« Préparons-nous aussi chaque jour, dans la vigilance, pour ne pas permettre que dans notre pays s’installe une nouvelle forme de colonialisme, pour ne pas permettre chez nous aucune forme d’impérialisme, (de) néocolonialisme (…) »
Discours contre le colonialisme de Dar es Salaam (1965) prononcé par Amilcar Cabral, révolutionnaire, fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, assassiné le 20 janvier 1973.
Macky Sall, le président du Sénégal, assure en cette année 2022 la présidence tournante de l’Union africaine (UA), composée de 55 États africains. À l’aune de l’invasion de l’Ukraine par la Russie à partir du 24 février 2022, il a notamment appelé la Russie au « respect impératif de la souveraineté nationale de l’Ukraine » dans une déclaration en date du 25 février 2022. Dans la même ligne, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’UA, ont déclaré qu’ils condamnaient l’invasion militaire et exhortaient les deux parties à un cessez-le-feu.
Loin des discours policés propres à la diplomatie, la réalité est plus complexe. La Guerre en Ukraine a indéniablement des relents impérialistes. Cependant, il faut admettre qu’à la différence de beaucoup de guerres, celle-ci bénéficie d’une surmédiatisation. Chose qui n’a pas échappé aux populations africaines et afrodescendantes. De fait, face au traitement médiatique de cette guerre par rapport à celui d’autres conflits, beaucoup s’interrogent sur ce « deux poids, deux mesures » qui établit une distinction entre des vies qui seraient dignes de deuil, méritant l’émoi, et les autres. Cette différence de traitement apparaît d’autant plus choquante en Afrique qu’il s’y déroule actuellement d’autres conflits majeurs, bien plus faiblement médiatisés (aussi bien à l’échelle internationale que nationale) comme le montre le tableau ci-dessous :
Guerres et conflits sous-médiatisés des mondes africains (liste non-exhaustive pour 2022)
Guerre du Tigré en Éthiopie (depuis 2020) |
Guerre civile camerounaise dans la région anglophone de l’occidental (depuis 2016) |
Guerre en République centrafricaine (depuis 2012) |
Guerre du Mali contre les terroristes (depuis 2012) |
Crise haïtienne (depuis 2019) |
Guerre au Darfour au Soudan (depuis 2003) |
Conflit frontalier entre l’Ethiopie et le Soudan (depuis 2020) |
Conflit du Kivu en RDC (depuis 2014) |
Conflit des ADF (depuis 1996) |
Lutte contre le banditisme au Nigeria |
Affrontements Afar-Somali (depuis 2020) |
Boko Haram au Nigeria, Niger, Tchad, Cameroun (depuis 2009) |
Insurrection au Mozambique (depuis 2017) |
Il semble que l’existence de ces nombreux conflits pousse les gouvernements africains à relativiser l’importance de la crise ukrainienne. On remarque en effet une profonde réticence de leur part à s’impliquer activement dans ce conflit européen, qui se veut mondial. Ainsi, les votes « contre » et les abstentions de nombreux pays africains lors du vote organisé par l’Organisation des nations unies (ONU) pour condamner l’agression contre l’Ukraine, témoignent d’une forme de pragmatisme de la part de ces États. En effet, même si cette guerre aura inévitablement des conséquences au niveau continental (notamment sur le plan économique), elle reste très loin des préoccupations immédiates des populations et de leurs gouvernements.
Pour autant, la question des relations Russie-Afrique n’en demeure pas moins importante. En effet, la Russie entretient des liens étroits avec plusieurs États africains, dont certains remontent à l’époque de la Guerre froide. Il convient toutefois d’examiner ces relations au cas par cas, car elles répondent à des réalités différentes. Cet article se propose ainsi d’examiner cette diversité en comparant les relations de cinq pays africains avec la Russie : le Soudan, la Centrafrique, le Cameroun, le Sénégal et le Nigeria.
Soudan
Le lien entre la Russie et le Soudan est assez singulier. Pour comprendre sa complexité, il faut remonter à l’époque de la Guerre froide au cours de laquelle le Soudan a opté pour une position neutre en rejoignant le mouvement des non-alignés. Cette position neutre et ambigüe semble perdurer aujourd’hui même si, en fonction du régime en place, le pays tend à pencher plus d’un côté que de l’autre. Ainsi, la Russie aurait à plusieurs reprises soutenu le gouvernement d’Omar El-Béchir dans ses actions menées au Darfour par exemple. De même, le Soudan a manifesté son soutien à la Russie lors de l’invasion de la Crimée en 2014.
Cette relation privilégiée soudano-russe s’est aussi observée en 2017, lorsqu’un accord bilatéral a été signé concernant des entraînements militaires. En 2019, a été soumise l’idée d’établir une base militaire à Khartoum, la capitale du Soudan. Ce souhait a été officiellement formalisé par le président Poutine, notamment en 2020. Ce choix stratégique est motivé par la proximité avec la Mer Rouge. Toutefois, les discussions engagées ne semblent pas avoir trouvé d’issue pour le moment. La position diplomatique du Soudan en est certainement la cause. En effet, d’un côté, le pays perçoit de nouveau des aides des États-Unis depuis la destitution d’Omar El-Béchir. Dans le même temps, le Soudan voit dans la Russie un potentiel partenaire et allié, tant au niveau économique que sur le plan sécuritaire. Toutefois le dernier coup d’État d’octobre 2021 a de nouveau changé la donne car il a été directement soutenu par les Russes et condamné par les Occidentaux. Pour les Occidentaux, laisser la Russie avoir un accès direct à la Mer Rouge – et disposer par conséquent d’une voie ouverte sur le continent africain et l’océan Indien – est impensable. Pour éviter cela, ils arguent l’idée que le Soudan risquerait de devenir un pion russe, ce qui serait une erreur stratégique.
Mais pour la Russie, établir cette base militaire serait une véritable aubaine, cette dernière étant proche du détroit de Bab al-Mandab où une part importante du flux mondial de marchandises transite tous les ans (environ 10%). Le nouveau régime soudanais ne semble pas y être opposé, comme le montre cette déclaration de Hemedti, numéro deux du régime actuel : « Si un pays veut une base sur nos côtes, que cette base satisfait nos intérêts et ne menace pas notre sécurité, qu’elle soit russe ou autre, nous coopérons ». À ce jour, aucune ratification des accords n’a eu lieu cependant.
Quoiqu’il en soit, la récente visite diplomatique d’une délégation soudanaise en Russie, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, pourrait prouver que les liens Soudan-Russie sont en train de se consolider. En effet, pendant huit jours, les deux pays y auraient abordé, entre autres, des questions économiques, sécuritaires et politiques. Un autre point non négligeable est la présence de la milice privée Wagner dans le pays. Comme les médias l’ont abondamment rapporté, cette milice est très présente en Afrique, ce qui révolte les partenaires économiques occidentaux mais aussi la société civile africaine.
Centrafrique
Le 5 mars dernier à Bangui, une centaine de personnes ont pris part à une manifestation en soutien à la Russie dans son offensive contre l’Ukraine. Réunis au pied d’une statue – à l’effigie de soldats russes sauvant une femme et ses enfants – les manifestants ont agité des drapeaux russes et centrafricains… Pourtant, de nombreux citoyens de ce pays d’Afrique centrale voient la présence russe d’un mauvais œil, et pour cause : cette présence passe en grande partie par le groupe Wagner.
Selon le média Bloomberg, 450 mercenaires de Wagner seraient présents depuis 2018 sur le sol centrafricain. Leurs principales missions consistent à protéger Faustin-Archange Touadéra (FAT), le président de la Centrafrique, face aux rebelles, mais également à former des militaires et personnels militaires centrafricains. En outre, le groupe Wagner se charge de la protection de mines d’or et de diamants, en contrepartie d’un pourcentage sur les revenus générés par ces mines. Enfin, ils combattent également aux côtés des Forces de sécurité centrafricaines.
Le groupe paramilitaire russe et les Forces armées centrafricaines (FACA) sont actuellement visés par un rapport publié en octobre 2021 et rédigé par des experts spécialisés dans le recours aux mercenaires rattachés au Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme. Les faits auraient été commis entre décembre 2020 et avril 2021. On leur reproche notamment d’avoir procédé à « des exécutions arbitraires/extrajudiciaires, des tortures, des violences sexuelles, des traitements cruels, inhumains et dégradants et des arrestations arbitraires ». À cela s’ajoute l’intervention russe dans les affaires du sommet de l’État centrafricain. En effet, des conseillers russes auraient pris leur quartier dans le palais présidentiel. C’est le cas par exemple de Valery Zakharov, qui est l’actuel conseiller du président Touadéra pour la sécurité et qui a négocié avec des leaders des groupes armés en amont des accords de Khartoum en 2019. Le ministère de la défense centrafricain s’appuie quant à lui sur les conseils d’Oleg Polguev, un haut-gradé de l’armée de l’air russe qui chuchote à l’oreille du Général de division et chef d’état-major des forces armées centrafricaines, Zéphirin Mamadou. La gestion des recettes douanières qui représentent un tiers du budget de la Centrafrique a été confiée à des représentants russes de mai à novembre 2021, notamment pour lutter contre les fraudes et donc améliorer les recettes de l’État. Frédéric-Théodore Inamo, directeur général des douanes et droits indirects, également neveu du président Touadéra, a déclaré concernant ces cinq mois de coopération avec les Russes: « Aucun manquement n’a été constaté. Nous avons même été au-dessus des prévisions fiscales qui avaient été faites. Les Russes ont aussi permis de corriger le comportement de certains opérateurs économiques, voire de certains douaniers. »
L’actualité internationale a été marquée par la guerre en Ukraine, lieu originel d’intervention du groupe Wagner. Suite à ce conflit, des mercenaires russes présents en Centrafrique ont été redéployés en Ukraine. Une réorganisation des forces de Wagner sur le territoire centrafricain serait donc à prévoir. L’on en perçoit déjà les premiers signes avec une réduction du nombre d’hélicoptères de combat et d’avions servant au transport de troupes et de matériel.
Un retrait total des Russes pourrait-il avoir lieu sur le long terme ? Quelles seraient les conséquences ? Si l’on peut craindre que les rebelles gagnent plus de terrain alors qu’ils contrôlent déjà les deux tiers du territoire centrafricain, on ne peut s’empêcher de penser au soulagement de certaines populations qui subiraient – espérons-le – moins d’exactions de la part des FACA et des leurs alliés russes.
Cameroun
Le Cameroun entretient des liens dans de nombreux domaines avec la Russie.
Au niveau économique, le Cameroun fait partie des pays importateurs de blé russe, ce qui le classe d dans la liste des pays africains pouvant souffrir de la flambée des prix du blé. Depuis la faillite de son entreprise étatique Sodéblé dans les années 1980, le pays s’est fortement tourné vers l’importation de blé avec, en tête des vendeurs, la Russie. Ainsi en 2020, ce sont près de 300.000 tonnes de blé qui ont été importées, par exemple. Ces liens économiques pourraient en partie expliquer le refus du Cameroun de se positionner lors du vote de la résolution onusienne exigeant la fin immédiate de la guerre en Ukraine.
L’influence russe au Cameroun peut aussi s’apprécier sous l’angle médiatique. En effet, entre novembre 2020 et janvier 2021, le média russe, Russia Today (RT) a été consulté 121.440 fois, soit plus de 45 fois plus qu’en France. Même si ces chiffres sont à relativiser – notamment en comparaison avec les fortes audiences de Radio France internationale (RFI) et France 24 dans le pays – il n’en demeure pas moins que dans le cadre de l’offensive médiatique amorcée par le gouvernement russe depuis le sommet de Sotchi – marqué par la signature de plusieurs accords de coopération dans le domaine des médias – le Cameroun fait partie du champ d’expansion de la conquête médiatique lancée en Afrique francophone à partir de la Centrafrique.
Sur le plan militaire, dans l’optique d’étendre son marché de vente d’armement en Afrique, la Russie a signé un accord de coopération militaire technique avec le Cameroun en avril 2015. Cet accord comprend notamment la livraison d’armes, de matériels de guerre, d’équipements et d’autres produits militaires. Cette coopération entre les deux pays vient d’être renforcée avec la signature, le 12 avril 2022, d’un nouvel accord militaire de coopération, dans un contexte marqué par les sanctions internationales contre la Russie.
En somme, il apparaît que les relations Cameroun-Russie s’inscrivent plus largement dans la stratégie d’influence russe consistant à multiplier les partenariats sur le continent, notamment sur les plans économique et militaire.
Sénégal
Le Sénégal est le deuxième partenaire commercial de la Russie en Afrique subsaharienne. Leurs échanges commerciaux représentaient environ 784 millions d’euros en 2021. La Russie exporte principalement des produits pétrochimiques et de l’engrais au Sénégal. De même, 40% du blé consommé provient de Russie.
Alors que le Sénégal adopte officiellement depuis la Guerre froide une position de non-alignement, celle-ci est remise en cause par la recrudescence des tensions entre la Russie et l’Occident. Ce contexte est en effet propice à la réémergence de logiques bipolaires à l’échelle internationale. Très proche du bloc occidental et plus particulièrement de la France, l’abstention du Sénégal le 2 mars 2022, lors du vote de la résolution de l’ONU, en a surpris plus d’un. Ce fut l’occasion pour le Sénégal de réaffirmer sa tradition officielle de non-alignement. Le gouvernement sénégalais l’a défendue dans un communiqué qui souligne notamment son « adhésion au principe du règlement pacifique des différends ».
On peut toutefois imaginer que les relations commerciales qui lient la Russie et le Sénégal ainsi que sa dépendance alimentaire représentent un enjeu majeur qui pourrait être utilisé comme levier géopolitique et donc justifier son non-alignement. Les répercussions économiques engendrées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie commencent déjà à se faire sentir au Sénégal par la hausse du prix du ciment et celui du kilo de pain. Il faut souligner que depuis les indépendances, comme dans de nombreux pays d’Afrique, les céréales comme le sorgho, le mil et même le fonio ont souvent été mises de côté.
Sur les plans politique et militaire, l’influence de la Russie au Sénégal reste marginale car le Sénégal est un pays traditionnellement proche du bloc occidental. Toutefois, l’influence russe tend actuellement à s’accroître sur le plan économique, ce qui pourrait causer une dépendance aux exportations russes dans différents secteurs.
Nigéria
Dès mars 2001, suite à la visite du Président nigérian Olusegun Obasanjo à Moscou, lui et Vladimir Poutine (alors président de la Fédération de Russie) ont signé une déclaration portant sur les principes de relations amicales et le partenariat entre les deux pays. Cela a conduit à la création de la Commission intergouvernementale de coopération économique, scientifique et technique (ICESTC en anglais pour Intergovernmental Commission on Economic Scientific-Technical Cooperation).
Dans le prolongement de cette déclaration, les relations entre les deux pays ont continué à se développer notamment lors de la visite du président Dimitri Medvedev le 24 juin 2009. De nombreux accords ont alors été prévus, tels que ceux relatifs à l’investissement, à la coopération pour l’usage pacifique de l’énergie nucléaire, au transfert des personnes condamnées à une peine d’emprisonnement, l’accord relatif à la coopération légale entre les ministères de la justice nigérian et russe, ou encore les protocoles d’accord sur l’établissement d’une joint-venture (partenariat) entre les entreprises NNPC et GAZPROM. Toutefois, excepté l’accord portant sur le transfert des personnes condamnées, aucun accord n’a été ratifié jusqu’à présent.
En dépit de cela, le volume des échanges entre le Nigéria et la Russie est passé de 300 millions à 1,5 milliards de dollars en 2010, d’après les chiffres de la Banque centrale du Nigéria. En outre, en juin 2016, suite au partenariat entre la chambre de commerce et de l’industrie de Lagos et le groupe d’entreprises russes Trailtrans Logistics, une plateforme de e-commerce a été créée. Nommée RuNiTrade, elle vise à faciliter et renforcer les échanges entre acheteurs et fournisseurs russes et nigérians.
Par ailleurs, les relations russo-nigérianes se sont également renforcées du point de vue militaire durant les années 2010. En effet, afin de combattre Boko Haram, le gouvernement fédéral a fait appel aux États-Unis afin qu’ils leur fournissent des armes. Cependant, les États-Unis ont finalement annulé l’accord d’entraînement militaire conclu avec le Nigéria et ont refusé de leur vendre des armes au motif que les droits de l’Homme n’étaient pas respectés sur le front. C’est alors que les Russes sont entrés en jeu en 2017 pour apporter leur soutien en fournissant des armes et en formant les soldats nigérians, dans le cadre d’accords de coopération.
L’invasion russe en Ukraine a forcément eu un impact au Nigéria du fait de l’implication importante de la Russie dans l’économie du pays. En effet, un rapport sur le commerce extérieur du Bureau national des statistiques (NBS) a révélé que le Nigeria a importé des marchandises pour une valeur de 813,19 milliards de nairas (plus de 2 milliards de dollars annualisés, soit plus d’1,7 milliards d’euros) entre janvier et septembre 2021, ce qui représente 3,7 % du total des importations de marchandise du pays au cours de la même période, selon Nairametrics. En outre, cette guerre a eu un impact important du point de vue alimentaire et en particulier sur le blé, étant donné que la Russie et l’Ukraine sont de grands importateurs de blé dans le monde et notamment au Nigéria. En 2021, sur une période de neuf mois, le Nigéria a importé de Russie près de 128,1 milliards de nairas (environ 308 118 de dollars, soit environ 277 977 euros) de blé. Or la guerre a ralenti les importations de cette denrée et donc provoqué une hausse de son prix ainsi que des produits à base de blé tels que le pain, la farine etc. D’autre part, le Nigéria importe également de Russie des fruits de mers, du poisson et de la viande sous forme congelée, ainsi que des vaccins à des fins médicales. L’invasion russe en Ukraine va là encore avoir un impact.
Ainsi, l’influence russe sur le Nigéria est importante tant au niveau économique que militaire. Toutefois, lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU, qui a eu du 2 mars dernier, le Nigéria a suivi la majorité des pays (141 sur 193) en votant pour la résolution de l’ONU exigeant le retrait des forces russes en Ukraine. De plus, le président du Nigéria Muhammadu Buhari et son gouvernement se sont dit prêts à se conformer à la résolution de l’ONU si celle-ci venait à imposer des sanctions à l’encontre de la Russie.
Afrique-Russie : espoirs, fantasmes et angoisses
Malgré son statut de deuxième puissance militaire mondiale après les États-Unis (hors nucléaire, selon le classement du Global Firepower) ou encore douzième puissance économique mondiale, la Russie fait face à une crainte d’un déclassement sur la scène internationale. Cette peur motive cette volonté d’expansion et de maintien de son influence au niveau régional et mondial. Autrement dit, développer son influence en Afrique serait un moyen de parvenir à conserver sa place d’acteur majeur à l’international, tout en donnant un nouvel éclat à sa balance commerciale et donc à son économie.
Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, la Russie apparaît quelque peu en désaccord avec la Chine dont elle est désormais dépendante face aux sanctions internationales qui ne cessent de s’accumuler. Si la Russie a besoin des nations africaines, on peut se demander si l’inverse est forcément vrai. Après tout, la Russie est dans une situation politique et économique instable, ce qui se reflétera à termes dans sa diplomatie. Pour les États africains, la question qui se pose est celle de l’intérêt de leurs relations avec la Russie à long terme. En effet, l’insécurité alimentaire liée au blé pourrait avec le temps être comblée, en faisant appel à d’autres partenaires ou en misant sur les céréales locales (mil, sorgho…). De même, les marchés de l’armement et des énergies fossiles pourraient être repris par des puissances concurrentes.
Dans les faits, l’engouement de la société civile africaine pour la Russie est surtout une réaction épidermique en lien avec les exactions des anciennes puissances coloniales. Cela ne peut pas être considéré comme une véritable russophilie.
On peut enfin noter qu’il est regrettable qu’il n’y ait pas eu un consensus poussé par l’Union africaine depuis le début de la guerre en Ukraine. Les pays africains ont des aspirations divergentes, d’où ces votes et réactions désaccordés. Dans l’idéal, il faudrait que ces pays trouvent à l’avenir des intérêts communs qui les animent. Cela leur permettrait d’une part de s’unir, d’autre part de chercher a minima à avoir un ascendant dans la relation avec la Russie qui, dépendante de la Chine, cherchera à s’extirper. La difficulté comme toujours en matière de diplomatie est la pratique de la flexibilité, et sans doute en ce sens, l’Afrique du Sud via les BRICS démontre une ingéniosité qu’il faudrait suivre ou adapter au niveau continental. Plus que jamais les nations africaines doivent prioriser leurs peuples et leurs intérêts. Mais ce choix n’est pas et ne doit pas être antinomique avec la condamnation de l’invasion d’un État souverain. Les sociétés civiles africaines peuvent et font déjà preuve de nuance et de pragmatisme sur ce point. Après tout, elles aussi se sont battues et se battent encore de nos jours contre les colonialismes, les néocolonialismes et in fine les impérialismes.
Alors que le monde se dirige vers ce qui semble être une deuxième Guerre Froide sans guerre idéologique, les nations africaines doivent réaliser que si elles veulent conquérir et sauvegarder leur souveraineté, la dernière chose à faire est de s’aligner avec l’une ou l’autre des deux parties. Le non-alignement actif devrait être la doctrine africaine pour les prochaines décennies.
Auteurs :
Jaze Rosmade, Keisha Mbale, Marie Camara, Dorgeles Kouakou, Emilie De Pina Cardoso – Membres du Pôle Recherche
Liko Imalet – Secrétaire général de l’AMECAS
Sources :
- Déclaration du Président de l’Union africaine, S.E. le Président Macky Sall et du Président de la Commission de l’UA, S.E. Moussa Faki Mahamat, sur la situation en Ukraine, février 24, 2022
- Institut de Recherche Stratégique de l’école Militaire (IRSEM) in « Le Lion, l’ours et les hyènes : acteurs, pratiques et récits de l’influence russe en Afrique subsaharienne francophone », étude n°83, juillet 2021, 36p.
- The Ukraine War and Great Power Politics in the Global South [La guerre d’Ukraine et la politique des grandes puissances dans le Sud global], avec Samuel Ramani, Cobus van Staden, Eric Olander, par The China in Africa Podcast, 1 Avril 2022
- Nigeria-russia bilateral relations : Problems and prospects par Adetokunbo Abiodun. RUDN Journal of Russian History, 2017, 16 (3), 477–490
- Khartoum’s autocratic enabler: Russia in Sudan par Mattia Caniglia, Theodore Murphy, European Council On Foreign relations, 15 December 2021
- Le Cameroun a importé 860 000 tonnes de blé en 2020, de la Russie, du Canada, de la France et des USA, Brice R. Mbodiam, Investir au Cameroun
- Russia’s invasion: Nigeria is in league with the wrong foreign powers de Olu Fasan, Vanguard Nigeria, 14 mars 2022
- L’afrique face à la guerre Russie-Ukraine par Alymana Bathily, Seneplus, 14 mars 2022
- Russie-Centrafrique : qui sont les anges gardiens russes de Faustin-Archange Touadéra ? Par Mathieu Olivier, 14 mars 2021
- Exactions et prédations minières : le mode opératoire de la milice russe Wagner en Afrique, Par Elise Vincent, 14 décembre 2021
- Le Sénégal, 2ème partenaire commercial de la Russie en Afrique subsaharienne par Mohamed Ould Salem, AFRIMAG, 12 mars 2022
- Cartographier les réactions à l’invasion de l’Ukraine, le grand continent, 24 février 2022
- L’Afrique face à l’invasion russe de l’Ukraine, le Grand continent, 14 mars 2022
- En Centrafrique, le pari risqué des mercenaires russes par Michael Pauron, Afrique xxi, 24 septembre 2021
- Sénégal. Les raisons d’une abstention surprise par Hamidou Anne, Afrique xxi, 9 mars 2022
Très bel article
Bravo les jeunes
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