford Astrazeneca. La première vague de vaccination a débuté tardivement et a été lente. Le 29 décembre, Tecla Jean-Baptiste, la directrice de l’institut d’immunisation nationale annonce que seules 49193 personnes avaient reçu leur deux doses de vaccin, ce qui correspond à environ 27 % de la population. Elle insiste sur le fait que ce n’est pas assez d’immunité collective pour réellement réduire l’impact du coronavirus sur le territoire. Le ministère de la santé a fait circuler une alerte urgente pour le renforcement des mesures prises dans le domaine de la santé publique en général, y compris sur le lieu du travail. De nombreux hôtels et autres lieux pour touristes ont exigé de leurs employés qu’ils soient vaccinés, en les menaçant de les suspendre de leur travail s’ils ne respectaient pas la consigne.  En décembre 2012, la chief medical officer, chef de l’ordre des médecins, le Dr. Sharon Belmar-George suggère que le variant Omicron pourrait être en train de circuler sur l’île. Pourtant, ce dernier n’a pas été détecté à ce moment précis. Le docteur Belmar-George affirme tout de même qu’avec les taux de transmission déjà observés, le variant Omicron n’allait pas tarder à être repéré sur l’île. Les premiers cas du variant Omicron font leur apparition en janvier 2022. Des actions de sensibilisation ne cessent d’être menées. Pour rentrer dans l’île, les résidents ont le droit de passage sous réserve d’avoir présenté un test PCR négatif et sous condition d’avoir validé une autorisation de voyage avec le ministère de l’intérieur. Les personnes vaccinées ne sont pas obligées de présenter un test covid. Si la personne n’est pas complètement vaccinée, elle est soumise à une quarantaine à son arrivée sur l’île. La vaccination quant à elle demeure accessible et se fait dans tous les centres médicaux équipés ainsi qu’auprès de médecins et personnels soignants auxiliaires. Elle est entièrement gratuite. 

Rappelons la question qui nous intéresse: pourquoi le sentiment « anti-vax » sévit-il à Sainte-Lucie ? À l’inverse de la Martinique, on n’observe pas forcément de vagues de protestations violentes, exacerbées par le contexte socio-politique. Il faut bien se rappeler que les deux îles ne fonctionnent pas de la même manière sur le plan politique : la Martinique est un département français et les structures politiques qui gèrent le niveau local et régional dépendent directement du gouvernement français. À l’inverse, Sainte-Lucie est indépendante, donc toutes décisions politiques prises n’engagent que le gouvernement et son peuple. C’est une jeune économie. Le système médical y est nettement plus fragile qu’en Martinique qui bénéficie de l’aide française (même s’il faut souligner que les hôpitaux martiniquais sont délaissés depuis longtemps).  Il y a peut-être une absence de protestations mais – le chiffre de seulement 27 % démontre la réticence de la population à se faire vacciner, alors que la vaccination est ouverte et gratuite depuis mai 2012. Depuis le début de la pandémie, le nombre de morts comparé au nombre de cas est plutôt faible – cela correspond à environ 1% des cas recensés. C’est un argument qui ressort souvent, car certains considèrent que c’est une maladie « inventée » par les médias. Les habitants de Sainte-Lucie vivent la pandémie violemment car le secteur touristique est à l’arrêt, mais d’une certaine manière, les populations la vivent « de loin » à travers des informations que font circuler les médias. Sainte-Lucie est tournée vers les pays anglophones et suit de près l’actualité nord-américaine et anglaise. C’est donc aussi à travers les médias qu’ils perçoivent la gravité de la situation. Ils ne se voient pas affectés comme les anciennes puissances occidentales. 

Certaines personnes dénoncent le fait qu’au début de la campagne de vaccination, le seul choix possible était de se faire vacciner avec Oxford Astrazeneca. Il n’empêche que l’annonce faite par l’Union européenne et même l’OMS concernant une possible suspension de son utilisation a inquiété certains Saint-Luciens, suite au présumé lien qu’aurait le vaccin avec des cas de thrombose et qui a suscité un débat. Pourtant, rien n’indique précisément que ces événements soient en lien avec la vaccination. Les données évaluées par l’Agence européenne des médicaments (EMA) ont conclu qu’il n’y a aucun lien direct avec ces cas de thrombose. Ces raisons ont freiné beaucoup de personnes. D’autres voient le vaccin comme une relégation des puissances occidentales de stocks qu’elles n’utilisent pas en priorité sur leur propre population. 

La vaccination a engendré beaucoup de réactions mixtes. On observe une prévalence du sentiment de méfiance. Certains taxent cette méfiance d’ignorance et d’autres de bon sens …Chacun sa vision. Quelles autres raisons font donc que le vaccin contre la Covid-19 est aussi impopulaire à Sainte-Lucie ? Dans toutes les catégories confondues de la population, les jeunes comme les personnes plus âgées, les hommes comme les femmes, tous sont tiraillés. Chez les générations les plus anciennes et les moins lettrées, il y a une méfiance liée à un manque de formation, certes, mais aussi à un manque de confiance à l’encontre du système médical de l’État. Chez des personnes entre 18 et 40 ans, tous sexes confondus, la question des rapports entre les citoyens et leurs dirigeants apparaît. Le fait de ne pas se faire vacciner relève parfois d’un « political statement”. Des personnes avec qui j’ai pu échanger sur la question, ainsi que des membres de ma famille, affirment que c’est plus globalement une méfiance à l’égard de la parole publique et du capitalisme, à qui ils associent les laboratoires médicaux.Compte-tenu du prix des soins médicaux, les habitants font parfois le lien entre l’hôpital et la dette. Ces personnes ne se présentent pas forcément comme politisés, mais affichent un avis idéologique comme en Martinique, avec l’idée de faire face au “babylone system” associé à l’industrie pharmaceutique. D’autres personnes évoquent des sentiments de colère et de défiance hérités de l’histoire de l’économie de plantation et de l’esclavage dans la Caraïbe. Ce mécontentement se manifeste face à toute tentative de la classe dirigeante qui tente d’imposer un protocole, même s’il s’agit d’un protocole sanitaire. C’est l’idée de l’atteinte à la liberté de choisir ce que l’on met dans notre corps, le corps étant un enjeu considérable pour des populations qui portent les cicatrices d’un lourd passé esclavagiste.  

L’abandon de la médecine traditionnelle et holistique, héritée de génération en génération, est aussi une raison citée par certains. À Sainte-Lucie comme en Martinique, on fait autant confiance à la médecine traditionnelle pour prévenir de maladies. Résister au vaccin est synonyme d’un attachement aux pratiques ancestrales. Les deux approches médicinales peuvent évidemment coexister. Certains préfèrent ne pas mettre de substances qu’ils jugent comme « étrangères » ou « chimiques » dans leur corps. 

En fin de compte, les mesures prises par le gouvernement local suscitent des questionnements au sein de la population. Beaucoup de choix controversés rentrent en compte dans cette défiance : l’ancien premier ministre Alain Chastanet a décidé de rouvrir l’île au tourisme avec certaines restrictions en juin 2021. Il autorise par exemple les bateaux de croisières à accoster à nouveau dans les ports de l’île, ce qui suscite de fortes réactions. Il faut noter qu’il est lui-même propriétaire d’hôtels et a des intérêts dans l’industrie de croisière. Ces bateaux de croisières sont de vrais incubateurs pour les épidémies et il est commun que certaines maladies (qui reviennent régulièrement à Sainte-Lucie comme la grippe saisonnière) soient amenées sur l’île par ces bateaux, particulièrement durant la haute saison touristique. À tel point que les habitants faisaient automatiquement le lien entre la grippe et les croisiéristes avant même l’apparition du coronavirus. Les habitants déplorent ces mesures et sentent que leur gouvernement les délaisse pour les touristes. Ils se plaignent de ne pas pouvoir se balader aussi librement chez eux tandis que des exceptions sont faites pour des groupes de visiteurs restreints. Il y a une inégalité dans le traitement et les habitants se sentent abandonnés.

Pour finir, on peut nettement observer à travers tous ces exemples qu’il ne s’agit pas juste de déficience : dans les territoires français comme anglophones de la caraïbe la résistance au vaccin fait écho à des problématiques plus complexes et anciennes. La méfiance est héritée de l’histoire : l’oppression subie aux Antilles durant la période coloniale et esclavagiste fait que, souvent, les gens résistent à tout ce qu’ils perçoivent comme une injonction. Cette forme de dislocation sociale rend les actions de l’État (même si elles sont bienveillantes envers la population) difficiles à mener.

Auteur :

DFC Langue de feu 

Sources :

https://www.medrxiv.org/content/10.1101/2021.06.07.21258461v1 Social inequalities in hostility toward vaccination against Covid-19

 https://www.latribune.fr/economie/france/la-france-premier-pays-au-monde-pour-les-idees-pro-anti-vax-820930.html

https://www.insee.fr/fr/statistiques/2128991

ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/covid-19-la-vague-omicron-debarque-sur-les-territoires-d-outre-mer-5dc85dca-72ba-11ec-aa63-d4f0e90a3def

 https://www.martinique.ars.sante.fr/les-chiffres-covid-19-de-la-semaine

 https://basta.media/Obligation-vaccinale-Guadeloupe-Martinique-defiance-chlordecone-neocolonialisme-mouvement-social

https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/gouvernement-debloque-11-millions-euros-centre-hospitalier-universitaire-martinique-545563.html

 https://www.monde-diplomatique.fr/2022/01/CRUSE/64191

https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/hopitaux-on-meurt-a-la-martinique-faute-de-soins-faute-de-medecins-185965

http://www.salaryexplorer.com/salary-survey.php?loc=184&loctype=1

https://www.stlucia.org/en/covid-19/   

https://stluciatimes.com/cmo-no-confirmation-of-omicron-in-saint-lucia-but-it-may-be-here/

https://graphics.reuters.com/world-coronavirus-tracker-and-maps/countries-and-territories/saint-lucia/

Press Release :- The Ministry of Health, Wellness and Elderly Affairs in collaboration with the Division of Public Sector Modernization has rolled out Saint Lucia’s Covid-19 Digital Vaccination Certificate Programme on Wednesday December 29, 2021

Focus sur les relations entre la Russie et cinq Etats africains

« Préparons-nous aussi chaque jour, dans la vigilance, pour ne pas permettre que dans notre pays s’installe une nouvelle forme de colonialisme, pour ne pas permettre chez nous aucune forme d’impérialisme, (de) néocolonialisme (…) » 

Discours contre le colonialisme de Dar es Salaam (1965) prononcé par Amilcar Cabral, révolutionnaire, fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, assassiné le 20 janvier 1973.

Macky Sall, le président du Sénégal, assure en cette année 2022 la présidence tournante de l’Union africaine (UA), composée de 55 États africains. À l’aune de l’invasion de l’Ukraine par la Russie à partir du 24 février 2022, il a notamment appelé la Russie au « respect impératif de la souveraineté nationale de l’Ukraine » dans une déclaration en date du 25 février 2022. Dans la même ligne, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’UA, ont déclaré qu’ils condamnaient l’invasion militaire et exhortaient les deux parties à un cessez-le-feu. 

Loin des discours policés propres à la diplomatie, la réalité est plus complexe. La Guerre en Ukraine a indéniablement des relents impérialistes. Cependant, il faut admettre qu’à la différence de beaucoup de guerres, celle-ci bénéficie d’une surmédiatisation. Chose qui n’a pas échappé aux populations africaines et afrodescendantes. De fait, face au traitement médiatique de cette guerre par rapport à celui  d’autres conflits, beaucoup s’interrogent sur ce « deux poids, deux mesures » qui établit une distinction entre des vies qui seraient dignes de deuil, méritant l’émoi, et les autres. Cette différence de traitement apparaît d’autant plus choquante en Afrique qu’il s’y déroule actuellement d’autres conflits majeurs, bien plus faiblement médiatisés (aussi bien à l’échelle internationale que nationale) comme le montre le tableau ci-dessous :

Guerres et conflits sous-médiatisés des mondes africains (liste non-exhaustive pour 2022)

Guerre du Tigré en Éthiopie (depuis 2020)
Guerre civile camerounaise dans la région anglophone de l’occidental (depuis 2016)
Guerre en République centrafricaine (depuis 2012)
Guerre du Mali contre les terroristes (depuis 2012)
Crise haïtienne (depuis 2019)
Guerre au Darfour au Soudan (depuis 2003)
Conflit frontalier entre l’Ethiopie et le Soudan (depuis 2020)
Conflit du Kivu en RDC (depuis 2014)
Conflit des ADF (depuis 1996)
Lutte contre le banditisme au Nigeria
Affrontements Afar-Somali (depuis 2020)
Boko Haram au Nigeria, Niger, Tchad, Cameroun (depuis 2009)
Insurrection au Mozambique (depuis 2017)

Il semble que l’existence de ces nombreux conflits pousse les gouvernements africains à relativiser l’importance de la crise ukrainienne. On remarque en effet une profonde réticence de leur part à s’impliquer activement dans ce conflit européen, qui se veut mondial.  Ainsi, les votes « contre » et les abstentions de nombreux pays africains lors du vote organisé par l’Organisation des nations unies (ONU) pour condamner l’agression contre l’Ukraine, témoignent d’une forme de pragmatisme de la part de ces États. En effet, même si cette guerre aura inévitablement des conséquences au niveau continental (notamment sur le plan économique), elle reste très loin des préoccupations immédiates des populations et de leurs gouvernements.

Pour autant, la question des relations Russie-Afrique n’en demeure pas moins importante. En effet, la Russie entretient des liens étroits avec plusieurs États africains, dont certains remontent à l’époque de la Guerre froide. Il convient toutefois d’examiner ces relations au cas par cas, car elles répondent à des réalités différentes. Cet article se propose ainsi d’examiner cette diversité en comparant les relations de cinq pays africains avec la Russie : le Soudan, la Centrafrique, le Cameroun, le Sénégal et le Nigeria.

Soudan

Le lien entre la Russie et le Soudan est assez singulier. Pour comprendre sa complexité, il faut remonter à l’époque de la Guerre froide au cours de laquelle le Soudan a opté pour une position neutre en rejoignant le mouvement des non-alignés. Cette position neutre et ambigüe semble perdurer aujourd’hui même si, en fonction du régime en place, le pays tend à pencher plus d’un côté que de l’autre. Ainsi, la Russie aurait à plusieurs reprises soutenu le gouvernement d’Omar El-Béchir dans ses actions menées au Darfour par exemple. De même,  le Soudan a manifesté son soutien à la Russie lors de l’invasion  de la Crimée en 2014. 

Cette relation privilégiée soudano-russe s’est aussi observée en 2017, lorsqu’un accord bilatéral a été signé concernant des entraînements militaires. En 2019, a été soumise l’idée d’établir une base militaire à Khartoum, la capitale du Soudan. Ce souhait a été officiellement formalisé par le président Poutine, notamment en 2020. Ce choix stratégique est motivé par la proximité avec la Mer Rouge. Toutefois, les discussions engagées ne semblent pas avoir trouvé d’issue pour le moment. La position diplomatique du Soudan en est certainement la cause. En effet, d’un côté, le pays perçoit de nouveau des aides des États-Unis depuis la destitution d’Omar El-Béchir. Dans le même temps, le Soudan voit dans la Russie un potentiel partenaire et allié, tant au niveau économique que sur le plan sécuritaire. Toutefois le dernier coup d’État d’octobre 2021 a de nouveau changé la donne car il a été directement soutenu par les Russes et condamné par les Occidentaux. Pour les Occidentaux, laisser la Russie avoir un accès direct à la Mer Rouge – et disposer par conséquent d’une voie ouverte sur le continent africain et l’océan Indien – est impensable. Pour éviter cela, ils arguent l’idée que le Soudan risquerait de devenir un pion russe, ce qui serait une erreur stratégique. 

Mais pour la Russie, établir cette base militaire serait une véritable aubaine, cette dernière étant proche du détroit de Bab al-Mandab où une part importante du flux mondial de marchandises transite tous les ans (environ 10%). Le nouveau régime soudanais ne semble pas y être opposé, comme le montre cette déclaration de Hemedti, numéro deux du régime actuel : « Si un pays veut une base sur nos côtes, que cette base satisfait nos intérêts et ne menace pas notre sécurité, qu’elle soit russe ou autre, nous coopérons ». À ce jour, aucune ratification des accords n’a eu lieu cependant.

Quoiqu’il en soit, la récente visite diplomatique d’une délégation soudanaise en Russie, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, pourrait prouver que les liens Soudan-Russie sont en train de se consolider. En effet, pendant huit jours, les deux pays y auraient abordé, entre autres, des questions économiques, sécuritaires et politiques. Un autre point non négligeable est la présence de la milice privée Wagner dans le pays. Comme les médias l’ont abondamment rapporté, cette milice est très présente en Afrique, ce qui révolte les partenaires économiques occidentaux mais aussi la société civile africaine.

Centrafrique

Le 5 mars dernier à Bangui, une centaine de personnes ont pris part à une manifestation en soutien à la Russie dans son offensive contre l’Ukraine. Réunis au pied d’une statue –  à l’effigie de soldats russes sauvant une femme et ses enfants – les manifestants ont agité des drapeaux russes et centrafricains… Pourtant, de nombreux citoyens de ce pays d’Afrique centrale voient la présence russe d’un mauvais œil, et pour cause : cette présence passe en grande partie par le groupe Wagner.

Selon le média Bloomberg, 450 mercenaires de Wagner seraient présents depuis 2018 sur le sol centrafricain. Leurs principales missions consistent à protéger Faustin-Archange Touadéra (FAT), le président de la Centrafrique, face aux rebelles, mais également à former des militaires et personnels militaires centrafricains. En outre, le groupe Wagner se charge de la protection de mines d’or et de diamants, en contrepartie d’un pourcentage sur les revenus générés par ces mines. Enfin, ils combattent également aux côtés des Forces de sécurité centrafricaines. 

Le groupe paramilitaire russe et les Forces armées centrafricaines (FACA) sont actuellement visés par un rapport publié en octobre 2021 et rédigé par des experts spécialisés dans le recours aux mercenaires rattachés au Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme. Les faits auraient été commis entre décembre 2020 et avril 2021. On leur reproche notamment d’avoir procédé à « des exécutions arbitraires/extrajudiciaires, des tortures, des violences sexuelles, des traitements cruels, inhumains et dégradants et des arrestations arbitraires ». À cela s’ajoute l’intervention russe dans les affaires du sommet de l’État centrafricain. En effet, des conseillers russes auraient pris leur quartier dans le palais présidentiel. C’est le cas par exemple de Valery Zakharov, qui est l’actuel conseiller du président Touadéra pour la sécurité et qui a négocié avec des leaders des groupes armés en amont des accords de Khartoum en 2019. Le ministère de la défense centrafricain s’appuie quant à lui sur les conseils d’Oleg Polguev, un haut-gradé de l’armée de l’air russe qui chuchote à l’oreille du Général de division et chef d’état-major des forces armées centrafricaines, Zéphirin Mamadou. La gestion des recettes douanières qui représentent un tiers du budget de la Centrafrique a été confiée à des représentants russes de mai à novembre 2021, notamment pour lutter contre les fraudes et donc améliorer les recettes de l’État. Frédéric-Théodore Inamo, directeur général des douanes et droits indirects, également neveu du président Touadéra, a déclaré concernant ces cinq mois de coopération avec les Russes: « Aucun manquement n’a été constaté. Nous avons même été au-dessus des prévisions fiscales qui avaient été faites. Les Russes ont aussi permis de corriger le comportement de certains opérateurs économiques, voire de certains douaniers. »

L’actualité internationale a été marquée par la guerre en Ukraine, lieu originel d’intervention du groupe Wagner. Suite à ce conflit, des mercenaires russes présents en Centrafrique ont été redéployés en Ukraine. Une réorganisation des forces de Wagner sur le territoire centrafricain serait donc à prévoir. L’on en perçoit déjà les premiers signes avec une réduction du nombre d’hélicoptères de combat et d’avions servant au transport de troupes et de matériel.

Un retrait total des Russes pourrait-il avoir lieu sur le long terme ? Quelles seraient les conséquences ? Si l’on peut craindre que les rebelles gagnent plus de terrain alors qu’ils contrôlent déjà les deux tiers du territoire centrafricain, on ne peut s’empêcher de penser au soulagement de certaines populations qui subiraient – espérons-le – moins d’exactions de la part des FACA et des leurs alliés russes.

Cameroun

Le Cameroun entretient des liens dans de nombreux domaines avec la Russie.

Au niveau économique, le Cameroun fait partie des pays importateurs de blé russe, ce qui le classe d dans la liste des pays africains pouvant souffrir de la flambée des prix du blé. Depuis la faillite de son entreprise étatique Sodéblé  dans les années 1980, le pays s’est fortement tourné vers l’importation de blé avec, en tête des vendeurs, la Russie. Ainsi en 2020, ce sont près de 300.000 tonnes de blé qui ont été importées, par exemple. Ces liens économiques pourraient en partie expliquer le refus du Cameroun de se positionner lors du vote de la résolution onusienne exigeant la fin immédiate de la guerre en Ukraine. 

L’influence russe au Cameroun peut aussi s’apprécier sous l’angle médiatique. En effet, entre novembre 2020 et janvier 2021, le média russe, Russia Today (RT) a été consulté 121.440 fois, soit plus de 45 fois plus qu’en France. Même si ces chiffres sont à relativiser – notamment en comparaison avec les fortes audiences de Radio France internationale (RFI) et France 24 dans le pays –  il n’en demeure pas moins que dans le cadre de l’offensive médiatique amorcée par le gouvernement russe depuis le sommet de Sotchi – marqué par la signature de plusieurs accords de coopération dans le domaine des médias – le Cameroun fait partie du champ d’expansion de la conquête médiatique lancée en Afrique francophone à partir de la Centrafrique. 

Sur le plan militaire, dans l’optique d’étendre son marché de vente d’armement en Afrique, la Russie a signé un accord de coopération militaire technique avec le Cameroun en avril 2015. Cet accord comprend notamment la livraison d’armes, de matériels de guerre, d’équipements et d’autres produits militaires. Cette coopération entre les deux pays  vient d’être renforcée avec la signature, le 12 avril 2022, d’un nouvel accord militaire de coopération, dans un contexte marqué par les sanctions internationales contre la Russie. 

En somme, il apparaît que les relations Cameroun-Russie s’inscrivent plus largement dans la stratégie d’influence russe consistant à multiplier les partenariats sur le continent, notamment sur les plans économique et militaire.

Sénégal

Le Sénégal est le deuxième partenaire commercial de la Russie en Afrique subsaharienne. Leurs échanges commerciaux représentaient environ 784 millions d’euros en 2021. La Russie exporte principalement des produits pétrochimiques et de l’engrais au Sénégal. De même, 40% du blé consommé provient de Russie. 

Alors que le Sénégal adopte officiellement depuis la Guerre froide une position de non-alignement, celle-ci est remise en cause par la recrudescence des tensions entre la Russie et l’Occident. Ce contexte est en effet propice à la réémergence de logiques bipolaires à l’échelle internationale. Très proche du bloc occidental et plus particulièrement de la France, l’abstention du Sénégal le 2 mars 2022, lors du vote de la résolution de l’ONU, en a surpris plus d’un. Ce fut l’occasion pour le Sénégal de réaffirmer sa tradition officielle de non-alignement. Le gouvernement sénégalais l’a défendue dans un communiqué qui souligne notamment son « adhésion au principe du règlement pacifique des différends ». 

On peut toutefois imaginer que les relations commerciales qui lient la Russie et le Sénégal ainsi que sa dépendance alimentaire représentent un enjeu majeur qui pourrait être utilisé comme levier géopolitique et donc justifier son non-alignement. Les répercussions économiques engendrées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie commencent déjà à se faire sentir au Sénégal par la hausse du prix du ciment et celui du kilo de pain. Il faut souligner que depuis les indépendances, comme dans de nombreux pays d’Afrique, les céréales comme le sorgho, le mil et même le fonio ont souvent été mises de côté. 

Sur les plans politique et militaire, l’influence de la Russie au Sénégal reste marginale car le Sénégal est un pays traditionnellement proche du bloc occidental. Toutefois, l’influence russe tend actuellement à s’accroître sur le plan économique, ce qui pourrait causer une dépendance aux exportations russes dans différents secteurs. 

Nigéria 

Dès mars 2001, suite à la visite du Président nigérian Olusegun Obasanjo à Moscou, lui et Vladimir Poutine (alors président de la Fédération de Russie) ont signé une déclaration portant sur les principes de relations amicales et le partenariat entre les deux pays. Cela a conduit à la création de la Commission intergouvernementale de coopération économique, scientifique et technique (ICESTC en anglais pour Intergovernmental Commission on Economic Scientific-Technical Cooperation).  

Dans le prolongement de cette déclaration, les relations entre les deux pays ont continué à se développer notamment lors de la visite du président Dimitri Medvedev le 24 juin 2009. De nombreux accords ont alors été prévus, tels que ceux relatifs à l’investissement, à la coopération pour l’usage pacifique de l’énergie nucléaire, au transfert des personnes condamnées à une peine d’emprisonnement, l’accord relatif à la coopération légale entre les ministères de la justice nigérian et russe, ou encore les protocoles d’accord sur l’établissement d’une joint-venture (partenariat) entre les entreprises NNPC et GAZPROM. Toutefois, excepté l’accord portant sur le transfert des personnes condamnées, aucun accord n’a été ratifié jusqu’à présent.

En dépit de cela, le volume des échanges entre le Nigéria et la Russie est passé de 300 millions à 1,5 milliards de dollars en 2010, d’après les chiffres de la Banque centrale du Nigéria. En outre, en juin 2016, suite au partenariat entre la chambre de commerce et de l’industrie de Lagos et le groupe d’entreprises russes Trailtrans Logistics, une plateforme de e-commerce a été créée. Nommée RuNiTrade, elle vise à faciliter et renforcer les échanges entre acheteurs et fournisseurs russes et nigérians. 

Par ailleurs, les relations russo-nigérianes se sont également renforcées du point de vue militaire durant les années 2010. En effet, afin de combattre Boko Haram, le gouvernement fédéral a fait appel aux États-Unis afin qu’ils leur fournissent des armes. Cependant, les États-Unis ont finalement annulé l’accord d’entraînement militaire conclu avec le Nigéria et ont refusé de leur vendre des armes au motif que les droits de l’Homme n’étaient pas respectés sur le front. C’est alors que les Russes sont entrés en jeu en 2017 pour apporter leur soutien en fournissant des armes et en formant les soldats nigérians, dans le cadre d’accords de coopération.

L’invasion russe en Ukraine a forcément eu un impact au Nigéria du fait de l’implication importante de la Russie dans l’économie du pays. En effet, un rapport sur le commerce extérieur du Bureau national des statistiques (NBS) a révélé que le Nigeria a importé des marchandises pour une valeur de 813,19 milliards de nairas (plus de 2 milliards de dollars annualisés, soit plus d’1,7 milliards d’euros) entre janvier et septembre 2021, ce qui représente 3,7 % du total des importations de marchandise du pays au cours de la même période, selon Nairametrics. En outre, cette guerre a eu un impact important du point de vue alimentaire et en particulier sur le blé, étant donné que la Russie et l’Ukraine sont de grands importateurs de blé dans le monde et notamment au Nigéria. En 2021, sur une période de neuf mois, le Nigéria a importé de Russie près de 128,1 milliards de nairas (environ 308 118 de dollars, soit environ 277 977 euros) de blé. Or la guerre a ralenti les importations de cette denrée et donc provoqué une hausse de son prix ainsi que des produits à base de blé tels que le pain, la farine etc. D’autre part, le Nigéria importe également de Russie des fruits de mers, du poisson et de la viande sous forme congelée, ainsi que des vaccins à des fins médicales. L’invasion russe en Ukraine va là encore avoir un impact. 

Ainsi, l’influence russe sur le Nigéria est importante tant au niveau économique que militaire. Toutefois, lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU, qui a eu du 2 mars dernier, le Nigéria a suivi la majorité des pays (141 sur 193) en votant pour la résolution de l’ONU exigeant le retrait des forces russes en Ukraine. De plus, le président du Nigéria Muhammadu Buhari et son gouvernement se sont dit prêts à se conformer à la résolution de l’ONU si celle-ci venait à imposer des sanctions à l’encontre de la Russie.

Afrique-Russie : espoirs, fantasmes et angoisses

Malgré son statut de deuxième puissance militaire mondiale après les États-Unis (hors nucléaire, selon le classement du Global Firepower) ou encore douzième puissance économique mondiale, la Russie fait face à une crainte d’un déclassement sur la scène internationale. Cette peur motive cette volonté d’expansion et de maintien de son influence au niveau régional et mondial. Autrement dit, développer son influence en Afrique serait un moyen de parvenir à conserver sa place d’acteur majeur à l’international, tout en donnant un nouvel éclat à sa balance commerciale et donc à son économie. 

Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, la Russie apparaît quelque peu en désaccord avec la Chine dont elle est désormais dépendante face aux sanctions internationales qui ne cessent de s’accumuler. Si la Russie  a besoin des nations africaines, on peut se demander si l’inverse est forcément vrai. Après tout, la Russie est dans une situation politique et économique instable, ce qui se reflétera à termes dans sa diplomatie. Pour les États africains, la question qui se pose est celle de l’intérêt de leurs relations avec la Russie à long terme. En effet, l’insécurité alimentaire liée au blé pourrait avec le temps être comblée, en faisant appel à d’autres partenaires ou en misant sur les céréales locales (mil, sorgho…). De même, les marchés de l’armement et des énergies fossiles pourraient être repris par des puissances concurrentes. 

Dans les faits, l’engouement de la société civile africaine pour la Russie est surtout une réaction épidermique en lien avec les exactions des anciennes puissances coloniales. Cela ne peut pas être considéré comme une véritable russophilie. 

On peut enfin noter qu’il est regrettable qu’il n’y ait pas eu un consensus poussé par l’Union africaine depuis le début de la guerre en Ukraine. Les pays africains ont des aspirations divergentes, d’où ces votes et réactions désaccordés. Dans l’idéal, il faudrait que ces pays trouvent à l’avenir des intérêts communs qui les animent. Cela leur permettrait d’une part de s’unir, d’autre part de chercher a minima à avoir un ascendant dans la relation avec la Russie qui, dépendante de la Chine, cherchera à s’extirper. La difficulté comme toujours en matière de diplomatie est la pratique de la flexibilité, et sans doute en ce sens, l’Afrique du Sud via les BRICS démontre une ingéniosité qu’il faudrait suivre ou adapter au niveau continental. Plus que jamais les nations africaines doivent prioriser leurs peuples et leurs intérêts. Mais ce choix n’est pas et ne doit pas être antinomique avec la condamnation de l’invasion d’un État souverain. Les sociétés civiles africaines peuvent et font déjà preuve de nuance et de pragmatisme sur ce point. Après tout, elles aussi se sont battues et se battent encore de nos jours contre les colonialismes, les néocolonialismes et in fine les impérialismes.

Alors que le monde se dirige vers ce qui semble être une deuxième Guerre Froide sans guerre idéologique, les nations africaines doivent réaliser que si elles veulent conquérir et sauvegarder leur souveraineté, la dernière chose à faire est de s’aligner avec l’une ou l’autre des deux parties. Le non-alignement actif devrait être la doctrine africaine pour les prochaines décennies. 

Auteurs :

Jaze Rosmade, Keisha Mbale, Marie Camara, Dorgeles Kouakou, Emilie De Pina Cardoso – Membres du Pôle Recherche

Liko Imalet – Secrétaire général de l’AMECAS

Sources : 

Economic Freedom Fighters : a promissing political party for South Africa’s future ?

The origins

The Economic Freedom Fighters or EFF (in french, les « Combattants pour la Liberté Économique ») is a south african political party funded in 2013 by dissidents of the African National Congress (ANC). EFF’s figurehead is Julius Sello Malema, former member of ANC’s pioneers movement and former president of ANC Youth League. EFF’s members accuse ANC and the Democratic Alliance (south african liberal party mostly supported by white south africans) of advantaging companies and of selling out black south africans to capitalism as cheap workforce.

In brief, EFF tackles the monopoly on the country’s mineral and property wealth that the predominantly white and minimally black bourgeoisiewho grew rich after Apartheid and owns a large part of the wealth of Madiba’s country, holds. The EFF has strongly criticized black business leaders and black owners of mining companies in South Africa. In an address to the Oxford Union in November 2015, Malema spoke out against billionaire and mining company owner Patrice Motsepe. Therefore, the EFF is not only attacking the white South African bourgeoisie, contrary to what is advanced by certain Western media, but also the black South African bourgeoisie.

The leader 

Julius Sello Malema, born on March 3, 1981 in Seshego, in the former Bantustan of Lebowa, is the current president and commander-in-chief of the EFF which he himself founded. This son of a single mother of Pedi origin, a servant living in a township, comes from a very modest social background.

From the age of nine, Julius Malema Sello joined the Masupatsela, the movement of the pioneers of the ANC. In his militant youth, according to Malema, one of his main activities was to remove the election posters of the National Party (the party that implemented Apartheid). At the age of 14, Julius Malema entered the ANC youth league (ANCYL) and received military training.At the same time, his school results are very poor and will become a subject of controversy a few years later, although he will obtain a degree in philosophy. In 1995, Malema was elected head of the league’s regional branch in Seshego and regional president. In 1997, he became president of the Congress of South African Students (COSAS) before becoming its national president in 2001. President of the ANCYL since April 2008, as was Nelson Mandela in the past, he quickly stood out during the war of succession at the head of the ANC waged between Thabo Mbeki, the President of the Republic and leader of the ANC in title, and his adversary, Jacob Zuma, former vice-president, during which he gives his unconditional support to Jacob Zuma.

Julius Malema is a character with a rather sulfurous temper and a divisive personality because of his remarks which sometimes exceed the limits of convenience. For example, Malema did not hesitate to call Helen Zille, leader of the Democratic Alliance (DA), a “racist” and of having the “face of an apartheid spy”. Similarly, he accused the leaders of the People’s Congress (COPE, a South African party founded by supporters of Thabo Mbeki, dissidents of the ANC) of being « traitors » in favor of the imperialists.

Even though Malema occupies a prominent position within the EFF and is its figurehead, we can cite other prominent members of the party such as Vice President Floyd Nyiko Shivambu, Party Secretary General Marshall Mzingisi Dlamini , Deputy Secretary General of the party, Poppy Mailola, National President, Zovuyo Veronica Mente and Treasurer General, Omphile Maotwe.

The affair of the song: “Shoot the Boers”

Malema is the subject of many controversies, particularly because of the affair of the song « Shoot the Boers ». In 2009, Malema brought back Dubula ibhunu, a traditional song from the time when the ANC was fighting against Apartheid and which called for « killing the Boers » (the Boers designate in South Africa white Afrikaner farmers). The highlighting of this song comes in a context where, according to Agri SA – the largest union of farmers – two farmers are killed every week in South Africa.

All this in a country where 50 people are murdered every day and which has totaled 11,785 attacks and 4,044 murders of farmers since 1991. According to Malema’s supporters (including Winnie Mandela) this song is harmless and belongs to the history of the country, it does not target anyone in particular, only the apartheid system. Perceived as a racist song and calling for hatred and murder, the song Dubula ibhunu will be declared unconstitutional by the South African justice in March 2010, Malema still refuses to accept the judgment.

Prosecuted in a Johannesburg court by Afrikaner civil organizations such as AfriForum and the Transvaal Farmers’ Union (TAU), Julius Malema was found guilty of incitement to hatred for having taken up in his meetings this song from the anti- Apartheid and is sentenced to pay part of the legal costs. He then accuses the Court of “racism” towards him. On September 19, 2011, the African National Congress announced that it was appealing against this judgment prohibiting the disputed song.

Moreover, this song will cause Malema to be suspected of indirect implication in the murder of Eugene Terre’Blanche in April 2010. Terre’Blanche was a former South African policeman converted into a farmer and leader of the Mouvement of resistance Afrikaner (Afrikaner Weerstandsbeweging, AWB), an Afrikaner paramilitary political movement, fierce partisan of Apartheid and the establishment of a Volkstaat (an autonomous territory). Eugéne Terre’Blanche was sentenced in 1997 for assault and was imprisoned for three years before being released in 2004.

Following these events, Jacob Zuma, believing that Malema’s incendiary statements contributed to the maintenance of racial tensions in the country, disavowed his protégé, declaring that the ANCYL had adopted « completely foreign behavior and remarks to the culture of the ANC ». When Julius Malema got wind of Zuma’s statement, declared that he was shocked by the president’s public comments towards him, saying that Thabo Mbeki had never treated him that way in public.

The breakup with the ANC

Because of these controversies, on April 20, 2010, Malema was subject to disciplinary proceedings. He risked, in the worst case, expulsion from the party even though it was unlikely for this sanction to be pronounced. In May 2010, the ANC disciplinary commission condemned Malema to pay a fine and to apologize for having notably supported Robert Mugabe’s policy in Zimbabwe, thus undermining Jacob Zuma’s political mediation efforts.

Nevertheless Malema continued to make controversial declarations including statements questioning Jacob Zuma’s policy and his authority over the party, which led to his appearance for insubordination before the ANC’s disciplinary commission in August and September 2011. Accused of having « damaged the reputation of the ANC » and of dividing it. Malema risked being suspended or even expelled from the party. During his hearing before the disciplinary commission, his supporters attacked the police, injured journalists and burned an ANC flag as well as t-shirts and portraits bearing the image of President Jacob Zuma. On September 2, 2011, the commission rejected all of Julius Malema’s arguments seeking to have the charges against him dropped.

On the 10th of September on the occasion of the 67th anniversary of the ANC Youth League, Julius Malema in his speech again attacked the Afrikaners. This time, it was the straw that broke the camel’s back. On November 10, 2011, the party’s disciplinary committee rendered its decision and suspended Julius Malema for five years for having sown division within the ANC, challenged its national leaders and damaged the image of the party. However, the commission does not hold against him the charge of incitement to racial hatred. He was expelled from the ANC youth movement on February 29, 2012. On the other hand, he was not found guilty by the commission of propagating “racism and political intolerance”. Following his expulsion from the ANC in 2012 he founded the EFF.

A political party like no other: ideology, proposals, political positioning and actions

Nothing better than this introductory sentence found on the party’s website to illustrate the EFF’s ideology: « Welcome to the Fighters for Economic Freedom: The Fighters for Economic Freedom is a radical and militant movement for Economic Emancipation, founded in 2013, with the ambition to bring together revolutionaries, activists and militants, community organizations as well as lobby groups under the umbrella of the political party that pursues the struggle for economic emancipation”.

By analyzing this quote, we can clearly see that the EFF is part of the political tradition of left-wing populism as we have known them with Chavez in Venezuela and Evo Morales in Bolivia, for example.
Left populism is based on three essential criterias : the opposition between elites and the people, the constant summoning of the people and a figure of the tribune who is supposed to guide the people.

Ideology

Based on the Western-centric “left-right” political divide, the EFF is often placed and places itself on the left of the political spectrum. Ideologically, the EFF is based on four pillars:

  • A Marxist-Leninist tradition: the EFF adopts a Marxian reading grid to analyze South African society, especially class struggles.This quote from Malema witnesses of it : “The scars of colonialism and apartheid are still there. The failure to change the ownership structures in our economy and return the land to our people has resulted in our people having political rights but not economic freedom.
  • Sankarism: the EFF claims the ideas of Thomas Sankara in terms of style and ideology. Moreover in May 2014, during a meeting, a prominent member of the EFF, Jackie Shandu declared that the EFF is “a proud Sankarist party”.
  • Fanon’s writings regarding his analyzes of Western imperialism, state, culture and class antagonisms that exist in all societies.
  • Pan-African school of thought.

Although the party is subject to many controversies, in particular following certain remarks made by Julius Sello Malema concerning the Afrikaners, its interest in social questions, its Marxian and identity reading grid nevertheless remains interesting and raises questions which arise in other countries on the African continent. Indeed, this party whose leitmotif is « economic emancipation » and the slogan « Our land and jobs, now! » puts on the table social and identity proposals that could apply to many countries on the continent facing similar issues.

Propositions

On the social level, we can cite some key measures of the party such as its will to fight against corruption which is endemic in South Africa, to dispense quality social housing, to provide basic care and education for all and cost free. The EFF also proposes to expropriate stolen land, to nationalize the mining and banking sectors, to double social assistance and the minimum wage and to abolish the toll system for the highways.

In terms of identity, in June 2015, the party resumed in its program an old pan-Africanist proposal asking that South Africa be renamed « Azanie », that the South African national anthem be purged of Die Stem van Suid-Afrika ( the national anthem during Apartheid, some elements of which have been incorporated into the current anthem) and that the architecture of buildings be reviewed and adapted to reflect the history of the struggle of Africans against colonialism. It also calls, in its program for the 2016 municipal elections, for around 40 towns in the Western Cape province to also be renamed. Once again, at a time when the question of unbolting statues or changing the names of streets paying homage to colonization arises, both in Africa and in the West, the EFF raises a topical question.

Political positioning

Malema has defended Mugabe’s land expropriation policy from white Zimbabweans and proposes to nationalize South African mines and expropriate South African white farmers without compensation. He declares that the imperialist regime must be « overthrown » in Botswana, attributing to President Ian Khama’s label of « puppet of the West » because Botswana is the host of Africom (the American military command operational in Africa) and for having claimed that Julius Malema was an « unruly boy ». Challenging NATO’s intervention in Libya, he calls the Americans « bloodthirsty imperialists ». These statements take place within a set of speeches by ANC Youth League leaders questioning the leadership of the ANC and the South African government.

During the xenophobic violence that has punctuated South Africa recently (which notably targeted Zimbabweans, Nigerians, Mozambicans, Zambians, accused of stealing the work of South Africans) Julius Malema was one of the few South African politican that strongly condemned these acts. He notably declared that once those responsible for these xenophobic acts have finished attacking their African brothers, they will then attack their own compatriots. For Malema, to say that foreigners steal the work of South Africans is simply misinformation. For him, the xenophobia that exists in South Africa results from the fact that many Africans suffer from “self-hatred”.

Actions 

Furthermore, the EFF is a political party that does not hesitate to go into the field to carry out occasional punching actions. For example, in 2016, the Economic Freedom Fighters participated in and led several demonstrations at the University of Pretoria and the University of the Free State for Afrikaans to no longer be one of the alternative languages ​​of instruction and to be replaced by African languages.

Similarly, on January 13, 2018, following a racist advertising campaign (showing a black child wearing a sweater on which he read: « the coolest monkey in the jungle ») the EFF ransacked the stores of the HM brand in South Africa.

Electoral results and sociology of the EFF electorate

Regarding its electoral results, the EFF has established itself as a major political party in South African political life but also as one of the main opposition parties. Indeed, in 2014, the party made a breakthrough in the general elections, entering the National Assembly with 6.35% of the vote and entering all the provincial assemblies. In the 2016 municipal elections, the EFF won 8.31% of the vote and won several majorities. Finally in the general elections of 2019, the party improved its score, winning 10.79% of the vote and progressing in all the provincial elections. Today, the EFF has 44 deputies out of 400 in the National Assembly and 11 representatives out of 90 in the National Council of Provinces.

The EFF scores well in the provinces where it does not hesitate to play on alliances with other political parties such as the ANC or the Democratic Alliance. However, the party must still fight to consolidate and weigh more on the national level. Regarding the sociology of his electorate, it is mainly made up of young black men who come largely from the most disadvantaged social strata of South African society.

Conclusion

To conclude, we can say that in terms of electoral results, the EFF is a party that is on a good dynamic and which could in the near future play an even more preponderant role in South African political life. Indeed, the party could notably benefit from the erosion of the ANC’s monopoly on South African political life because of the corruption cases in which it is involved (the Jacob Zuma affair for example), without forgetting social inequalities glaring and endemic insecurity faced by the South African people and to which the ANC has not provided a concrete response since coming to power. In a scenario where the anger of the South African people would continue to mount towards the ANC and its leaders because of the unresolved basic social problems of South Africans, the EFF could very well be propelled to power. On the ideological level, the EFF, because of its interest in the social question, its Marxian reading grid and its defense of the African identity (“African sovereignty”) of South Africa, remains a party with interesting proposals. whose topicality deserves to be followed on all the continent. This “radical”, “populist” political line appeals and will be able to appeal more to a popular electorate increasingly disappointed by the ANC, which bodes well for the EFF in the electoral field in the near future.

However, the party would benefit from “institutionalizing itself”, sometimes when we observe the behavior of certain members of the party during punch operations, we wonder if the EFF is a political party or a political militia. We can also blame the EFF for a very pronounced taste for militarism, not to mention the sulfurous reputation of its leader Julius Sello Malema. Moreover, in April 2016, he announced, in an interview with Al Jazeera, that he did not rule out resorting to violence to overthrow the government, which led the ANC to file a complaint against him for treason. All these elements mean that Malema for the moment does not reassure enough and is not taken seriously enough by some South Africans. He is confined to the role of troublemaker. The EFF would benefit from “normalizing” itself without denying its subversiveness and its radicalism in order to reach a slightly more moderate electorate but without alienating its popular electorate either.

Finally, it is all well and good to report corruption, but the EFF itself is embroiled in corruption cases. In fact, an investigation by a center for investigative journalism revealed that the EFF had received R500,000 in bribes from a company in return for a R1.26 billion contract to run a fleet of vehicles used by the city of Johannesburg, with the tacit agreement of the Democratic Alliance. In addition, Julius Malema has been accused of personal enrichment and is implicated in a case involving the embezzlement of millions of public funds; he was the subject of a police investigation but denies these accusations. On the other hand, when we follow Malema on social networks, especially on Instagram, we can see that he leads a fairly luxurious lifestyle. We are very far from the frugality of the great Marxist leaders such as Thomas Sankara, which leads to a paradox between his convictions and his way of life (even if he is not the first, nor the last politician to lead a lifestyle contrary to his ideas). As another would say: « To go up to the coconut tree, you have to have clean underwear » or even: « You see the speck in your neighbor’s eye, but not the beam in yours ». We will end with this quote from Alfred Musset which seems to illustrate the EFF as well as a good number of African political organizations: “Never mind the bottle, as long as we get drunk.”

Written by Charles Faye.

Translated by Marie Camara.

Afronautes : les nations africaines et les enjeux spatiaux

©Le vice-président sud-africain David Mabuza, lors de l’inauguration d’un radiotélescope à Carnarvon (Afrique du Sud), le 13 juillet 2018. MUJAHID SAFODIEN / AFP

Conquêtes, terres et richesses ! — De nos jours, il n’est pas étonnant que le vocabulaire colonial refasse surface autour de la notion de « conquête spatiale » qui est devenue un enjeu planétaire. Cette conquête n’est plus comme autrefois la mainmise de deux États et idéologies contradictoires à savoir les États-Unis d’Amérique et l’URSS. Aujourd’hui, on compte dans le domaine spatial des nations et blocs continentaux comme la Chine, l’Union Européenne, l’Inde, le Brésil ou encore l’Union Africaine.  C’est plus précisément suite à la chute de l’URSS, au début des années 1990, que la conquête spatiale perd peu à peu de sa pertinence dans le débat public et la politique mondiale. Ce désintérêt s’explique aussi par la faible rentabilité des programmes spatiaux par rapport aux investissements publics. Pourtant, ce sont ces travaux aux coûts pharaoniques qui ont donné naissance des années auparavant à des projets ambitieux qui ont mené Youri Gagarine en orbite en 1961 ou Neil Armstrong sur la lune en 1969.  

Pour les nations, les peuples africains et leurs diasporas, le début de la conquête spatiale a eu lieu dans un contexte colonial puis « postcolonial ». Nombreuses sont les nations qui de 1958 à 1991 sont des témoins passifs et au mieux fournisseurs de matières premières, métaux rares et parfois même de cobayes — comme par exemple les quarante chimpanzés  achetés au Cameroun orential par la NASA dans les années 50. 

Pour des raisons de coûts, la nouvelle conquête spatiale s’est liée aux ambitions individuelles des ultra-riches dotés d’un capital économique et industriel important. Rappelons ainsi que 26 des plus grosses fortunes du monde possèdent autant de richesses que la moitié de la population mondiale (Oxfam, 2020). Ces ultra-riches jouent plus que jamais un rôle central dans les politiques spatiales, via des lobbyings mais aussi via l’acquisition des marchés publics et de subventions étatiques assez généreuses. Les velléités corporatistes et commerciales sont bien réelles de nos jours face à ce que représenterait la libéralisation de l’espace et la libre exploitation de ses ressources minières extra-terrestres pour des entreprises du secteur privé.

Cette mobilisation vers les cieux reflète parallèlement les inégalités géopolitiques et économiques entre les pays du nord et du sud.  Quels sont alors les enjeux réels de l’espace pour les pays africains ? Cette question semble rarement présente dans les conversations et l’imaginaire collectif. Les pays africains ambitionnent-ils de devenir des nations avec des colonies spatiales ? Le doute persiste. Les enjeux de l’espace  définis dans le contexte africain ne semblent pas vraiment être synonyme de conquête, de colonisation et d’exploitation des ressources extra-terrestres. Ces nations, pour l’heure du moins, se tournent vers les cieux afin d’y trouver des solutions à des problématiques terrestres : les télécommunications, la radiodiffusion, les communications de données météorologiques etc.

Les Afronautes : la genèse contemporaine des ambitions spatiales 

Au cours des années 1960, la Zambie (ex-Rhodésie du Nord) à l’aube de son indépendance, met en place un programme spatial pour aller sur Mars. Ce projet ambitieux pour cette jeune nation est porté par Edward Makuka Nkoloso, fondateur de l’Académie nationale zambienne des sciences, de la recherche spatiale et de la philosophie. Le but de la mission sur Mars est de participer à l’évangélisation des martien(ne)s via l’envoie d’un vaisseau avec une jeune fille de 17 ans, deux chats et un missionnaire chrétien. Le professeur Makuka, convaincu de la réussite de son programme, a fait construire une fusée de 3 mètres, composée d’aluminium et de cuivre. La fusée nommée D-Kalu  en l’honneur du président Kenneth Kaunda, avait initialement un lancement prévu le 24 octobre 1964. Après de nombreuses demandes aux autorités locales, le programme fut repoussé pour éviter d’apporter une ombre médiatique à la nouvelle nation, le jour même de son indépendance. Par la suite, le professeur Makuka a fait la demande d’une somme de 7 millions de livres zambiennes pour le lancement du projet auprès de L’UNESCO. Sans réponse, le projet fut reporté. 

Rapidement après l’alunissage de Buzz Aldrin et de Neil Armstrong en 1969, le projet du professeur Makuka fut abandonné. Mais l’histoire retiendra l’appellation  « Afronauts » (afronautes en français) soit la contraction d’Africains et astronautes. Plus récemment, ce n’est que le 25 avril 2002, que le milliardaire anglo-sud-africain Mark Shuttleworth devint le premier africain et donc Afronaute de l’histoire à être aller en orbite. Ainsi, le terme  « Afronaut » a survécu au professeur Makuka bien après sa mort en 1989. Dans les œuvres de sciences-fictions et fictions spéculatives, africaines et diasporiques, le terme en lui-même fertilise les imaginaires futuristes et afro-futuristes.

Mais, le cas de la Zambie n’est pas unique sur le continent. À titre d’exemple, en 1977,  Mobutu Sese Seko, alors dirigeant du Zaïre (République Démocratique du Congo actuelle), ambitionne lui aussi de se positionner sur les enjeux de l’espace  avec un projet dénommé le Plan Mobutu. C’est à l’entreprise d’Allemagne de l’Ouest, OTRAG spécialisée dans l’industrie spatiale, que revient l’exploitation du projet et la mise en place des séries de lancements depuis la province du Katanga actuel. Dans les faits,  2⁄3 des lancements sont une réussite. Cependant, sous la pression du gouvernement français et de l’Union soviétique, les rapports entre le Zaïre et ORTAG prennent fin au cours de la même décennie. En 1980, OTRAG délocalise ses installations de production et ses essais sur un site désertique en Libye avec notamment des séries de tests réussis à partir de 1981. Malheureusement, perdant de l’argent et surtout des investissements, OTRAG  ferme ses portes en 1987. Au passage, le gouvernement de Mouammar Kadhafi confisque tous les équipements et installations de l’entreprise, dans l’espoir d’utiliser plus tard la technologie allemande. 

Main basse sur l’espace : autopsie d’une future colonisation spatiale à la fois  corporatiste et nationaliste

C’est paradoxalement à cause de ces inégalités technologiques et plus tard des ingérences que la convention internationale du 26 janvier 1967 dit « Traité de l’espace » est apparue comme pertinente. En effet, elle interdit clairement l’appropriation privée ou nationale de l’espace. L’espace est donc au regard de cette convention un bien propre à toute l’humanité et aucun État en particulier ne peut s’en accaparer. Cette vision est accessoirement soutenue par de nombreuses nations du sud, endettées, nouvellement sorties du joug du colonialisme et des guerres civiles. Conscientes qu’elles pourraient se retrouver lésées dans cette course à l’espace (notamment face à l’Occident et au bloc communisute), la grande majorité des nations du sud signe ce traité  devenu central pour le droit spatial moderne. 

Un revirement est apparu en 2015, sous la présidence d’Obama aux États-Unis d’Amérique.  Le congrès du gouvernement étatsunien a notamment  voté l’entrée en vigueur d’une loi sur la compétitivité des lancements spatiaux commerciaux, dite « Space Act ». Cet outil législatif autorise désormais les entreprises privées étatsuniennes à effectuer des recherches, mais aussi à extraire des matières premières et autres ressources dans un but purement commercial. L’on pourrait parler d’un néo-libéralisme spatial puisque cette acte prône une liberté maximale pour les entreprises et le minimum d’intervention de l’État sur les questions spatiales.

Le traité de l’espace de nos jours

À cette commercialisation s’ajoutent de manière analogue les questions de droit de propriété. En sous texte, le « Space Act » est une violation directe des principes juridiques qui régissent le droit de l’espace. Les limites du traité sont donc remises en cause notamment du fait de la place du secteur privé, et des inégalités technologiques entre les nations. Même si quelques pays africains ont fait ou font partie d’un programme spatial (Nigéria, Egypte, Afrique du Sud), les réalités sont complexes et disparates. D’où la nécessité d’une union. Aujourd’hui encore, pour la quarantaine de satellites africains dans l’espace, beaucoup sont essentiellement lancés depuis Baïkonour en Russie, Chennai en Chine, parfois même depuis Kourou en Guyane française.

Les mobilisations et enjeux de l’espace  en Afrique : au firmament de l’optimisme 

Forcées de faire face à elles-mêmes sur la question spatiale, un constat s’impose pour les nations africaines : que faire ? À ce jour, aucun pays africain ne dispose d’une industrie qui lui permettrait de développer avec ses propres moyens des infrastructures spatiales. Pourtant en 2016, Ogbonnaya Onu, ministre nigérian des Sciences et technologies a annoncé un premier objectif sur ces enjeux, à savoir l’envoie d’un astronaute dans l’espace d’ici à 2030. Pour atteindre cet objectif, les membres de la Narsda (National Space Research and Development Agency, l’agence spatiale nigériane fondée en 1999) effectuent actuellement des démarches pour obtenir des transferts technologiques avec d’autres nations dont la Russie, le Royaume-Uni, la Chine etc. La Côte d’ivoire a d’ailleurs emboîté le pas dans la mise en place d’un programme spatial au cours de l’année 2021.

Au niveau continental, ce n’est qu’à la fin des années 2010 que l’Union africaine a lancé l’African Space Agency (ASA), une agence basée en Egypte qui va servir à coordonner la stratégie spatiale du continent. Il s’agit de plus clairement d’une approche conjointe pour des acquis  et connaissances scientifiques et technologiques dans le but de garantir prioritairement le développement durable de l’Afrique. Dans la pratique, il s’agit surtout d’une approche satellitaire, puisque ces satellites permettent de favoriser l’accès aux télécommunications ou la surveillance des territoires (un atout majeur pour le contreterrorisme) et constituent une aide pour les études scientifiques et météorologiques  (changement climatique ou encore la désertification dans la zone sahélienne). 

L’Afrique en 41 satellites

Via son agence panafricaine et spatiale, l’Union Africaine s’est fixée un agenda pour l’an 2069 portant sur son entrée de l’espace afin de permettre une contribution significative et la mise en œuvre de la Stratégie scientifique, technologique et d’innovation pour l’Afrique (STISA). Cet objectif est assez récent puisqu’il est le fruit de la seconde session du comité technique spécialisé sur l’éducation, la science et la technologie (CTS-EST) qui s’est tenue du 23-24 octobre 2017 au Caire (Egypte). Dans une approche plus globale l’union envisage de faire de l’espace,  l’une des solutions face aux problèmes que rencontrent le continent, afin d’obtenir une « Afrique intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens et représentant une force dynamique sur la scène mondiale ». 

La stratégie spatiale de l’Union Africaine : les besoins sociétaux

Les blocs de l’Est et de l’Ouest : nations africaines, nations non alignées 

La nouvelle guerre froide et spatiale semble se dessiner à nouveau entre deux blocs de l’Est et de l’Ouest. La Lune, en raison de sa proximité, incarne une étape majeure pour tous. À l’Est, l’agence spatiale chinoise CNSA et Roscomos, l’agence russe, collaborent.  À l’Ouest, c’est la NASA qui travaille en partenariat avec des agences comme  l’Agence Spatiale Européenne (ESA).

Le bloc de l’Est :  CNSA et Roscomos 

  • CNSA : Pour l’agence spatiale chinoise, fondée le 22 avril 1993, plus rien n’est impossible. En décembre 2020, elle a fait aluner la sonde Chang’e-5 dans l’Océan des Tempêtes (région de la Lune) afin de collecter des échantillons de l’astre lunaire. Par la même occasion, elle a planté le premier drapeau chinois sur le satellite, 51 ans après la mission Apollo 11. Aujourd’hui, la CNSA travaille sur des futurs lanceurs lourds nécessaires pour des vols habités lunaires et aussi d’une puissance de lancement de ses fusées comparable à celle du Space Launch System de la NASA. Parallèlement, elle envisage la création d’une station internationale de recherche lunaire dénommé International Lunar Research Station (ILRS). Les chefs des deux agences russes et chinoise à savoir Dimitri Rogozin (Roscomos) et Zhang Kejian (CNSA) ont notamment signé un accord de coopération lors d’une rencontre, le 9 mars 2021. 
  • ROSCOMOS : Pour cette agence russe fondée en 1992,  le programme russo-chinois ILRS marque un tournant dans son histoire et garantit un gain de temps et d’argent à cause  du niveau technique que les deux pays ont  individuellement sur ce domaine. Cette collaboration fait véritablement d’eux un bloc important à la fois scientifique et technologique. Cette position avantageuse de la Russie s’explique notamment par l’impossibilité des États-Unis d’Amérique de coopérer avec la Chine depuis l’amendement Wolf voté en 2011 qui interdit à la NASA l’utilisation des fonds fédéraux pour mettre au point des projets communs avec la Chine. 

Le bloc de l’Ouest :  la NASA et les agences spatiales des pays alliés.

  • NASA : fondée en 1958 au début de la première conquête spatiale, elle ambitionne aujourd’hui de gagner la nouvelle conquête spatiale via son programme Artémis qui  a pour but de faire alunir sur la lune une astronaute, un astronaute et des robots d’ici 2024. Le but est d’intensifier l’exploration de la lune avec plus de détails et de précisions qu’en 1969. Il s’agit aussi d’y chercher des traces d’eau et de ressources naturelles exploitables. Par la suite, la mission a pour but, à l’aide de ses partenaires, de mettre en place une autre mission pour 2028. Grâce à ses connaissances de la lune, la NASA ambitionne d’effectuer les premières démarches vers Mars, en y envoyant des astronautes les décennies suivantes. Dans la pratique, la NASA est équipée de la fusée Space Launch System (SLS), l’une des plus puissantes de la planète pour le moment. Ses partenariats sont nombreux : il s’agit notamment de  l’Agence Spatiale Européenne (ESA), la CONAE (Argentine), l’ASA (Autriche), le CSIRO (Australie), l’INPE (Brazil) et de la CSA (Canada). Parallèlement, la NASA a aussi des partenaires commerciaux notamment SpaceX, l’entreprise du canadien, sud-africain et étatsunien, Elon Musk.

Malgré la concurrence, la majorité de ces agences spatiales (à savoir l’ESA, la CNSA, le ROSCOMOS et la NASA) font partie des agences réunies au sein de la Station Spatiale Internationale (ISS). La compétition demeure centrale pour ces nations qui sont déjà lancées sur leurs politiques et plans spatiaux. Comme le disait Kwame Nkrumah « Nous ne regardons ni vers l’Est ni vers l’Ouest : nous regardons vers l’avant », et cette citation devra symboliser à elle seule les rapports à venir entre les nations africaines et le bloc de l’Est et de l’Ouest surtout dans ces temps très troublé. Plus particulièrement, la bipolarité de la conquête spatiale offre actuellement une véritable opportunité pour les pays du continent africain de poser les jalons d’un rapport à l’espace différencié. Il s’agirait d’un rapport nouveau, loin de l’anthropocène, du capitalocène et même de l’extracto-cène, avec des ambitions pour l’espace qui ne peuvent et ne doivent pas être exploitatrices, extractives et coloniales. Mais dans un premier temps, les transferts technologiques via l’ASA (l’Agence spatiale africaine) sont primordiaux pour avoir une ou des voix qui comptent. Entre le bloc de l’Est et de l’Ouest, ne pas s’aligner est la meilleure option, pour diversifier ses partenaires et acquérir les technologies. D’un autre côté, un alignement paritaire ou presque  entre le bloc de l’Est et de l’Ouest serait une alternative pour mutualiser les acquis et ressources obtenus des deux parties, mais elle pourrait porter préjudice sur le long terme. 

En sous-texte des enjeux de l’espace , se pose aussi la question de la lutte contre la fuite des talents et des experts notamment dans le domaine scientifique. Il y a donc une nécessité d’investir sur l’emploi, la promotion,  le financement de la recherche scientifique et académique. L’espace, infini, ne peut être engagé dans la précipitation. Les réalités terrestres comme la sécurité alimentaire, l’accès à l’énergie, la stabilité politique et économique devront rester une priorité.  En ce sens, il est important de ne pas faire de l’espace une panacée aux problèmes endémiques que rencontrent les pays du continent. Il est évident que l’ambition spatiale des pays africains est positive pour les peuples — tant qu’elle ne porte pas avec elle un projet colonial. Et en ce début de siècle, cette ambition arrive à point nommé, au regard des connaissances  scientifiques et des questionnements actuels sur le Tout Vivant dont l’humain fait partie. Si l’Union Africaine à travers l’ASA n’a pas un pouvoir de coercion et de mobilisation scientifique, c’est véritablement aux nations africaines et en particulier aux groupes sous-régionaux qu’il revient d’effectuer un travail de terrain, structurel et voir même philosophique. Fort heureusement, les enjeux de l’ASA ont pour le moment, pour unique objectif de répondre aux défis que rencontre le continent.

Auteur :

Liko IMALET, est un artiste audiovisuel basé à Paris. Il est étudiant à l’école de management de la Sorbonne, membre de Justice For Cameroon et Secrétaire général de l’AMECAS.

Bibliographie :

Capitalocène, Réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène, Christophe Bonneuil, Dans EcoRev’ 2017/1 (N° 44), pages 52 à 60.

« Espace : l’Afrique en 41 satellites ! », Seynabou Babou, le 08 janvier 2020 par l’Agence de Presse Africaine (APA).

Face of Africa, « Mukuka Nkoloso: The Afronaut »,  CGTN,  diffusé le Juillet 2019.

  L’Afrique, un continent tourné vers le ciel et la course aux satellites, posté le 7 février 2020 par Chaymaa Deb dans Espace, Éditions techniques de l’ingénieur.

L’AGENCE SPATIALE AFRICAINE Vecteur de développement,  Sékou Ouedraogo (ingénieur en Aerospatial), Préface de Jean-Loup Chrétien, Collection : Diplomatie et stratégie, AFRIQUE SUBSAHARIENNE, 2015;

« L’essor de l’industrie spatiale africaine, une chance pour le développement du continent », Décembre 2020,  France 24 

« Les Russes et les Chinois prêts à une coloc lunaire » de Camille Gévaudan, Libération, le 9 mars 2021.

Séverine KODJO-GRANDVAUX, Penser le Tout-Vivant, Philippe Rey,  2021.

« The Time When Zambia Tried To Go To Mars » [«La fois où la Zambie a essayé d’aller sur Mars »], documentaire de SideNote, 2018.

The stakes of international aid in Africa: A brake to the growth of the African states

The international aid (aka the development aid) refers to a voluntary action by an external stakeholder or organization whose objective is to promote the development of a country (so called developing country). The concepts of development are numerous as well as the forms of aid. 

Regarding the economic situation of some African countries, development aid flows have essentially gathered on this continent since their independences, that put an end to European colonial empires. 

To that extent, economic public assistance organizations (such as the Bretton Woods institutions or the Public Development Agency), or private companies (such as donor countries), grant substantial sums to African states, so that projects of an economic or social nature, improve the daily life of the African populations. Nevertheless, it is clear that the results have never matched the amounts allocated, and even worse, several voices are being raised to strongly criticize the consequences of this phenomenon. Indeed, instead of participating in the development of the continent, the multiple aids have amplified the corruption, financial mismanagement, as well as the nepotism.

The Official Development Assistance is the official agency of finances which is distributed to developing countries in order to promote their economic development and their social welfare system. The financial aids flowing to Africa does not only come from government-to-government aid programs but also from international development programs of the IO such as the World Bank or/and the IMF. 

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Several factors explain the « disasters » of these aids: the institutions that receive these financial windfalls are weak and/or highly corrupted. As a result, the money is easily diverted to personal projects or to maintain leaders in the office. Knowing that this aid is supposed to support the development programs of the developing States, it is the African populations that are, paradoxically, the victims of these embezzlements.

Moreover, we must also question the international awareness, or the dynamics surrounding this system of assistance, set up by Western nations, at the cost of developing countries. Due to the non-productive results for most countries, we can ask ourselves why the biggest donor countries continue to grant aid, without questioning the requirements.  The requirement is defined as a set of conditions required by global economic organizations (the IMF and the World Bank are perfect examples) in exchange for investment loans, credits for projects or reforms. 

Nevertheless, some terms and conditions require mandatory changes for the receiving country (less public spending, privatization, more social protections, more taxes, budget for education or infrastructure, or devaluation of the national currency).

From the origins of international aid in Africa…

   The first forms of aid in the African continent should be traced back to the colonial era, and more precisely, during the « late colonial » period with the creation of the FIDES (Investment Fund for Economic and Social Development) in 1946. This organization was created for the overseas territories and those of the French Union, in order to develop medical, social or road infrastructures.

However, this project had above all the objective of embellishing the civilizational role of France, to respond to the demands formulated by the « educated » Africans of the continent. Their claims were on the one hand, that the western states keep their promises made during the Second World War, and on the other hand, a better living conditions.

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From then on, a continuous cycle of economic aid extended to the entire continent, especially after the waves of independence in the 1960s. According to the economist Dambisa Moyo, since that same decade, Africa has received more than a trillion dollars in aid.

First for the industrialization in the 1960s, then for the reduction of poverty in the 1970s, then for the structural adjustments of the Bretton Woods institutions from 1980 onwards, and finally for post-Cold War democratization. According to the Zambian economist, Africa is today, even poorer than it was in the post-independence years, the ravages of aid seem devastating, and the expected growth and level of development have never taken off.

Unlike the Asian and South American countries, if we take Africa as a whole, it has  several trains left behind. Whereas it was at the same level as these same regions during the 1960s. The statistics also compared the inflation levels of the 1970s-1990s due to decline of the raw materials and due to the oil prices shocks. Indeed, African countries have to pay for their dependence on their natural resources which are the cornerstone of their undiversified economies.

To the deep necessity of this economic « assistance », on which many African countries depend…

Given the astronomical amounts provided by Dambisa Moyo, it is legitimate to ask and understand why the international community is so generous with the African continent. Does the success of the Marshall Plan at the end of the Second World War necessarily push the West to repeat the same pattern with Africa?

Clearly, a sort of « morality » seems to govern the idea that only substantial aid would be able to stimulate the dynamics of developing countries. Indeed, the only solution to erase poverty would be to give even more to the same decaying institutions, without ever questioning the real usefulness of this method.

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With the Millennium Development Goals (reduction of extreme poverty and famine, gender equality, infant mortality, major pandemics, etc.), launched in 2000, in addition to the bloody regional conflicts and humanitarian but also natural disasters that have shaken the continent, aids channels have multiplied. While maintaining and dreaming of an Africa attracting pity and begging, especially since the slavery and colonial periods persist, both in the Western and African mentalities. In this sense, foreign aid appears to be an imperative necessity, notwithstanding the results that are concretely visible on the ground.

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While other countries manage to develop without depending on aid

What are the direct and indirect consequences for the African countries concerned ? First of all, it is essential not to consider Africa as a heterogeneous continent. This is an error of judgment and a poor perception.

Africa is indeed evolving at several speeds/levels. Even within a regional bloc, countries do not have the same level of development (such as the CEMAC zone, the ECOWAS or the COMESA). Thus, the international aid produces results that depend on local bureaucracies and administrations.

In several countries, particularly those in the CFA Franc zone, some leaders are known for their habits of embezzling the aids received. This generalized corruption has adverse effects, which paralyze the good work of the administrations. Moreover, there is a correlation between the indices of corruption and the amount of aid allocated. According to Dambisa Moyo, aid contributes to the mismanagement of institutions, fuels corruption, and maintains a certain dependence on countries in need.

In the end, if international aid proves to be a failure overall, it is the consequence of one thing: the agencies or donors who generally pay out money without necessarily respecting conditionality.

Some political regimes are very corrupted and authoritarian, supported by the Western Countries, China or the Gulf powers countries, and yet they benefit from international aid. We know that these aids will not be fully injected into the projects initiated, so why maintain states that have a deeply rooted lack of good governance and ethical transparency? For the specialists, a stable and democratic political regime, with an operational and efficient state apparatus and a low rate of corruption, would make better use of the aid paid by donors.

Ranking of the most corrupt African countries in the world

The paternalistic attitude of the leader countries towards underdeveloped countries is increasingly criticized by economists. Some wonder whether aid comes from a good intention. Countries like France openly support African countries, whose close ties have been maintained. Is the aid a form of goodwill exchange? Given France’s support for illegitimate African leaders to secure its strategic, commercial and cultural interests, aids are seen as a means to preserve them in office.

Should development aid be restructured? Should the biggest donor countries pay more attention to conditionality, like the Scandinavian countries or Australia? The latter send delegations to investigate the fulfillment of conditionality in recipient countries. Therefore, if the requirements are not respected, these countries can reserve the right to cut off aid, or to reduce the amount, in order to make the states accountable.

In Dambisa Moyo’s « L’Aide Fatale« [1], the author suggests a gradual weaning of aid, a reasoning that provoked reactions when her book was released. African countries must « be weaned for their own good » to use the author’s metaphor. Following the example of Ghana, Botswana and South Africa, which she takes as examples, aid relative to the strict needs of governments, decreases dependence on it, which encourages African countries to use it with caution, to invest it properly in the sectors of activity concerned

[1] MOYO Dambisa, L’aide Fatale. Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique (Dead Aid), traduit de l’anglais par André Zavriew, collections JC Lattès, 2009, 249 pages

Author :

Shiva Loog

Dans un contexte instable, quelle place pour la coopération régionale dans la Corne de l’Afrique ?

La Corne de l’Afrique réunit en son sein l’Érythrée, l’Éthiopie, Djibouti et la Somalie. C’est une région où coexistent des réalités différentes et qui abrite des dynamiques complexes. Depuis la fin des années 2010, la zone est particulièrement instable et secouée par diverses crises politiques impliquant un ou plusieurs pays. Dans ce contexte, comment la coopération régionale se poursuit-elle ?

La Corne : un espace sous haute-tension

Une guerre civile éthiopienne aux conséquences colossales

Deuxième État le plus peuplé du continent africain et pays hôte du siège de l’Union africaine, l’Éthiopie connaît depuis début novembre 2020 un conflit qui s’est mué en guerre civile. Les racines ethniques et politiques sont indéniables.

Le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), coalition de quatre partis ethniques dirigée par Meles Zenawi, prend le pouvoir en 1991 après le renversement populaire du régime autoritaire de Mengistu Hailé Mariam. Cette jeune coalition entend favoriser la représentation des diverses ethnies dans la sphère politique. Cependant, très vite, les membres du Front de libération du Peuple du Tigré (TPLF) monopolisent le pouvoir en occupant une grande majorité des postes à responsabilités. De plus, l’homme fort du pays, Meles Zenawi, est originaire du Tigré et membre du TPLF. Ce parti, dont l’ethnie ne représente que 6% de la population, domine donc la politique éthiopienne et exerce une forte influence au sein de la coalition EPRDF. Vingt années durant, Meles Zenawi et le TPLF participent à la croissance économique du pays, mais cela se fait sur fond de réduction des libertés et de corruption grandissante.

Cette mainmise tigréenne, aussi bien sur plan politique qu’économique, crée des frustrations dans les autres régions. Cela se traduit par des manifestations antigouvernementales menées par les Oromos et les Amharas, qui représentent respectivement 35% et 25% de la population. Le plus souvent pacifistes, ces manifestations sont pourtant réprimées de manière violente par le successeur de Zenawi : Haile Mariam Desalegn, lui aussi membre du TPLF. Malgré tout, ce dernier doit démissionner en 2018. La coalition EPRDF désigne à sa suite Abiy Ahmed, un Oromo qui n’est pas affilié au TPLF. Cette nomination marque une perte d’influence fédérale du parti tigréen.

Le nouveau Premier ministre veut marginaliser le TPLF. Pour ce faire, il destitue des hauts fonctionnaires ralliés au parti tigréen et certains sont arrêtés ou jugés pour corruption. En outre, il démantèle des structures de pouvoir dominées par le TPLF, avec notamment en décembre 2019, la dissolution de la coalition EPRDF dominée depuis sa création par le parti tigréen. Abiy Ahmed fonde dans la foulée le Prosperity Party, issu de la fusion de trois partis du EPRDF et de cinq autres plus petits. Ce Prosperity Party permet de rétablir une structure unitaire indépendante des groupes ethniques. Le TPLF, qui refuse de s’y rallier, entre alors dans l’opposition.

Le 31 mars 2020 un report sine die des élections fédérales pour cause de crise sanitaire est annoncé. Le 10 juin 2020, l’extension jusqu’à une date indéterminée du mandat d’Abiy Ahmed et des députés est déclarée. Ces deux décisions provoquent critiques et inquiétudes dans les grands groupes d’opposition dont le TPLF fait partie. Refusant cette extension et bravant l’interdiction fédérale, le TPLF organise des élections législatives le 9 septembre 2020. Ces dernières sont considérées comme illégales par le Premier ministre, qui n’est lui-même plus reconnu par le parti tigréen. Dès lors, la situation s’envenime : les financements fédéraux de la région du Tigré sont suspendus, le TPLF empêche la prise de fonction d’un haut fonctionnaire fédéral, un état d’urgence est déclaré dans le région. Lorsque des groupes armés affiliés au TPLF attaquent des bases militaires fédérales à Dansha et Mekele, Abiy Ahmed pour qui,« le dernier stade de la ligne rouge a été franchi », ordonne l’envoie de troupes militaires fédérales pour rétablir l’État de droit.

Les combats se poursuivent ainsi jusqu’en janvier 2022. Notons qu’ une crise humanitaire de grande ampleur, directement liée à cette guerre civile, s’ajoute à l’impasse politique que connaît l’Éthiopie. Pour cause, en septembre 2021, le Haut-commissariat pour les réfugiés (UNHCR) recensait 2.46 millions de déplacés internes, notamment dans les régions Afar, Amhara et au Tigré bien sûr. Ce sont autant de personnes dont les conditions de vie et de sécurité sont fortement menacées.

La transition démocratique somalienne mise à mal

Source: AMISOM

En Somalie, des luttes intestines entre les élites politiques témoignent d’un manque de consensus qui a longtemps ralenti le processus démocratique. Encore aujourd’hui, des crispations menacent les efforts menés depuis une dizaine d’années.

Après un premier report décidé en juin 2020, le Gouvernement fédéral somalien et les federal member States conviennent le 17 septembre 2020 de l’adoption d’un suffrage indirect pour les prochains scrutins. Même si certaines problématiques persistent, cet accord rassure les acteurs locaux et internationaux. Comme mentionné, la Somalie est en pleine transition démocratique et les questions électorales sont tout autant épineuses que primordiales.

Cependant, le 12 avril 2021, la Chambre basse du Parlement fédéral annonce qu’elle prolonge son propre mandat et celui du Président Mohamed Abdullahi Mohamed (dit, « Farmaajo ») pour une durée de deux ans. Cela fait suite à des désaccords entre le gouvernement central et certains federal member States qui paralyseraient la mise en œuvre de l’Accord électoral approuvé en septembre. L’opposition somalienne fait savoir que cette manœuvre est anticonstitutionnelle. Le 25 avril 2021, des affrontements éclatent entre l’armée fédérale et des troupes dirigées par des officiers soutenant l’opposition à divers endroits dans Mogadiscio. Il est nécessaire de noter que ces combats sont aussi menés sur fond de rivalités claniques. Des discussions se tiennent assez rapidement entre le gouvernement et la société civile, mais la situation reste tendue dans la capitale somalienne.

Le 27 mai 2021, le Premier ministre Roble (à qui le Président Farmaajo a confié l’organisation des élections en guise de bonne foi) déclare qu’un accord a été signé entre le gouvernement fédéral et les présidents des federal member States pour poursuivre le processus électoral. Ce n’est que le 11 novembre 2021 que sont conclues les élections de la Chambre haute (sauf dans la région de Galmudug). Cette avancée est saluée par les partenaires régionaux et internationaux, d’autant plus que le comité électoral annonce au même moment que les élections de la Chambre basse seront terminées au 24 décembre.

Cependant, la possibilité d’achever le processus électoral avant la fin de l’année 2021 s’éloigne lorsque plusieurs groupes de l’opposition soupçonnent une manipulation des résultats et des pratiques non démocratiques. À tout cela s’ajoute la pression générée par les attaques terroristes d’Al-Shabaab dont la récurrence augmente en novembre. Il y a là une volonté de perturber la transition démocratique, et il est évident que ce groupe terroriste profite des désaccords politiques pour continuer à déstabiliser la Somalie. 

Le 27 décembre 2021, le Président suspend le Premier ministre Roble de ses fonctions pour potentielle corruption. Cette décision interfère avec la tenue des élections déjà mainte fois ralentie, et ravive des tensions qui ne sont pas nouvelles entre Farmaajo et son chef de gouvernement. Les deux protagonistes se sont ensuite mutuellement reprochés de saboter les élections. Encore une fois, la Somalie se trouve dans une impasse électorale qui menace grandement la stabilité du pays.

Après trois jours de consultations entre les membres de l’opposition, la société civile, les partenaires internationaux et le gouvernement, le Premier ministre a finalement annoncé que les élections de la House of the People (Chambre basse) seraient terminées d’ici le 25 février 2022. Il s’agit d’une énième échéance, et les parties prenantes espèrent qu’elle sera tenue.

Une coopération régionale qui peine à assurer toutes ses fonctions

Des institutions régionales reconnues, mais à l’influence limitée

Dans ce contexte instable, causé entre autres par les crises politiques évoquées plus haut, les répercussions régionales sont réelles. Cependant, les diverses institutions auxquelles les pays de la Corne de l’Afrique (CA) sont affiliés ne semblent pas toujours à même de gérer, ou d’accompagner leurs États membres et les populations de manière immédiate et efficace.

L’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) est une des organisations les plus actives de la région. Sur son site internet, il est rappelé que sa mission est de « promouvoir la coopération et l’intégration régionales afin d’apporter une plus value aux efforts déployés par les États membres pour instaurer la paix, la sécurité et la prospérité ». Bien qu’attrayantes,  ces phrases de présentation n’ont pas été d’une grande utilité durant les mois qui viennent de s’écouler.

Certes, des programmes sont lancés mais il semble souvent que l’IGAD n’aille pas au bout de sa démarche. Ainsi, au cours des années 2020-2021, la division peace and security ne se prononce que très peu sur le fond des événements politiques qui secouent la CA. Si elle le fait, c’est par des communiqués de presse peu engageants. Seulement deux déclarations communes sont faites à environ un mois d’intervalle le 10 avril et le 20 mai 2021, exclusivement sur la situation en Somalie.

L’IGAD peut pourtant porter l’impulsion d’une coordination régionale efficace. Toutefois, elle apparaît la plupart du temps comme circonscrite et stupéfaite. Elle ne prend pas assez ses responsabilités d’intermédiaire face à des risques transnationaux toujours plus pressants et contre lesquels elle est pourtant censée agir. Le côté instable et imprévisible qui caractérise la Corne est peut être un début d’explication, mais certainement pas une excuse. S’il s’agit de ne pas froisser ses États membres, alors l’IGAD doit revoir sa manière d’aborder les crises qui se présentent à elle. L’organisation intergouvernementale est, bien entendu, consciente des risques et des enjeux, mais sa capacité d’action n’est toujours pas satisfaisante. Hélas, cela se fait au détriment des populations directement affectées par l’instabilité politique et sécuritaire de la région. 

Ce ne sont pourtant pas les occasions qui manquent puisque l’IGAD  tient régulièrement des sommets, des conseils, des réunions de chefs d’État et de gouvernement ou de ministres, pendant lesquels divers sujets sont abordés. En effet, la CA et ses acteurs doivent également gérer d’autres crises régionales. On pense à la crise sanitaire due au Covid, à la sécheresse qui fragilise d’ores et déjà certaines communautés, aux attaques et menaces terroristes, ou encore aux invasions récurrentes de criquets pèlerins qui détruisent les récoltes. L’IGAD gagnerait à s’exprimer plus clairement et plus rapidement quand il s’agit de tensions politiques, car les initiatives et les projets qu’elle porte dans l’agriculture, l’économie, le développement social ou la médiation pour la paix nécessitent de la stabilité pour être pérennes. Une coopération régionale pertinente doit donc être multisectorielle et se faire sur plusieurs fronts.

La réaction du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), une autre institution régionale davantage portée sur la coopération économique, va dans ce sens. Dans un communiqué du 23 novembre 2021, les chefs d’États et de gouvernement membres du COMESA font des déclarations à propos des tensions dans la Corne de l’Afrique. Bien que l’objectif principal de l’organisation soit une meilleure intégration économique régionale, ces leaders savent qu’il est difficile d’avoir l’un sans l’autre. Ils en appellent donc aux pays concernés pour rétablir le dialogue et mettre fin aux tensions.

Un risque de débordement des conflits

La Corne de l’Afrique (CA) est une région aux dynamiques complexes et dont la stabilité fluctue. Tout conflit peut rapidement présenter des ramifications régionales plus ou moins gérables.

D’un point de vue économique, Djibouti fait partie des voisins qui pâtissent sérieusement du conflit au Tigré. Ce petit pays dont l’accès à la mer est un atout indéniable, commerçait avec l’Éthiopie. Mais depuis le début du conflit, le corridor qui est normalement utilisé pour acheminer les marchandises éthiopiennes depuis les ports djiboutiens est menacé, voire bloqué. Une situation qui ne convient pas à Djibouti puisque l’import-export éthiopien représente d’importantes recettes. Cette interdépendance économique peut expliquer le soutien immédiat d’Ismaël Omar Guelleh, président djiboutien, à Abiy Ahmed au début du conflit.

Les crises multiples de la CA ravivent également des tensions frontalières, particulièrement entre l’Éthiopie et le Soudan. Ce dernier est déjà malgré lui impliqué dans le conflit éthiopien car il reçoit des milliers de réfugiés venus de l’Éthiopie. Dès le début des affrontements, le Soudan a ouvert des camps et s’est dit prêt à accueillir 20 000 réfugiés. Quelques semaines après, 36 000 personnes avaient déjà franchi la rivière Tekezé, selon le Haut-commissariat pour les réfugiés (UNHCR). Un afflux massif qui en dit long sur le climat délétère, et qui ne fait que croître puisqu’en décembre 2021 plus de 50 000 réfugiés éthiopiens étaient recensés à l’Est du Soudan. Toutefois, c’est plus au sud que les tensions territoriales sont les plus inquiétantes. Le Soudan et l’Éthiopie se disputent depuis plus d’un siècle, le triangle d’El-Fashaga, une zone convoitée pour la fertilité des ses sols. En décembre 2020 des affrontements ont lieu entre l’armée soudanaise et des miliciens associés au gouvernement fédéral éthiopien suite à l’expulsion d’agriculteurs éthiopiens. Ceux-ci étaient installés sur les terres cultivables soudanaises et ont été sommés de passer du côté éthiopien. Une décision unilatérale qui n’a donc pas plû à Abiy Ahmed. Plusieurs observateurs de la CA estiment que ces tensions frontalières peuvent dégénérer en conflit armé, et qu’il faut parer à cette éventualité. Les relations diplomatiques très tendues entre Khartoum et Addis-Abeba ne laissent rien présager de bon.

Les diverses mesures prises par le Kenya depuis la recrudescence des tensions dans la CA montrent comment les relations bilatérales, et plus largement la coopération régionale, peuvent être affectées. La sécurité a notamment été renforcée à la frontière nord partagée avec l’Éthiopie, car le Kenya craint l’entrée illégale de ressortissants éthiopiens. Le gouvernement kenyan demande également la fermeture ou la relocalisation de camps de réfugiés proches des frontières avec l’Éthiopie (Kakuma Camp), mais aussi la Somalie (Dabaab Camp). Ce n’est qu’en novembre 2021, que le gouvernement kenyan revient sur ses positions et accepte la rénovation de Kakuma Camp après une médiation de l’UNHCR.

Si on se penche maintenant sur l’Érythrée, on remarque qu’elle a une responsabilité toute particulière dans la situation actuelle de la CA. En 2019, le rapprochement de l’Éthiopie et l’Érythrée après une guerre meurtrière de 1998 à 2000, et l’absence de relations diplomatiques, rebat certaines cartes. De fait, cela signifie que l’Érythrée qui était jusque-là assez isolée dans la région, s’ouvre davantage vers l’extérieur. Toutefois, l’impact de cette ouverture n’est pas positif à l’heure actuelle. D’une part, il faut recalibrer la place érythréenne dans un échiquier régional d’ores et déjà  instable. D’autre part, il faut découvrir au fil de l’eau les intentions du Président érythréen Issayas Afeworki.

Du reste, l’implication érythréenne dans le conflit au Tigré à attiser un feu qui était déjà lancé. D’abord démentie, la participation de l’Erythrée au conflit tigréen est finalement reconnue par Abiy Ahmed. Le Premier Ministre s’est arrangé pour que les troupes érythréennes attaquent les Forces de défense du Tigré par le front nord, pendant que l’armée fédérale pressait le front sud. L’entrée officieuse de l’Érythrée dans ce conflit a enclenché un processus redoutable de régionalisation des tensions. Sans compter que Afeworki pourrait tirer parti d’une déstabilisation de l’État fédéral éthiopien, entre potentielles revendications territoriales et nouvelle domination au sein de la Corne de l’Afrique.

Une instabilité dont les conséquences se font sentir à l’échelle internationale

Source : Sourav Sarker – UNSOM

Quelles réactions chez les bailleurs internationaux?

L’Union africaine est initialement très effacée, certainement parce que son siège permanent d’organisation intergouvernementale se trouve à Addis-Abeba. Le 23 novembre 2020, elle est tout de même la première organisation internationale à avoir mandaté des médiateurs. C’est une décision d’autant plus symbolique qu’en février 2020, son 33ème sommet des chefs d’État et de gouvernement avait pour thème « Faire taire les armes en Afrique ». L’enjeu est bien de rétablir un dialogue et de nouer de nouvelles coopérations entre tous les acteurs du conflit. Mais cette médiation menée par l’Union africaine n’a pas abouti assez rapidement, et d’autres partenaires internationaux se sont joints aux efforts d’arbitrage.

Étant donné que la majorité des États de la Corne de l’Afrique (CA) ont besoin des investissements étrangers pour soutenir leurs économies ou pour maintenir leurs institutions à flots, la réaction qui revient le plus souvent chez les acteurs internationaux est la crainte sensée que les conflits s’étendent dans l’espace, et dans le temps. Mais il n’y a pas de consensus sur la manière d’agir.

Pour preuve, en mars 2021, les membres du conseil de sécurité ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’adoption d’une déclaration du Conseil de sécurité de l’ONU à propos de la guerre civile en Éthiopie. Il s’agissait de demander  d’ouvrir le corridor humanitaire vers le Tigré et de cesser les violences. Sans grande surprise, ce sont  la Chine puis la Russie qui ont refusé de réclamer « la fin des violences au Tigré » considérant que ce conflit est une affaire interne. Malgré plusieurs jours de négociations, l’entièreté du texte est donc abandonnée.

Pour autant, plusieurs partenaires internationaux font le choix de nommer des envoyés spéciaux pour la Corne. Annette Weber pour l’Union européenne, David Satterfield pour les États-Unis et Frédéric Clavier pour la France. Tous les postes ne sont pas créés ad hoc, mais les missions sont les mêmes : suivre les développements des divers conflits, initier des pourparlers et encourager le processus de paix.

Malgré ces efforts intéressés des acteurs occidentaux qui ont investi beaucoup d’argent dans les transitions démocratiques ou encore les projets de coopération internationale, l’instabilité perdure. En décembre 2021, les ressortissants américains et britanniques sont appelés à quitter l’Éthiopie lorsque les forces armées proches de l’alliance anti-gouvernementale se trouvent à 400 km d’Addis-Abeba, la capitale.

Une implication grandissante des acteurs orientaux

Enfin, les multiples tensions et l’instabilité qu’elles provoquent ont laissé un vide qui est rempli par des acteurs que l’on voyait peu dans la Corne de l’Afrique jusqu’alors. Ces dix dernières années marquent une intensification des relations diplomatiques, aussi bien économiques que politiques, entre les pays de la Corne et certains pays du Moyen-Orient.

À titre d’exemple, les Émirats Arabes Unis lancent une mission de médiation entre le Soudan et l’Éthiopie en mars 2021. Pour les Émiratis, il s’agit d’étendre leur influence régionale et de montrer qu’ils sont des partenaires de choix, avec lesquels il faut compter.

On peut tout aussi bien évoquer le rôle de la Turquie qui aurait vendu des drones de combats à l’Éthiopie en 2021. Erdogan pallie les besoins en matériel militaire du Premier ministre Abiy Ahmed et soigne par la même son entrée sur le continent africain. Le gouvernement éthiopien se serait également procuré des armes chinoises et iraniennes. On ne peut s’empêcher de penser que ces pays ont un intérêt, à court et moyen terme, de voir ce climat néfaste perdurer dans la région.

Ce que l’on appellera le « réflexe régional » commence à se créer dans la Corne de l’Afrique. Néanmoins, les évolutions dans la région sont quasiment hebdomadaires et les tensions constantes. Dans ce contexte, il est clair que la coopération régionale est rendue plus complexe car le manque de stabilité pousse chaque pays à se recentrer sur lui-même sans état d’âme. Le « réflexe régional » ne résiste donc pas encore au test de l’instabilité prolongée qui est certainement le plus laborieux.

Auteure :

Anne-Franz DOLLIN, doctorante en Sciences politiques et passionnée par la Corne de l’Afrique et ses enjeux diplomatiques.

Bibliographie :

Fessha, Y. (2020, 27 novembre). Ethiopia’s Tigray Crisis : A Troubled Federation. Verfassungsblog. https://verfassungsblog.de/ethiopias-tigray-crisis-a-troubled-federation/

Hagos, S. A. (2021, 4 mai). Why Eritrea Won’t Leave Ethiopia. Foreign Policy. https://foreignpolicy.com/2021/05/04/eritrea-wont-leave-ethiopia-abiy-ahmed-isaias-afwerki/

Kaledzi, I. (2021, 8 novembre). Ethiopia’s war triggers fears in Kenya, South Sudan | DW | 08.11.2021. DW.COM. https://www.dw.com/en/ethiopias-war-triggers-fears-in-kenya-south-sudan/a-59758399

Le Gouriellec, S. (2020, 16 novembre). ThucyBlog n° 80 – Vers une nouvelle sécession dans la Corne de l’Afrique ? Centre Thucydide. https://www.afri-ct.org/2020/thucyblog-n-80-vers-une-nouvelle-secession-dans-la-corne-de-lafrique/

Mulat, Y. K. (2020). A Rising Regional Power : Making Sense of Ethiopia’s Influence in the Horn of Africa Region [Florida International University]. https://digitalcommons.fiu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=5957&context=etd

Les nationalismes et les impérialismes sexuels

Portrait en studio d’une dame, Bouaké, Côte d’Ivoire, 1967. Photo prise par le photographe malien Adama Kouyaté.  ©Archive of Malian Photography, Michigan State University.

Dans Terrorist assemblages : homonationalisme in queer times, Jasbir Puar contextualise l’homonationalisme dans la société étasunienne des années 2000. L’homonationalisme y est la preuve d’un changement de paradigme en apparence, à la fois au niveau social et institutionnel. Cela intervient plusieurs décennies après la création du Front de libération Gay (FLG) ainsi que les revendications antérieures liées aux émeutes de Stonewall de 1969 qui ont marqué un tournant décisif dans la politisation de la condition des minorités sexuelles et de genre (MSG) étasuniennes, poussées par les communautés noires et latinos. Ces changements sociaux depuis les années 1970 ont peu à peu donné à une partie des MSG étasuniennes issues des classes moyennes, favorisées et souvent blanches, l’opportunité d’intégrer le paysage médiatique, militaire, économique et politique. Grâce à la dépénalisation du mariage pour toutes et tous, de la gestation pour autrui (GPA) et de la procréation médicalement assistée (PMA) quelques décennies après, ce phénomène a largement permis une assimilation à l’hétéronormativité (défini comme étant l’ensemble des relations, actions, institutions et savoirs qui constituent et reproduisent l’hétérosexualité comme « norme »).

De manière succincte, l’homonationalisme peut se définir comme étant l’association favorable entre une idéologie nationaliste et la défense des droits des minorités sexuelles et de genre. Dans les faits, elle vise à justifier idéologiquement, entre autres, une hiérarchisation culturelle, des interventions militaires, des sanctions économiques, politiques ainsi que migratoires sur des pays, des populations et des ressortissants du Sud global. Parce que le droit des MSG est devenu de nos jours  (et cela en quelques années) une ligne de démarcation du progrès, elle est aussi devenue un instrument dans les joutes parfois idéologiques que sont les relations internationales. Nombreux dès lors, sont les pays qui voient dans la décriminalisation de l’homosexualité (et par la même occasion le droit au mariage pour tous/toutes) un signe d’une avancée culturelle et civilisationnelle vers une modernité et/ou un progrès. 

Bien que louable et partant d’une bonne intention, les rapports et les discours tenus sur les conditions des MSG africaines par les ONG et États occidentaux sont largement instrumentalisés et trop peu nuancés. Paradoxalement, ces discours et rapports sont – et restent – l’une des rares plateformes qui offrent une visibilité, bien que passive, au-delà des frontières nationales et continentales sur ces questions. Il est à noter que la pérennisation de cette visibilité particulière sur la scène internationale pousse certains États à s’autocongratuler en permanence dans leurs rapports avec leurs MSG, car convaincu d’avoir une supériorité morale et culturelle. À titre d’exemple, les MSG africaines sont souvent présentées comme des victimes à sauver et dépossédées de toute agentivité, c’est-à-dire de capacité à développer une pensée indépendante et à choisir librement d’agir en fonction de leurs idées.

Dans ces discours et rapports, sont mis de côté le rôle de l’héritage colonial et du puritanisme victorien qui ont pourtant grandement contribué à la quasi-éradication sociale, juridique et culturelle des pratiques et des identités sexuelles et de genre dites « minoritaires » de nos jours. Historiquement, les sociétés africaines précoloniales avaient une approche de la sexualité et du genre plus complexe et nuancée. Ces sexualités et genres s’inscrivaient alors dans des contextes politiques, religieux et sociaux précis, tels que les rites initiatiques (comme le passage à l’âge adulte), l’entrée dans les sociétés secrètes, le veuvage etc. De nos jours encore, les langues africaines attestent de l’existence de ces pratiques sexuelles et des genres diverses. En Kirundi (Burundi) par exemple, le mot « Kwitomba » désigne les rapports homosexuels. En Swahili (Afrique de l’Est), le mot « Kufira » désigne l’homosexualité masculine, et « Kulambana » l’homosexualité féminine. En Yoruba (Afrique de l’Ouest), le mot « Adofuro » désigne parfois l’homosexualité masculine. En Haoussa (Afrique de l’ouest et centrale), le mot « Yan daudu » tout comme « Goor Djiguene » en Wolof (Afrique de l’Ouest) désigne une caste/profession en lien avec le travestissement et la transidentité féminine.

 

(Inter)nationalisme de la condition des minorités sexuelles et de genre

En 2011, lors d’un discours à Genève, Hillary Clinton déclarait : « Gay rights are Human rights » [Les droits des gays sont les droits humains]. Dans la même lignée, les États-Unis ont fait de la lutte pour les droits des MSG un élément de leur politique étrangère, utilisant leurs aides et leur diplomatie pour rappeler que les droits des MSG sont un droit humain inaliénable dans les pays du Sud. 

Depuis des années, ce genre de discours trop souvent moralisateur n’a pas changé positivement la vie des MSG au niveau local. Bien au contraire, ils ont mis au devant de la scène nationale et du débat politico-médiatique de nombreux pays africains, la figure de l’homosexuel(le) comme bouc émissaire de tous les maux. L’homosexuel(le) et son humanité sont devenus un objet de débat pour  les politiciens et leaders fondamentalistes à la recherche d’une approbation populiste ou tout simplement  une tactique de diversion face aux questions de mal gouvernance et de corruption. C’est entre autres en réaction à l’internationalisation de la question des droits des MSG depuis ces dernières années que l’on assiste à une recrudescence des violences d’une partie de la société civile, sous le regard silencieux (sinon complice) des institutions étatiques. Nombreux sont, par ailleurs, les États qui ont mis en place de nouvelles lois renforçant l’application des textes hérités du système social et juridique colonial, criminalisant les rapports sexuels et amoureux entre des adultes consentants de même sexe. Sur le continent, l’on peut notamment citer le Tchad (2017), le Nigéria (2014), l’Ouganda (2014), le Malawi (2010), le Sénégal (2008), le Cameroun (2010) ou encore le Zimbabwe (2006).

 Homosexualité en Afrique : Que disposent les lois ?  (2021)

Les fondamentalismes religieux :  l’impact d’une interprétation rigoriste des dogmes religieux

Le populisme ainsi que les fondamentalistes (chrétiens, musulmans et dans des cas moindres, animistes) jouent à ce jour un rôle clé dans la désinformation et l’ostracisation des MSG africaines malgré des contextes et des particularités différentes en fonction des pays. Le cas du fondamentalisme chrétien et de ses ramifications internationales via des groupes évangélistes occidentaux est d’autant plus alarmant qu’il est timidement documenté. Dans les faits, perdant du terrain en Europe et aux États-Unis, nombreuses sont les organisations de droite et ultra-conservatrices qui se sont déployées en Afrique à la fin des années 2000. En l’espace de quelques décennies, les résultats de leur lobbying sont visibles partout, notamment au niveau des politiques de santé et familiales, comme le démontre le récent projet de loi anti-gay contre les mobilisations militantes et associatives au Ghana en 2021, et auparavant les lois anti-gay en Ouganda (2014) inspirées par des militants évangélistes venus d’Amérique du Nord. Les hétérosexualités africaines sont aussi au cœur de ces influences notamment à travers la politisation du corps des femmes via des campagnes et des lois anti-avortement renforcées dans de nombreux pays comme le Kenya, Zimbabwe ou la Zambie. 

Le fondamentalisme islamiste est, quant à lui, tout aussi complexe. Cependant, il suit globalement la même approche que celle du fondamentalisme chrétien puisqu’il modèle les sexualités africaines (hétérosexuelles ou homosexuelles) en installant des normes et interdits là où il n’y en avait pas ou peu par le passé. Par exemple, dans le cas du Sénégal et des pays d’Afrique majoritairement ou partiellement musulmans,  l’on ne peut ignorer le rôle qu’a joué l’interprétation rigoriste des textes religieux. On peut notamment établir une corrélation entre la pénétration wahhabite en Afrique et le déclin de la condition des MSG traditionnelles dans l’imaginaire collectif. L’inspiration et les liens avec le Wahhabisme, qui débute dans les années 1960, marque d’abord grandement l’élite estudiantine africaine puis les populations marginalisées, rurales et précaires. Cette popularité dans le cas du Sénégal a donné lieu à une  altération dans les dogmes religieux et les interprétations traditionnelles de l’islam par les confréries religieuses. C’est ainsi que débuta la lente marginalisation des Goor Djiguenes qui pourtant, dans l’Islam d’inspiration soufi majoritaire au Sénégal, étaient tolérés au sein de la société. Hors du Sénégal, un parallèle est aussi visible dans la condition des Yan daudu dans les communautés Haoussa de l’Afrique centrale et de l’Afrique de l’ouest.

Le rejet de l’impérialisme et du nationalisme sexuel : distinguer ce qui relève de la posture des faits

Le rejet de l’impérialisme sexuel et de l’homonationalisme en Afrique ne doit, et ne peut, être synonyme d’homophobie, bien que la confusion soit facile à faire comme le souligne Joao Gabriel dans son article « Homonationalisme : distinguer ce qui relève de la posture et ce qui relève des faits ». De plus, il convient de ne pas  considérer l’homophobie uniquement comme une importation ou une création venue hors du continent et/ou faire du rejet de l’homonationalisme et de l’impérialisme sexuel la cause de l’homophobie. Le puritanisme et la morale victorienne visible dans les codes pénaux africains plus de 60 ans après les indépendances, ainsi que la monté des fondamentalismes religieux démontre qu’il y a une volonté d’une élite politique de pérenniser institutionnellement l’homophobie et de standardiser une certaine vision de l’hétérosexualité comme une sexualité étatique. 

La colonisation, et surtout la décolonisation  ont apporté avec elles une perte de nuance et de complexification des genres et des sexualités africaines. Ainsi, Area Scatter, pianiste et cantatrice adulée par le peuple et la royauté igbo (Sud-Est du Nigéria) dans les années 1970 serait aujourd’hui moins bien reçue dans le Nigéria actuel. L’on assiste actuellement à un véritable désengagement au niveau étatique pour les  initiatives pédagogiques sur la condition des MSG. Pourtant, en 1997, Dakan, le dernier film du réalisateur guinéen Mohamed Camara, était principalement financé par l’État guinéen, qui n’ignorait pas que le film était centré sur une relation amoureuse et tragique entre deux jeunes hommes, Manga et Sory.  

Dépendance économique et autodétermination : l’asymétrie relationnelle entre l’occident et les acteurs locaux 

Dans un discours prononcé à Vienne en 2011, lors de la pré-conférence MSM [Men who have sex with men, c’est-à-dire  les hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes], Joel Nana, militant panafricain pour le droit des MSG, exprimait déjà les limites de l’asymétrie relationnelle entre l’Occident et les acteurs locaux. Comment donner une légitimité aux ONG africaines quand la dépendance économique, l’assistanat et l’ingérence par le proxy (des conservateurs d’ultra droites déchus de leurs nations) persistent ? On peut noter que le financement par les organisations et États occidentaux participant réellement à l’autonomisation/autodétermination des communautés et des acteurs locaux est encore trop peu présent. Les mesures mises en place sont similaires à celles des aides publiques au développement (APD) puisque les actions, activités et stratégies sont très souvent prédéfinies et conditionnées par les donateurs. Cela laisse ainsi une faible marge de manœuvre aux organisations locales. Il s’agit principalement des questions liées à la santé sexuelle, l’assistance juridique et l’hébergement. Dans un contexte d’austérité budgétaire et d’autoritarisme, il est dommage que la libération des MSG  ne soit pas centrée sur les thématiques locales comme la vie politique et l’économie. 

Toutefois, les acteurs locaux ne sont en aucun cas des victimes de cette relation asymétrique. Incontestablement, les relations qu’elles nouent volontairement en tant qu’aidées avec les organisations et États occidentaux sont inégalitaires en termes de pouvoir économique mais aussi de visibilité sur la scène internationale. C’est aussi à cause du désintérêt  de la question financière par certains États et d’une partie de la société civile, que les ONG locales consentent à ces relations. Il serait temps de mettre en place des réseaux alternatifs au niveau national, continental et voire diasporique pour un financement, une visibilité et des actions militantes et pédagogiques tournées vers et pour les populations.

Mythe intellectuel ou moral : les réalités de la décriminalisation et  de la tolérance

L’Afrique du Sud et le Bostwana sont de parfaits exemples d’un nouveau phénomène appelé le pinkwashing. Cela désigne le fait de promouvoir des avancés pour les droits individuels des MSG à l’échelle internationale comme preuve d’une modernité assumée, tout en peinant à répondre aux violations des droits humains contre d’autres groupes minoritaires (les pauvres, les sans-papiers, les étrangers, les peuples autochtones etc.). Quand la décriminalisation devient un instrument politique pour certaines nations et régimes à la recherche d’une respectabilité, il est difficile d’y adjoindre des demandes structurelles en lien avec la démocratie, le niveau de vie, les politiques de santé, l’emploi, l’éducation etc. Ainsi décriminaliser ne peut suffire s’il n’y a pas une volonté pédagogique et l’objectif d’améliorer les conditions économiques et sociales auprès de l’ensemble de la population. Par ailleurs, il faut noter que la grande majorité des pays africains ne criminalisent pas les rapports entre personnes de même sexes. Pour autant, la réalité sociale et économique ne met pas les MSG précaires et pauvres à l’abri des violences,  des agressions, des assassinats, des viols, des tortures et du chantage. À ce sujet,  l’Afrique du Sud (pays où le mariage pour tous/toutes a été promulgué au début des années 2000) est un exemple de la pérennisation des violences malgré la décriminalisation et l ‘acquisition de droits civiques pour les MSG.

Le piège de la tolérance : comment Dieu, les gènes et les bonnes intentions sabotent l’égalité des  minorités sexuelles et de genre  africaines

Dans son livre The Tolerance Trap, Suzanna Walters  tout comme Patrick Awondo, remet en cause la binarité entre homosexualité et hétérosexualité apparu au milieu du XXème siècle. Elle souligne aussi les limitations de l’identité sexuelle perçue comme inamovible, ainsi que de nombreux points contestables et à déconstruire dans l’argumentation militantes qui, pour elle, mène au piège de la tolérance souvent perçue (à tort) comme un progrès :

  • « Born this way » [Né ainsi] : puisque ce sont les gènes qui déterminent l’orientation sexuelle, il s’agit donc d’une sexualité qui doit être naturalisable. Pourtant, cette approche est critiquée car la science réfute l’existence d’un « gène de la sexualité ». On y voit aussi le risque de pathologiser des sexualités hors de la  « norme hétérosexuelle ». 
  • « God made me this way »  [Dieu m’a fait ainsi] : Dieu devient l’argument qui rend légitime l’acquisition des droits civiques et d’une respectabilité et même d’une humanité. Cette position bien que louable est malgré tout dangereuse dans un contexte  où le fondamentalisme est rampant, l’apostasie est facile. 
  • « Tolerance » [Tolérance] : Être toléré par autrui est un but majeur du coming-out. Pourtant, l’on met trop souvent de côté sa nature aliénante, performative, redondante car il faudrait infiniment et à chaque rencontre sociale, décliner et ou actualiser son genre et sa sexualité. Cela sous-entend aussi qu’il y aurait quelque chose de honteux et inhérent à ceux-ci. 

Sans vouloir débattre de l’humanité des MSG, il faudrait miser sur une approche à la fois pédagogique et décoloniale à l’égard de la population générale. L’information et la déconstruction de la déshumanisation de l’autre constitue une alternative bien plus enviable, qu’une tolérance moralisatrice érigée en nouvelle orthodoxie du progrès, et où Dieu et la science, sont les uniques arguments pour accorder ou nier à autrui une humanité, une respectabilité et des droits civiques. Preuve à l’appui de l’urgence d’un changement d’approche est l’attitude fortement négative des sociétés africaines envers ces minorités comme le montre une enquête de 2014/2015 d’Afrobarometer  menée au sein de 33 pays africains.

Plus que jamais, il est vital pour les sociétés africaines de faire entendre des analyses critiques et complexes sur les sexualités et les genres issues de leurs propres réalités. De même, il est nécessaire de dénoncer l’instrumentalisation des sexualités africaines (hétérosexuelles ou homosexuelles) dans les échanges internationaux. Par ailleurs, il faut aussi noter qu’il est possible de lutter pour la libération des MSG tout en dénonçant son instrumentalisation dans la vie politique nationale via la criminalisation ou la décriminalisation. Les institutions étatiques ne peuvent plus faire mine d’ignorer leurs réalités. Au-delà de la santé sexuelle, ils doivent se saisir de la question de l’impunité des crimes et des atteintes à l’intégrité des MSG, à défaut de faire preuve de courage en se prononçant pour l’abrogation des lois. Par ces actions, les institutions pourraient accompagner et au mieux, co-créer un écosystème sain et nécessaire pour que les acteurs locaux s’unissent et collaborent au niveau national et continental. Dans un contexte sain,  les ONG africaines pourront trouver et appliquer des solutions endogènes, alternatives et pragmatiques pour mener leurs combats à bien, tout en s’affranchissant des toutes les contraintes et instrumentalisations possibles par des donateurs et des institutions ou partenaires. Enfin, pour les plus fervents militants panafricains, traditionalistes et anti-impérialistes, il faut garder en tête que la critique de l’impérialisme sexuel ne peut se faire uniquement à travers la critique de l’homonationalisme, les nouvelles hétérosexualités africaines sont aussi à questionner, en plus de l’individualisme.

Auteur :

Liko IMALET, est un artiste audiovisuel basé à Paris. Il est étudiant à l’école de management de la Sorbonne, membre de Justice For Cameroon et Secrétaire général de l’AMECAS.

Bibliographie :

AD74 : Bons voisins ? Les Africains démontrent un sens élevé de la tolérance envers beaucoup, mais pas tous, 19 May 2020, Afrobarometer.

Aïda Ammour, Laurence. « La pénétration wahhabite en Afrique ». CF2R, Rapport de recherche N°23 / janvier 2018.

Broere, Kees.“Religions. Des sectes américaines à l’assaut de l’Afrique”. Volkskrant (en français : le Journal populaire ).

Dakan, un film de Mohamed Camara (1997)

Demange, Élise. “De l’abstinence à l’homophobie : la « moralisation » de la société ougandaise, une ressource politique entre Ouganda et États-Unis”. Politique africaine, 2012/2 (N° 126), pages 25 à 47.

Discours de la secrétaire d’État Hillary Clinton à l’occasion de la Journée des droits de l’homme, prononcé à Genève, Transcription du bureau des communications de la Maison Blanche (2011).

Discours prononcé à Vienne (Autriche) en 2010, par Joël Nana lors de la pré-conférence MSM, à la Conférence internationale sur le SIDA, (La première partie et deuxième partie).

Droits LGBT+ : de l’intime au politique (4 épisodes),  “Épisode 2 : De Dakar à Pretoria : sortir de l’homophobie d’État”, France Culture avec Boris Bertolt.

Gabriel, Joao. «Homonationalisme : distinguer ce qui relève de la posture et ce qui relève des faits». Le blog de Joao (2016).

Introduction d’Area Scatter, joueuse de piano à pouce, cantatrice en langue Igbo, et fondatrice du groupe  « Ugwu Anya Engbulam », [Le mauvais œil ne me tuera pas] dans le documentaire Beats of the Heart: Konkombe / Kokombe : The Music of Nigeria de Jerry Marre, 2000.

Les confréries religieuses au Sénégal : garantes de la cohésion sociale ?, Awa Ndiaye, AMECAS.

Puar, Jasbir. Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times [Rassemblements terroristes : L’homonationalisme sous l’ère queer]. Duke University Press, 2007, page 37.

Walters, Suzanna. The Tolerance Trap: How God, Genes, and Good Intentions Are Sabotaging Gay Equality. NYU Press, 2014.

Le barrage de la Renaissance : rétrospective d’un projet controversé et d’une biodiversité menacée

Nous le savons, l’eau est une ressource essentielle à la vie. 

Mais avec le phénomène de réchauffement climatique, l’accès à l’eau devient un réel défi dans certaines régions du monde. Aujourd’hui, cette ressource est aussi devenue synonyme de tensions interétatiques et régionales, jusqu’à représenter un outil de pression politique. Mais avant tout, elle joue un rôle central dans le développement d’activités agricoles et énergétiques, notamment via la construction de barrages.

Le grand barrage de la Renaissance, dont la construction a été lancée par le gouvernement éthiopien, est destiné à devenir le plus grand barrage d’Afrique derrière celui d’Assouan en Égypte. 

Avec une dimension de 155 mètres de haut et 1780 mètres de long, il est capable de stocker un volume d’eau de près de 73 milliards de mètres cubes et peut produire 6000 MW d’électricité, soit l’équivalent de 6 réacteurs nucléaires. Cette méga infrastructure a pour fonction de répondre aux besoins énergétiques de l’Éthiopie, d’accompagner le développement économique et d’optimiser l’irrigation dans l’optique de cultiver environ 500 000 ha de terres agricoles supplémentaires pour remédier aux carences alimentaires du pays. En effet, plus de 75% de la population éthiopienne est privée de réseau électrique, en particulier dans les zones rurales. Selon le rapport du ministère de l’Énergie, le pays se doit d’accroître sa production électrique de 20% à 25% par an.

Mais ce barrage, qui est supposé devenir la plus grande installation hydroélectrique d’Afrique, est à l’origine de tensions. Autour du Nil, le projet éthiopien de méga-barrage a suscité une vive colère au sein des pays limitrophes tels que le Soudan et surtout l’Égypte, puissance économique et militaire de la région. Ces deux États situés en aval craignent pour leur sécurité hydrique. 

La source de préoccupation principale des parties prenantes réside dans la crainte que le barrage construit sur le Nil bleu vienne menacer l’accès au Nil, sachant que le Caire y puise 90% de son eau douce. De plus, son économie, très largement basée sur la petite agriculture, pourrait en pâtir. À terme, ces crispations croissantes entre les pays en aval et les pays en amont pourraient poser de sérieux problèmes pour la gestion commune de l’eau.

Il est clair que le dérèglement climatique créé par l’activité humaine polluante renforce les inquiétudes autour des questions hydriques. Ainsi : « avec le réchauffement climatique, les périodes de crue et de sécheresse vont se multiplier », a déclaré le diplomate libanais et Président du Programme hydrologique intergouvernemental (PHI) de l’UNESCO Fadi Comair. 

Mais ce méga-projet s’inscrit dans un phénomène émergent. Si les pays qui se reposent sur les systèmes hydriques sont les pays des plaines, on voit depuis une trentaine d’années, plusieurs régions montagneuses dotées de barrages. Ces pays (comme l’Éthiopie, ou encore le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Chine) cherchent à actionner leur développement économique en construisant des barrages. 

Toutefois, d’autres questions qui relèvent de pressions environnementales font écho à cette dynamique.

Des modalités d’investigation qui manquent de transparence 

En Éthiopie, alors que la construction doit s’achever d’ici 2022, la question environnementale polarise toujours les parties prenantes et rend les études d’impact fastidieuses. Il faut noter que le gouvernement éthiopien a décidé d’entreprendre les travaux de construction sans produire aucun rapport relatif aux impacts environnementaux liés à ces activités et sans consulter aucun des pays situés en aval. De surcroît, les investigations menées en parallèle ont été sévèrement étouffées par les acteurs étatiques. En juin 2011, une journaliste éthiopienne s’est retrouvée emprisonnée pour avoir « poser trop de questions » au sujet du barrage.

Bien qu’il ne soit pas indépendant (car payé par l’entreprise Ethiopian Electric Power Corporation, ou EEPCO, qui a la responsabilité du projet) le rapport fourni en mai 2013 souligne malgré tout plusieurs points fondamentaux. On note notamment le manque de fiabilité des études d’impacts qui reposent sur des observations limitées à l’amont du barrage et des analyses hydrologiques trop élémentaires. 

Le comité d’experts internationaux : un timing contesté

En 2012, dans l’optique d’éviter que les conflits s’enflamment avec l’Égypte et le Soudan, le gouvernement d’Addis-Abeba a agréé la mise en place d’un comité d’experts internationaux pendant l’avancée des constructions. Les experts ont la permission de visiter le terrain et de consulter plusieurs documents classés confidentiels jusqu’à ce jour. Pour Hani Sewilam, directeur général de la Chaire UNESCO sur les changements hydrologiques et la gestion des ressources en eau à l’Université d’Aachen (Allemagne) : « il n’est pas logique d’évaluer les impacts du barrage éthiopien après sa construction ».

De manière analogue, l’ONG International Rivers remet en cause la mise en œuvre des études d’impact social et environnemental (EISE) qui visent initialement à garantir une bonne gouvernance dans les phases de développement et d’exploitation des projets. Mais, si suite à des litiges internationaux des EISE ont été réalisées après le début des travaux, elles restent superficielles car il devient impossible d’abandonner le projet ou de mettre en place des mesures d’atténuation nécessaires. L’objectif initial de ces études étant d’informer sur le processus de planification en vérifiant si le projet est faisable et en examinant pleinement les impacts réels et potentiels. Dans le cas du barrage de la Renaissance, aucune de ces prérogatives n’a correctement été remplie.

Des acteurs indépendants pour alerter sur les risques environnementaux

De fait, International Rivers a envoyé un chercheur local investiguer sur le terrain pour évaluer plusieurs conséquences dangereuses sur la biodiversité. La conclusion est limpide : le barrage est un facteur de disparition des alluvions. Un alluvion est un dépôt de sédiments (argiles, limons, sables, galets, graviers..) transporté par le flux des rivières et des fleuves. La multiplication des crues durant les derniers millénaires a permis au Nil d’accumuler ces particules le long de son lit et au niveau du delta, ce qui est à l’origine de la fertilité des sols. C’est la raison pour laquelle le delta du Nil est riche en cultures agricoles. Mais lorsque l’on commence à modifier les mouvements des sédiments, cela entraîne généralement des conséquences biologiques considérables. À titre d’exemple, les crues du Nil qui fertilisent les plantations en Basse-Égypte ont à présent disparu et tous les sédiments qui partaient d’Ouganda et d’Éthiopie n’arrivent plus en Égypte.

Pour l’ONG, la construction du barrage nuit également à la rivière Omo, dont le flux vers le fleuve Turkana (passant par l’Éthiopie, le Mozambique et le Kenya) a été considérablement réduit  à cause des  pratiques d’irrigation destinées aux plantations de cannes à sucre. Ceci engendre la diminution des stocks de poissons et des répercussions néfastes pour la pêche de subsistance pour des milliers d’individus. Les études ont montré que le Nil bleu abrite au moins 150 espèces de poissons dont l’habitat sera menacé car les barrages constituent généralement une entrave à la circulation des poissons migrateurs (empêchés ou tués par les turbines). Dans notre cas, sept espèces endémiques de Leobarbus sont concernées ainsi que d’autres espèces locales, mollusques et invertébrés. 

À cet effet, Alaa al-Zawahiri, un membre du Groupe d’experts national égyptien étudiant les effets du barrage de la Renaissance, affirme que la construction par l’Éthiopie d’un barrage capable de contenir 73 milliards de mètres cubes d’eau est une catastrophe pour son pays, qui finirait par perdre 60% de ses terres cultivables. Sur le long terme, on s’attend à ce que la biodiversité terrestre du réservoir (comme les forêts, les animaux sauvages, les insectes et les oiseaux) disparaisse ou migre vers la frontière fermée du pays voisin, le Soudan. D’un point de vue environnemental, le projet de barrage est  considéré par certains comme acceptable en l’état car il ne cause pas de pollution atmosphérique. Néanmoins, ces appréciations négligent la santé de la biodiversité des écosystèmes terrestres.

Plusieurs scientifiques, rassemblés lors de la 18e Conférence Internationale sur les Technologies de l’Eau, ont montré que ce projet pourrait conduire à la submersion des terres sur le delta. Cela serait dû à l’augmentation du niveau des eaux ainsi qu’à l’intrusion d’eau salée qui pourrait mettre en péril plus d’un tiers du volume d’eau douce dans le delta. Avec la présence du barrage, la vitesse de l’eau de la rivière viendra fortement modifier les propriétés physiques ainsi que d’autres caractéristiques de l’eau qui ne conviennent pas souvent aux plantes et animaux aquatiques qui ont évolué dans ce système fluvial.

Évaluer, dans quel but ?

Il est tout de même nécessaire de se questionner sur l’utilité de telles études, sachant que le barrage est en fin de construction. Les analyses, supposées durer onze mois, ont débuté en février 2016. L’ancien ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation, Mohamed Nasr Allam, avait déploré que les résultats des études n’arriveraient pas dans onze mois, mais plutôt dans deux ans. Parmi les raisons qui expliquent ce retard, il y a le refus de la part de l’Éthiopie, (appuyée par le Soudan) d’incorporer aux études d’impact la question de la hauteur du barrage qui, d’après le gouvernement égyptien, permet d’envisager de nouvelles options. La journaliste égyptienne Mona Sweilam s’indigne : « Nous n’avons jamais entendu parler de cela dans l’histoire de l’ingénierie. Normalement, le pays ayant l’intention de construire un barrage [l’Éthiopie] en consultation avec les pays en aval [l’Égypte et le Soudan] réalise toutes les études, les scénarios de conception, évalue les impacts (économiques, sociaux et environnementaux), puis sélectionne le scénario de conception avec les impacts négatifs minimaux et les impacts positifs maximaux […] Dans notre cas actuel, au moment où les deux entreprises termineront les études d’impact, le processus de construction du barrage sera terminé. Que ferons-nous [l’Égypte] si les études montrent des impacts significatifs sur les pays en aval ? Allons-nous démolir le barrage ? Serons-nous capables de modifier le corps d’un barrage existant ? Ou est-ce qu’ils [l’Éthiopie] prennent simplement du temps parce qu’ils savent que la réponse à toutes ces questions est un grand NON ?  ».

Le temps de la coopération…

Le 23 mars 2015, face au fait accompli, l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan signent un accord dit de « principe »  désigné comme historique. Le texte met en avant le « rôle positif » du barrage éthiopien dans le développement de la région et pose les principes de coopération qui doivent s’appliquer au cas du barrage de la Renaissance. Cet accord préalable stipule que les trois pays sont tenus de prendre en compte les résultats d’études d’impact du barrage sur les pays en aval. Toutefois, il ne s’agit pas d’un engagement juridique contraignant car très imprécis puisqu’aucune  garantie datée ou chiffrée n’a été donnée.

Le 20 septembre 2016, les pays signent un contrat avec les cabinets d’étude Artelia et BRL qui leur permet de débuter les études d’impact de la construction du Grand barrage de la Renaissance (GERD) sur la part des eaux du Nil revenant à l’Égypte. Cet accord a lieu après le désistement de Deltares, une firme allemande qui avait été nommée avec BRL en avril dernier afin de procéder à 30% l’étude. Deltares est un institut indépendant de recherche appliquée dans le domaine de l’eau, du sous-sol et des infrastructures spécialisé dans les deltas, les régions côtières et les bassins fluviaux. L’entreprise s’est officiellement rétractée après avoir estimé que les exigences imposées par le comité composé des trois pays ne lui permettaient pas de mener une étude indépendante de « bonne qualité ». De plus, la firme n’est pas parvenue à se mettre d’accord avec BRL sur les modalités de partage du travail. Le cabinet communique dans un mail : « Deltares regrette d’avoir à quitter cette stimulante étude car ses connaissances, son expertise et son expérience dans la région, correspondent parfaitement à ce projet complexe et économiquement très important ».

… Malgré des tensions encore très fortes

Bien que l’Éthiopie ait entièrement entrepris de finaliser la construction  et que la seconde phase de son remplissage a été amorcée avec la saison des pluies, les tensions géostratégiques restent palpables, surtout suite aux négociations avortées par l’Union africaine en avril 2021 à Kinshasa (RDC). 

Exaspéré par cette situation (qui, dans les faits, ne menace en rien l’approvisionnement en eau de l’Égypte), le gouvernement égyptien se tourne vers d’autres canaux de médiation à l’échelle internationale. Le ministre égyptien des Affaires étrangères tente de se rapprocher du Conseil de sécurité de l’ONU. Une initiative explicitement décriée par Addis-Abeba qui reste fermement centrée sur une médiation africaine. En parallèle, le Soudan se montre plus discret, rassuré par les  promesses de l’Éthiopie qui prévoit de lui vendre de l’électricité à prix coûtant. 

Le barrage de la Renaissance suscite également de nombreuses réflexions sur les modalités d’exercice de l’étude d’impact et la place des acteurs étatiques dans ce processus. L’absence de transparence d’Addis-Abeba conjuguée aux litiges politico-diplomatiques avec ses pays voisins liée aux modalités brumeuses d’évaluation scientifique, vient complexifier le tableau. Mais au-delà des enjeux hydrauliques, il faut dire que l’Égypte a du mal à accepter l’idée qu’il y ait une nouvelle puissance dans la région et donc de devoir concilier avec autrui. 

De toute évidence, le barrage de la Renaissance viendra amoindrir la biodiversité locale. De plus, les populations concernées, essentiellement rurales, restent absentes des sphères délibérantes alors même que tous ces facteurs pourraient venir menacer la sécurité alimentaire et la stabilité sociale de la région. 

Néanmoins, ce barrage est symbole d’une grande fierté nationale. C’est le plus grand projet hydroélectrique jamais entrepris sur le continent, et surtout, il n’a besoin d’aucune subvention internationale, car la population éthiopienne a versé une contribution financière issue de son salaire pendant plusieurs années. Résultat : 5 milliards de dollars ont pu être investis pour faire de cette vision, une réalité.  

Auteure : 

Mariam FOFANA est une étudiante diplômée en Histoire des relations internationales et mondes étrangers à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Après des études en gouvernance des territoires, des risques et de l’environnement à Paris-Saclay, elle poursuit un Master 2 en Analyse économique et gestion des risques, avec une spécialisation en risques climatiques. 

Engagée sur des thématiques liées à l’environnement et au développement dit durable, elle ambitionne de poursuivre son action pour valoriser les modes de productions écologiques sur le continent africain. 

Bibliographie 

Pierre Blanc et Wahel Rashid, « Hydropolitique du Nil : la sortie du statu quo hydro-hégémonique de l’Egypte », Observatoire des Enjeux Politiques et Sécuritaires dans la Corne de l’Afrique. Note 15, Avril 2016. 

Fahmy S. Abdelhaleem ; Esam Y. Helal, « Impacts of Grand Ethiopian Renaissance Dam on 

Different Water Usages in Upper Egypt », British Journal of Applied Science & Technology 

8(5): 461-483, 2015, Article no.BJAST, 2015. 

Sherien Abdel Aziz, Martina Zele náková, Peter Mésároš , Pavol Purcz, and Hany Abd-Elhamid, « Assessing the Potential Impacts of the Grand Ethiopian Renaissance Dam on Water Resources and Soil Salinity in the Nile Delta, Egypt » Sustainability. 2019, N.11. 

Ayman F. Batisha, Sustainability assessment in transboundary context: Grand Ethiopian Renaissance Dam, Model. Earth Syst. Environ, 1:36 (2015) 

Sites webs 

Eighteenth International Water Technology Conference, IWTC18 http://iwtc.info/wp-content/uploads/2015/04/80.pdf

https://www.france24.com/fr/20200723-pour-son-barrage-de-la-renaissance-sur-le-nil-l-%C3%A9thiopie-est-pr%C3%AAte-%C3%A0-tout-absolument-tout

Classisme et homophobie dans l’espace public et médiatique camerounais 

Le 8 février 2021 à 20h à la suite d’un appel anonyme, la police de la communauté urbaine de Douala a procédé à l’arrestation de Shakiro Jeuken et Patricia Mouthe, deux femmes transgenres dans un restaurant de Bonapriso – un quartier résidentiel huppé du premier arrondissement de Douala. En l’absence de cartes d’identités, elles ont été conduites au commissariat, puis mises en garde à vue pendant 24 heures où elles ont été torturées, privées d’une visite familiale et d’un avocat. Après avoir consulté le contenu des téléphones saisis, les gendarmes ont obtenu des photos et des messages à caractère sexuels. Par la suite, elles ont été conduites au tribunal de première instance de Bonanjo sans avocats, où elles ont été obligées de signer des aveux et ont été condamnées à deux ans d’emprisonnement pour « tentative d’homosexualité », et « absence de carte d’identité ». Enfin, c’est dans les quartiers des hommes à la prison centrale de New-Bell (Douala), qu’elles ont été incarcérées du 9 février au 13 Juillet 2021. 

Selon les activistes des droits humains et les membres de l’organisation non-gouvernementale (ONG) Working For our Wellbeing, qui ont pris en charge l’affaire Shakiro et Patricia à la veille de leur arrestation, cette situation est potentiellement le lot quotidien des minorités sexuelles et de genre dans les dix régions du pays. À différentes échelles, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui naviguent entre les dénonciations et les suspicions d’homosexualité, les chantages, les agressions physiques et verbales de la part de partenaires, de proches, de membres de la famille […], sans compter les humiliations dans le monde médical, juridique et éducatif. 

De Nkoandengués à gay : une aspiration des groupes marginalisés

Historiquement, la place des minorités sexuelles et de genre (MSG) dans le Cameroun précolonial était codifiée et s’inscrivait dans des rôles sociaux, culturels et religieux définis. C’est dans les années 1990, qu’apparaissent quelques scènes homosexuelles principalement composées  d’hommes éduqués, des classes aisées et urbaines de Yaoundé et Douala. Nombreux se définissent alors comme Nkoandengué  et Mvoë plutôt que « gays » ou « Queers ». Pendant longtemps, les Nkoandengués (« ce que font deux hommes » en langue Ewondo) et Mvoë  (« ce que font deux femmes » en langue Ewondo) restent relativement protégés des politiques homophobes, qui impactent principalement les moins privilégiés, ne disposant pas d’un capital socio-économique important.    

Revue de presse : L’anecdote, Nouvelle Presse, Le Popoli (2000-2006)

Le sentiment de protection dont jouissent les Nkoandengués, disparaît au début des années 2000 lorsque commencent des « chasses à l’homme » et des dénonciations publiques, parmi lesquelles l’on compte l’affaire du « Top 50 ». Le 11 janvier 2006 à Yaoundé, le journal La Météo publie un article intitulé : « L’homosexualité dans les cercles de pouvoir », assorti d’une liste de onze personnes. Dans la même salve, le 24 janvier, L’Anecdote, publie dans sa Une « une liste de cinquante homosexuels hauts placés » et ce sont largement, des personnalités publiques et connues qui y figurent. L’on y trouve par exemple un ancien premier ministre, des parlementaires, des journalistes renommés et des célébrités. Parmi ces-derniers, nombreux seront ceux qui porteront plaintes pour diffamation. Dans la grande majorité, la liste est composée d’hommes – les femmes y sont quasiment absentes. Ces dénonciations publiques sont par la suite reprises par d’autres journaux, et depuis 2006, nombreux sont les médias qui ont fait des « listes d’homosexuel(le)s », une culture journalistique camerounaise. Plus d’une décennie après, les « accusations d’homosexualités » sont présentes dans les débats sociétaux et politiques.  

De nos jours, l’utilisation des appellations telles que lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes et asexuelles dans le vocabulaire des minorités sexuelles et de genre du pays apparaissent comme un outil d’affirmation et d’aspiration d’une appartenance à une classe sociale mais aussi d’un niveau académique. Ces nouvelles appellations voient le jour majoritairement dans les années 2000, marquant un désir plus large de s’émanciper de l’homophobie ambiante et de reproduire plus largement un mode de vie des classes sociales aisées, blanches et gays des pays du Nord supposément plus respectueuses des droits et des libertés individuelles. L’on pourrait même parler d’une « Western Gay Way of Life» tant le mode de vie gay et blanc des classes aisées americano-européennes est visible dans les médias et les créations culturelles venues de l’Occident. Dans le cas des pays africains, elle est aussi aspirationnelle pour ses minorités sexuelles et de genre.

Homophobie et homophilie au cœurs de la représentation dans l’espace public et médiatique 

L’homophobie contemporaine s’est si bien culturellement installée durant et après la colonisation, qu’elle fait consensus et fédère la société camerounaise dans toute son entièreté, au point de devenir une « homophobie sociale ». Dans la culture du divertissement, la figure de l’homosexuel – un homme « efféminé » et « maniéré » – est perpétuellement moquée. Dans leurs chansons et vidéo-clips, des musiciens (tels que Petit-pays dans son fameux titre « Les pédés » ou dernièrement Happy dans le titre « Tchapeu-Tchapeu ») font ouvertement l’étalage d’une homophobie humoristique assumée et bien établie dans la pop-culture camerounaise. Au-delà de l’industrie du divertissement, l’homophobie revêt un enjeu politique et religieux. Elle revêt un caractère politique car elle est poussée par des leaders et des rhétoriques politiciennes notamment lors des périodes électorales. Mais  cette homophobie est également perçue comme le signe d’un acte militant, d’un rejet de l’impérialisme, de l’homonationalisme et de la colonisation culturelle de l’occident. Parallèlement, elle revêt un caractère religieux quand elle est poussée par des personnalités et des rhétoriques religieuses fondamentalistes issues des deux grandes religions abrahamiques du pays. Dans ce contexte, il s’agit d’un acte de piété et d’une réaction de rejet d’un péché  qui serait la cause des malheurs du peuple, des crises économiques, de la mal-gouvernance, etc. 

Dans les faits, bien qu’interdit durant la période coloniale (allemande, anglaise et française), les premiers textes relatifs à la répression des minorités sexuelles et de genre au Cameroun, (indépendant, puis uni en 1972) sont introduits unilatéralement dans le premier Code pénal camerounais en tant que délit, par le Président Ahmadou Ahidjo au cours de son deuxième mandat via l’ordonnance du 28 septembre 1972  et l’entrée de l’article 347 bis dans le Code pénal (devenu 347-1 au courant des années 2000). Elle dispose qu’ « Est punie d’un emprisonnement de six (06) mois à cinq (05) ans et d’une amende de vingt mille (20 000) à deux cent mille (200 000) francs, toute personne qui a des rapports sexuels avec une personne de son sexe ». Dans un pays où le salaire minimum est de trente-six mille deux cent soixante-dix (36 270) francs CFA, sans le soutien des ONG, beaucoup de minorités sexuelles et de genre pauvres finiraient en prison, un environnement particulièrement dangereux. Sous prétexte de lutter contre le terrorisme (notamment  Boko-haram dans le nord sahélien), en 2010, la loi sur la cybersécurité et la cybercriminalité est votée. Loin de criminaliser uniquement l’apologie du terrorisme en ligne, elle criminalise aussi les minorités sexuelles et de genre dans la sphère digitale. Elle dispose en son article 83-1 : « les propositions sexuelles faites à une personne de son sexe, est puni d’un emprisonnement d’un (01) à deux (02) ans et d’une amende de 500.000 (cinq cent mille) à 1.000.000 (un million) Francs CFA ou de l’une de ces deux peines seulement,  celui  qui par voie de communications électroniques, fait des propositions sexuelles à une personne de son sexe [les peines] sont doublées lorsque les propositions ont été suivies de rapports sexuels ». C’est sur le fondement de cet article que Roger Mbédé a été emprisonné en 2011 après avoir écrit « Je suis très amoureux de toi » à un homme. 

« Tentative d’homosexualité » et les mobilisations associatives 

Produit de la jurisprudence, la « tentative d’homosexualité » sort du cadre légal initialement prévu par la loi de 1972. En effet, pour les architectes de cette loi, nul ne pouvait dans la pratique être condamné pour homosexualité. Dans les faits, la preuve de flagrant délit était difficile à obtenir puisqu’elle nécessitait la violation du droit à la vie privée et la protection du domicile. Ainsi, pour contrevenir à cette difficulté, les juges et les policiers ont dans la pratique rapidement introduit la suspicion comme preuve d’une « tentative d’homosexualité», rendant même possible des dénonciations anonymes par des tiers. 

Si l’article 347-1 du Code pénal ne fait aucunement mention de la transidentité, la surveillance et le contrôle des corps et autres expressions « dissidentes » a introduit dans l’interprétation de la loi de 1972 une équivalence entre l’homosexualité et la transidentité, ce qui n’était pas la volonté des législateurs, ni dans les textes ni dans la pratique. Cette pseudo équivalence a mené plus largement à une confusion entre les identités de genre et l’orientation sexuelle dans le système juridique. L’article 83-1 de la loi sur la cybersécurité et cybercriminalité de 2010 est aujourd’hui centrale dans la condamnation des minorités sexuelles et de genres. Au regard des chiffres issus des rapports de l’Unity Platform, – une union regroupant 32 organisations et défenseurs des MSG au Cameroun – il est évident que l’homosexualité masculine et la transidentité féminine font particulièrement l’objet de l’attention de la société civile, des personnalités publiques, politiques et médiatiques ouvertement homophobes. Il n’est donc pas étonnant que les juges et les forces de l’ordre s’arrogent explicitement le rôle de surveiller et de contrôler les « masculinités et corps dissidents » perçus comme un pied de nez à l’ordre établi. Dans les cas rapportés par des ONG locales à Human Rights Watch dans son rapport de 2013 et 2021, des hommes ont été condamnés dans certains cas, car le juge a considéré qu’ils buvaient des bières pour femmes, c’est-à-dire faiblement alcoolisées. Dans d’autres cas, des condamnations ont été faites pour possession de préservatifs et de lubrifiants. L’habillement est aussi un facteur qui est pris en considération pour les condamnations et les arrestations. 

Dans une certaine mesure, la surveillance et le contrôle des « masculinités et corps dissidents » restent tout de même soumis à un facteur majeur : la classe sociale. Pour celles et ceux qui ont un capital social et économique important, il est facile de s’extirper des suspicions et des condamnations via des pratiques assez courantes : pots de vin, usage de ses connexions au sein de l’administration, expatriation dans un pays du Nord etc.

Journalisme et militantisme : une presse timide

La couverture médiatique faite dans la presse nationale de l’arrestation de Shakiro et Patricia ainsi que des rebondissements du procès jusqu’à la condamnation, est aussi superflue qu’inexistante. Ce silence s’explique par le contexte actuel où la liberté de la presse camerounaise recule années après années comme le rappelle Michelle Choupo dans son article intitulé « Histoire de la presse au Cameroun : le journalisme est-il un crime ? ». À cela s’ajoute le fait que soutenir ouvertement les minorités sexuelles et de genre n’est pas sans conséquences pour les journalistes et activistes qui peuvent être menacés et même assassinés, comme ce fut le cas d’ Éric Lembembe le 15 juillet 2016.

Initialement, le procès qui était prévu pour le 10 mars a dans un premier temps été reporté, le juge n’ayant pas à sa disposition les preuves du Ministère public, partie civile contre Shakiro et Patricia. Le juge a donc opté pour un renvoi du procès au 5 Avril, le temps d’avoir à sa disposition les preuves du Ministère. Parallèlement, les demandes  de libération sous caution ont été toutes refusées. Le 5 avril, le juge n’ayant à sa disposition que le procès-verbal de notification de garde à vue, les avocats de la défense (Shakiro et Patricia), ont souligné son irrecevabilité en tant que preuve, tout en rappelant la coercion à savoir les tortures qu’elles ont subi pour la signature des aveux.  À la fin du procès du 5 avril, le juge a annoncé une délibération à la date du 26 avril,  qui a finalement eu lieu le 11 mai 2021. 

Loïc Njeuken (alias « Shakiro ») et Roland Mouthe (alias « Patricia »), deux femmes transgenres, dans une prison de Douala, au Cameroun, en mars 2021. © 2021 privé.

Des réalités politiques troubles, et une société civile aux points de vue divergents

Pour comprendre le poids de ce procès, il faut comprendre les tensions que traverse le Cameroun. En effet, le pays est actuellement en proie à une seconde vague plus violente de la Covid-19 sur tout son territoire. Au nord, il fait face au groupe terroriste Boko-haram. Depuis peu,  il se doit aussi de surveiller l’instabilité du Tchad. Dans les régions anglophones, dans sa partie occidentale, se déroule une guerre civile donnant lieu à des déplacés internes qui s’installent dans les capitales régionales de l’Ouest, du Littoral et du Centre. L’on compte aussi de multiples raids des milices armées de la république centrafricaine dans la région de L’Est. C’est donc dans ce contexte complexe qu’est venu s’ajouter l’arrestation de Shakiro et de Patricia qui a soulevé la question des droits des minorités sexuelles et de genre dans le pays, avec une attention particulière sur la transidentité et la transphobie. A ce sujet au sein de la société civile camerounaise, il existe dorénavant, des points de vue divergents  : 

  • Pour la frange la plus conservatrice et majoritaire, nombreux sont ceux et celles qui rappellent l’adage juridique « Nemo censetur ignorare lege » (« Nul n’est censé ignorer la Loi ») et que par conséquent, il est tout à fait normal que Shakiro soit en prison. 
  • Pour les progressistes, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui soulignent à l’égard de cette affaire (et de Shakiro), un agacement face à une « exubérance » et un « mauvais goût » présumés,  malgré son impact dans la pop culture du pays en tant qu’influenceuse. Le manque de discrétion dans une société si conservatrice, est perçu comme une provocation qui n’est pas nécessaire. Cette situation, pour beaucoup, se rapproche de celle de la diffusion massive de sa sextape diffusée à la fin 2019.  Cela avait d’ailleurs  donné lieu à une « chasse à l’homme », son arrestation puis sa libération, après un lynchage médiatique et des excuses filmées en présence de la police et des membres de sa famille.  
  • Au sein même des communautés MSG du pays, assez silencieuses et discrètes, beaucoup sont celles et ceux qui, tout en sympathisant, estiment que Shakiro aurait dû être plus responsable, faire profil bas et ne pas trop s’afficher dans l’espace public et médiatique du pays. Dans l’ensemble, il aurait fallu assagir son image et réduire son « exubérance » qui desservirait la cause d’une décriminalisation de l’homosexualité comme ce fut le cas au Gabon et en Angola. Pour beaucoup, elle aurait dû appliquer l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés » tout comme le font certaines personnalités publiques.

Shakiro – par son « exubérance » et sa célébrité – ne dessert en aucun cas la cause des minorités sexuelles et de genre du pays. Bien au contraire, en tant que femme transgenre, elle redéfinit et conteste par sa simple présence dans l’espace public et médiatique, les normes d’une société post-coloniale qui tient grandement à ses fondations coloniales. À bien des égards, sa présence dans l’espace public et médiatique démontre l’importance du classisme qui structure même les discriminations. Tout comme elle, nombreux sont celles et ceux qui n’ont pas le luxe de pouvoir quitter le Cameroun pour espérer un avenir plus radieux ailleurs — pour une part marginale, l’asile est la dernière option (le 13 juin 2021, Shakiro et Patricia ont été libérées de la prison de New-bell provisoirement. Le 9 août vers 1h du matin, elles ont été agressées, puis hospitalisées à Douala. A la fin du mois de septembre, Shakiro a obtenu l’asile en Suisse, où elle réside actuellement. Patricia réside encore au Cameroun).

Une chose est certaine, après des décennies de revendications militantes réprimées et ignorées,  la question des minorités sexuelles et de genre s’impose peu à peu dans l’espace public et médiatique camerounais. Et au moment même où le pays est pris dans l’étau de nombreuses crises majoritairement endémiques, inclure ouvertement toutes ces minorités dans la vie sociale, politique et économique du pays est un des préalables pour la résolution de ses conflits et la construction d’une nation inclusive, juste et prospère. Ce dernier préalable ne pourra être possible que si le système politique, légal et social questionne dans un premier temps son héritage colonial. 

Article rédigé par Liko Imalet.


Sources :

 Working for Our Wellbeing, rapport légal, procès-verbal d’ arrestation de Shakiro et Patricia. 

Patrick Awondo, Le sexe et ses doubles : (homo)sexualités en postcolonie,, ENS Editions, 2019.

Dans son livre publié en 1921, Die Homosexualität bei den Negern Kameruns, [L’homosexualité chez les Nègres du Kamerun.] l’ethnographe allemand Günther Tessmann donne une analyse des pratiques homosexuelles chez les Bafia, une ethnie de la Région Centre du Cameroun.

Biligha Tolane Patience, “L’homosexualité ensorcelée au Cameroun”,, Dans : L’Homme & la Société, 2018/1 (n° 206), pages 113 à 136.

Frère Marie-Soleil, Autoritarisme, presse et violence au Cameroun,, Dans : Afrique contemporaine, 2015/1 (n° 253).

Lado Ludovic, « L’homophobie populaire au Cameroun »,, Dans : Cahiers d’études africaines, 2011/4 (N° 204), pages 921 à 944.

Kojoué Larissa, «Un exclu peut-il être citoyen ? Enjeux transnationaux et effets d’extraversion dans la construction des bio citoyennetés homosexuelles au Cameroun»,, Dans : Politique africaine, 2019/1 (n° 153), pages 161 à 180. 

Menguele Menyengue Aristide Michel,«Discours religieux et homosexualité au Cameroun»,, Dans :  Journal des anthropologues, 2016/3-4 (n° 146-147), pages 67 à 86‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬.

Guilty by association ? Human Rights Violations in the Enforcement of Cameroon’s ? Anti-Homosexuality Law, Mai 2013.

« Cameroun : Vague d’arrestations et abus à l’encontre de personnes LGBT», HRW, 2021.

Tcheuyap Alexie, Internet et la fabrique du couple binational homosexuel, Entre bricolages affectifs et reconfiguration de l’espace homosexuel transnational.

Communiqué de Unity platform à la suite de l’arrestation de Shakiro et de Patricia, 2021.

Cameroun : enquête sur l’assassinat non élucidé d’Éric Lembembe, martyr de la cause LGBT, par Mathieu Olivier, 07 mars 2014.