Le barrage de la Renaissance : rétrospective d’un projet controversé et d’une biodiversité menacée

Nous le savons, l’eau est une ressource essentielle à la vie. 

Mais avec le phénomène de réchauffement climatique, l’accès à l’eau devient un réel défi dans certaines régions du monde. Aujourd’hui, cette ressource est aussi devenue synonyme de tensions interétatiques et régionales, jusqu’à représenter un outil de pression politique. Mais avant tout, elle joue un rôle central dans le développement d’activités agricoles et énergétiques, notamment via la construction de barrages.

Le grand barrage de la Renaissance, dont la construction a été lancée par le gouvernement éthiopien, est destiné à devenir le plus grand barrage d’Afrique derrière celui d’Assouan en Égypte. 

Avec une dimension de 155 mètres de haut et 1780 mètres de long, il est capable de stocker un volume d’eau de près de 73 milliards de mètres cubes et peut produire 6000 MW d’électricité, soit l’équivalent de 6 réacteurs nucléaires. Cette méga infrastructure a pour fonction de répondre aux besoins énergétiques de l’Éthiopie, d’accompagner le développement économique et d’optimiser l’irrigation dans l’optique de cultiver environ 500 000 ha de terres agricoles supplémentaires pour remédier aux carences alimentaires du pays. En effet, plus de 75% de la population éthiopienne est privée de réseau électrique, en particulier dans les zones rurales. Selon le rapport du ministère de l’Énergie, le pays se doit d’accroître sa production électrique de 20% à 25% par an.

Mais ce barrage, qui est supposé devenir la plus grande installation hydroélectrique d’Afrique, est à l’origine de tensions. Autour du Nil, le projet éthiopien de méga-barrage a suscité une vive colère au sein des pays limitrophes tels que le Soudan et surtout l’Égypte, puissance économique et militaire de la région. Ces deux États situés en aval craignent pour leur sécurité hydrique. 

La source de préoccupation principale des parties prenantes réside dans la crainte que le barrage construit sur le Nil bleu vienne menacer l’accès au Nil, sachant que le Caire y puise 90% de son eau douce. De plus, son économie, très largement basée sur la petite agriculture, pourrait en pâtir. À terme, ces crispations croissantes entre les pays en aval et les pays en amont pourraient poser de sérieux problèmes pour la gestion commune de l’eau.

Il est clair que le dérèglement climatique créé par l’activité humaine polluante renforce les inquiétudes autour des questions hydriques. Ainsi : « avec le réchauffement climatique, les périodes de crue et de sécheresse vont se multiplier », a déclaré le diplomate libanais et Président du Programme hydrologique intergouvernemental (PHI) de l’UNESCO Fadi Comair. 

Mais ce méga-projet s’inscrit dans un phénomène émergent. Si les pays qui se reposent sur les systèmes hydriques sont les pays des plaines, on voit depuis une trentaine d’années, plusieurs régions montagneuses dotées de barrages. Ces pays (comme l’Éthiopie, ou encore le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Chine) cherchent à actionner leur développement économique en construisant des barrages. 

Toutefois, d’autres questions qui relèvent de pressions environnementales font écho à cette dynamique.

Des modalités d’investigation qui manquent de transparence 

En Éthiopie, alors que la construction doit s’achever d’ici 2022, la question environnementale polarise toujours les parties prenantes et rend les études d’impact fastidieuses. Il faut noter que le gouvernement éthiopien a décidé d’entreprendre les travaux de construction sans produire aucun rapport relatif aux impacts environnementaux liés à ces activités et sans consulter aucun des pays situés en aval. De surcroît, les investigations menées en parallèle ont été sévèrement étouffées par les acteurs étatiques. En juin 2011, une journaliste éthiopienne s’est retrouvée emprisonnée pour avoir « poser trop de questions » au sujet du barrage.

Bien qu’il ne soit pas indépendant (car payé par l’entreprise Ethiopian Electric Power Corporation, ou EEPCO, qui a la responsabilité du projet) le rapport fourni en mai 2013 souligne malgré tout plusieurs points fondamentaux. On note notamment le manque de fiabilité des études d’impacts qui reposent sur des observations limitées à l’amont du barrage et des analyses hydrologiques trop élémentaires. 

Le comité d’experts internationaux : un timing contesté

En 2012, dans l’optique d’éviter que les conflits s’enflamment avec l’Égypte et le Soudan, le gouvernement d’Addis-Abeba a agréé la mise en place d’un comité d’experts internationaux pendant l’avancée des constructions. Les experts ont la permission de visiter le terrain et de consulter plusieurs documents classés confidentiels jusqu’à ce jour. Pour Hani Sewilam, directeur général de la Chaire UNESCO sur les changements hydrologiques et la gestion des ressources en eau à l’Université d’Aachen (Allemagne) : « il n’est pas logique d’évaluer les impacts du barrage éthiopien après sa construction ».

De manière analogue, l’ONG International Rivers remet en cause la mise en œuvre des études d’impact social et environnemental (EISE) qui visent initialement à garantir une bonne gouvernance dans les phases de développement et d’exploitation des projets. Mais, si suite à des litiges internationaux des EISE ont été réalisées après le début des travaux, elles restent superficielles car il devient impossible d’abandonner le projet ou de mettre en place des mesures d’atténuation nécessaires. L’objectif initial de ces études étant d’informer sur le processus de planification en vérifiant si le projet est faisable et en examinant pleinement les impacts réels et potentiels. Dans le cas du barrage de la Renaissance, aucune de ces prérogatives n’a correctement été remplie.

Des acteurs indépendants pour alerter sur les risques environnementaux

De fait, International Rivers a envoyé un chercheur local investiguer sur le terrain pour évaluer plusieurs conséquences dangereuses sur la biodiversité. La conclusion est limpide : le barrage est un facteur de disparition des alluvions. Un alluvion est un dépôt de sédiments (argiles, limons, sables, galets, graviers..) transporté par le flux des rivières et des fleuves. La multiplication des crues durant les derniers millénaires a permis au Nil d’accumuler ces particules le long de son lit et au niveau du delta, ce qui est à l’origine de la fertilité des sols. C’est la raison pour laquelle le delta du Nil est riche en cultures agricoles. Mais lorsque l’on commence à modifier les mouvements des sédiments, cela entraîne généralement des conséquences biologiques considérables. À titre d’exemple, les crues du Nil qui fertilisent les plantations en Basse-Égypte ont à présent disparu et tous les sédiments qui partaient d’Ouganda et d’Éthiopie n’arrivent plus en Égypte.

Pour l’ONG, la construction du barrage nuit également à la rivière Omo, dont le flux vers le fleuve Turkana (passant par l’Éthiopie, le Mozambique et le Kenya) a été considérablement réduit  à cause des  pratiques d’irrigation destinées aux plantations de cannes à sucre. Ceci engendre la diminution des stocks de poissons et des répercussions néfastes pour la pêche de subsistance pour des milliers d’individus. Les études ont montré que le Nil bleu abrite au moins 150 espèces de poissons dont l’habitat sera menacé car les barrages constituent généralement une entrave à la circulation des poissons migrateurs (empêchés ou tués par les turbines). Dans notre cas, sept espèces endémiques de Leobarbus sont concernées ainsi que d’autres espèces locales, mollusques et invertébrés. 

À cet effet, Alaa al-Zawahiri, un membre du Groupe d’experts national égyptien étudiant les effets du barrage de la Renaissance, affirme que la construction par l’Éthiopie d’un barrage capable de contenir 73 milliards de mètres cubes d’eau est une catastrophe pour son pays, qui finirait par perdre 60% de ses terres cultivables. Sur le long terme, on s’attend à ce que la biodiversité terrestre du réservoir (comme les forêts, les animaux sauvages, les insectes et les oiseaux) disparaisse ou migre vers la frontière fermée du pays voisin, le Soudan. D’un point de vue environnemental, le projet de barrage est  considéré par certains comme acceptable en l’état car il ne cause pas de pollution atmosphérique. Néanmoins, ces appréciations négligent la santé de la biodiversité des écosystèmes terrestres.

Plusieurs scientifiques, rassemblés lors de la 18e Conférence Internationale sur les Technologies de l’Eau, ont montré que ce projet pourrait conduire à la submersion des terres sur le delta. Cela serait dû à l’augmentation du niveau des eaux ainsi qu’à l’intrusion d’eau salée qui pourrait mettre en péril plus d’un tiers du volume d’eau douce dans le delta. Avec la présence du barrage, la vitesse de l’eau de la rivière viendra fortement modifier les propriétés physiques ainsi que d’autres caractéristiques de l’eau qui ne conviennent pas souvent aux plantes et animaux aquatiques qui ont évolué dans ce système fluvial.

Évaluer, dans quel but ?

Il est tout de même nécessaire de se questionner sur l’utilité de telles études, sachant que le barrage est en fin de construction. Les analyses, supposées durer onze mois, ont débuté en février 2016. L’ancien ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation, Mohamed Nasr Allam, avait déploré que les résultats des études n’arriveraient pas dans onze mois, mais plutôt dans deux ans. Parmi les raisons qui expliquent ce retard, il y a le refus de la part de l’Éthiopie, (appuyée par le Soudan) d’incorporer aux études d’impact la question de la hauteur du barrage qui, d’après le gouvernement égyptien, permet d’envisager de nouvelles options. La journaliste égyptienne Mona Sweilam s’indigne : « Nous n’avons jamais entendu parler de cela dans l’histoire de l’ingénierie. Normalement, le pays ayant l’intention de construire un barrage [l’Éthiopie] en consultation avec les pays en aval [l’Égypte et le Soudan] réalise toutes les études, les scénarios de conception, évalue les impacts (économiques, sociaux et environnementaux), puis sélectionne le scénario de conception avec les impacts négatifs minimaux et les impacts positifs maximaux […] Dans notre cas actuel, au moment où les deux entreprises termineront les études d’impact, le processus de construction du barrage sera terminé. Que ferons-nous [l’Égypte] si les études montrent des impacts significatifs sur les pays en aval ? Allons-nous démolir le barrage ? Serons-nous capables de modifier le corps d’un barrage existant ? Ou est-ce qu’ils [l’Éthiopie] prennent simplement du temps parce qu’ils savent que la réponse à toutes ces questions est un grand NON ?  ».

Le temps de la coopération…

Le 23 mars 2015, face au fait accompli, l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan signent un accord dit de « principe »  désigné comme historique. Le texte met en avant le « rôle positif » du barrage éthiopien dans le développement de la région et pose les principes de coopération qui doivent s’appliquer au cas du barrage de la Renaissance. Cet accord préalable stipule que les trois pays sont tenus de prendre en compte les résultats d’études d’impact du barrage sur les pays en aval. Toutefois, il ne s’agit pas d’un engagement juridique contraignant car très imprécis puisqu’aucune  garantie datée ou chiffrée n’a été donnée.

Le 20 septembre 2016, les pays signent un contrat avec les cabinets d’étude Artelia et BRL qui leur permet de débuter les études d’impact de la construction du Grand barrage de la Renaissance (GERD) sur la part des eaux du Nil revenant à l’Égypte. Cet accord a lieu après le désistement de Deltares, une firme allemande qui avait été nommée avec BRL en avril dernier afin de procéder à 30% l’étude. Deltares est un institut indépendant de recherche appliquée dans le domaine de l’eau, du sous-sol et des infrastructures spécialisé dans les deltas, les régions côtières et les bassins fluviaux. L’entreprise s’est officiellement rétractée après avoir estimé que les exigences imposées par le comité composé des trois pays ne lui permettaient pas de mener une étude indépendante de « bonne qualité ». De plus, la firme n’est pas parvenue à se mettre d’accord avec BRL sur les modalités de partage du travail. Le cabinet communique dans un mail : « Deltares regrette d’avoir à quitter cette stimulante étude car ses connaissances, son expertise et son expérience dans la région, correspondent parfaitement à ce projet complexe et économiquement très important ».

… Malgré des tensions encore très fortes

Bien que l’Éthiopie ait entièrement entrepris de finaliser la construction  et que la seconde phase de son remplissage a été amorcée avec la saison des pluies, les tensions géostratégiques restent palpables, surtout suite aux négociations avortées par l’Union africaine en avril 2021 à Kinshasa (RDC). 

Exaspéré par cette situation (qui, dans les faits, ne menace en rien l’approvisionnement en eau de l’Égypte), le gouvernement égyptien se tourne vers d’autres canaux de médiation à l’échelle internationale. Le ministre égyptien des Affaires étrangères tente de se rapprocher du Conseil de sécurité de l’ONU. Une initiative explicitement décriée par Addis-Abeba qui reste fermement centrée sur une médiation africaine. En parallèle, le Soudan se montre plus discret, rassuré par les  promesses de l’Éthiopie qui prévoit de lui vendre de l’électricité à prix coûtant. 

Le barrage de la Renaissance suscite également de nombreuses réflexions sur les modalités d’exercice de l’étude d’impact et la place des acteurs étatiques dans ce processus. L’absence de transparence d’Addis-Abeba conjuguée aux litiges politico-diplomatiques avec ses pays voisins liée aux modalités brumeuses d’évaluation scientifique, vient complexifier le tableau. Mais au-delà des enjeux hydrauliques, il faut dire que l’Égypte a du mal à accepter l’idée qu’il y ait une nouvelle puissance dans la région et donc de devoir concilier avec autrui. 

De toute évidence, le barrage de la Renaissance viendra amoindrir la biodiversité locale. De plus, les populations concernées, essentiellement rurales, restent absentes des sphères délibérantes alors même que tous ces facteurs pourraient venir menacer la sécurité alimentaire et la stabilité sociale de la région. 

Néanmoins, ce barrage est symbole d’une grande fierté nationale. C’est le plus grand projet hydroélectrique jamais entrepris sur le continent, et surtout, il n’a besoin d’aucune subvention internationale, car la population éthiopienne a versé une contribution financière issue de son salaire pendant plusieurs années. Résultat : 5 milliards de dollars ont pu être investis pour faire de cette vision, une réalité.  

Auteure : 

Mariam FOFANA est une étudiante diplômée en Histoire des relations internationales et mondes étrangers à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Après des études en gouvernance des territoires, des risques et de l’environnement à Paris-Saclay, elle poursuit un Master 2 en Analyse économique et gestion des risques, avec une spécialisation en risques climatiques. 

Engagée sur des thématiques liées à l’environnement et au développement dit durable, elle ambitionne de poursuivre son action pour valoriser les modes de productions écologiques sur le continent africain. 

Bibliographie 

Pierre Blanc et Wahel Rashid, « Hydropolitique du Nil : la sortie du statu quo hydro-hégémonique de l’Egypte », Observatoire des Enjeux Politiques et Sécuritaires dans la Corne de l’Afrique. Note 15, Avril 2016. 

Fahmy S. Abdelhaleem ; Esam Y. Helal, « Impacts of Grand Ethiopian Renaissance Dam on 

Different Water Usages in Upper Egypt », British Journal of Applied Science & Technology 

8(5): 461-483, 2015, Article no.BJAST, 2015. 

Sherien Abdel Aziz, Martina Zele náková, Peter Mésároš , Pavol Purcz, and Hany Abd-Elhamid, « Assessing the Potential Impacts of the Grand Ethiopian Renaissance Dam on Water Resources and Soil Salinity in the Nile Delta, Egypt » Sustainability. 2019, N.11. 

Ayman F. Batisha, Sustainability assessment in transboundary context: Grand Ethiopian Renaissance Dam, Model. Earth Syst. Environ, 1:36 (2015) 

Sites webs 

Eighteenth International Water Technology Conference, IWTC18 http://iwtc.info/wp-content/uploads/2015/04/80.pdf

https://www.france24.com/fr/20200723-pour-son-barrage-de-la-renaissance-sur-le-nil-l-%C3%A9thiopie-est-pr%C3%AAte-%C3%A0-tout-absolument-tout

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