Médias en Afrique : l’impossible 4e pouvoir ?

En 1977, au cours d’un entretien accordé au quotidien français Le Monde, le président sénégalais Léopold S. Senghor (1960-1980) déclara en parlant des médias, qu’il n’y aurait pas « de 4e pouvoir au Sénégal ». La même année, lors du discours de rentrées des cours et des tribunaux[1], il tint des propos similaires en ces termes : « Il n’existe pas, dans notre vie politique, un quatrième pouvoir, qui serait le « pouvoir journalistique » et qui ferait régner sa loi, pour ne pas dire sa terreur, par le chantage à la délation et à la calomnie ».

Le poète-président signifiait ainsi que les médias n’avaient, selon lui, pas vocation à jouer un rôle de contre-pouvoir vis-à-vis de l’État. Au contraire, ils étaient pensés comme des instruments à son service. Le Sénégal sortait alors d’une période de près de dix ans (1966 à 1974) durant laquelle la presse privée avait été totalement muselée au profit de la presse d’État. En effet, en 1966, en conséquence de manœuvres politiques, Senghor parvint à orchestrer la disparition de tous les partis d’oppositions mais aussi de tous les organes de presse adverses. Au moment où il fit cette déclaration au Monde, des concessions avaient été faites en matière de liberté de presse, avec l’introduction d’un multipartisme partiel à partir de 1974 qui permit la (ré)émergence progressive d’une presse d’opposition. Toutefois, en dépit de la bonne réputation dont jouissait le Sénégal sur la scène internationale, le pays n’échappait guère à cette stratégie de monopolisation de la scène politique et médiatique par le régime en place, que l’on retrouvait dans d’autres États d’Afrique subsaharienne. 

De fait, au cours des premières années ayant suivi les indépendances, de nombreux régimes d’Afrique subsaharienne se sont servis des médias comme instrument de propagande au service de leur politique. A contrario, d’autres ont permis l’essor d’une presse libre et pluraliste. Aujourd’hui, les paysages médiatiques africains ont bien changé. En effet, il y a eu une multiplication des titres de presse ainsi que des chaînes de radios et de télévisions privées. À cela s’ajoute le phénomène de digitalisation des médias avec l’émergence d’internet et des réseaux sociaux, qui rendent l’information accessible à un plus grand nombre encore.

Il est intéressant à ce titre de se pencher sur la notion de 4e pouvoir évoquée par Senghor. Cette expression renvoie au rôle de contre-pouvoir qu’exercerait l’ensemble des médias (presse écrite, radio, télévision, cinéma, réseaux sociaux…) face aux pouvoirs étatiques (législatif, judiciaire et exécutif). Cependant, il convient d’emblée de noter que cette notion – employée pour la première fois par Edmund Burke en 1787 – est loin de faire l’unanimité. De fait, elle n’est pas tout à fait comparable aux trois pouvoirs mis en avant par Montesquieu dans l’Esprit des lois. Ainsi, les journalistes n’ont pas de rôle institutionnel ni de capacité directe de contrainte, par exemple. De plus, cette notion tend à surestimer la puissance d’influence des médias aux dépens de la capacité du public à sélectionner les informations (voir à ce sujet les travaux phares des sociologues E. Katz et P. Lazarsfeld). Elle a cependant le mérite de mettre en lumière et de questionner la capacité d’influence, le rôle et le pouvoir des médias au sein d’une société. Il s’agit donc davantage d’un pouvoir symbolique que proprement institutionnel. 

Ainsi, quelle est la place des médias au sein des sociétés africaines ? Peuvent-ils jouer un rôle déterminant dans l’émergence d’une population consciente des enjeux auxquels font face leur pays et le reste du monde ? 

Dans cet article, il s’agira de faire un bilan du rôle des médias en Afrique subsaharienne, depuis les indépendances jusqu’à nos jours, tout en s’interrogeant sur leur capacité à contribuer au développement et à la démocratisation[2] des pays de la zone étudiée.

Les médias après les indépendances : des instruments au service du développement et des processus de construction nationale

Durant la colonisation, les médias (presse écrite et radio) étaient essentiellement entre les mains de colons, de missionnaires, de l’administration coloniale, ainsi que de ceux que cette-dernière qualifiait d’« évolués » (c’est-à-dire, des Africains ayant reçu une éducation occidentale). Il existait cependant des disparités entre les différents territoires. Certaines colonies bénéficiaient d’une plus grande liberté d’expression et possédaient ainsi un grand nombre de titres de presse. Il s’agissait alors principalement d’une presse partisane et d’opinion. Les médias servaient également de plateforme pour la propagande coloniale. Ce fut notamment le cas de la radio qui, en raison de ses coûts d’exploitation, ne pouvait être gérée que par les autorités en place. 

Après avoir obtenu leurs indépendances, les États africains adoptèrent des postures politiques différentes vis-à-vis des médias et de la liberté de presse, en fonction des régimes en place. Cependant, l’on retrouve un dénominateur commun durant les premières années postindépendances. En effet, ces jeunes nations s’engagèrent dans un processus de construction et de recherche de stabilité, aussi bien sur le plan social, qu’économique et politique. Dans ce cadre-là, l’ensemble des politiques mises en place furent guidées par deux mots d’ordre : le développement et la construction nationale, les deux « veaux d’or » de ces États, dans les années 1960 et 1970[3]. Si le terme « développement » est couramment employé aujourd’hui selon la définition du « développement durable »[4] ou encore dans le sens de « croissance économique », le « développement » dont il est question au cours des années 1960-1970 renvoie à un concept bien particulier. Historiquement, il a été mobilisé pour la première fois par le Président américain Harry S. Truman lors d’un discours prononcé le 20 janvier 1949. Il y fit la distinction entre les pays « développés » et les pays « sous-développés » auxquels les premiers se devaient, selon lui, d’apporter une aide. Ce concept – basé sur la pensée évolutionniste et les théories de la modernisation (nées au cours des années 1950-1960) – postule que l’humanité poursuivrait une forme de progrès (économique, social, technologique, etc…) et qu’en ce sens, il serait possible de faire une distinction entre des sociétés qui seraient plus avancées que d’autres. Ainsi, il y aurait des sociétés « développées » – celles d’Occident – opposées à des sociétés en état de « sous-développement » (ou en « voie de développement ») et qui correspondent aux États colonisés ou nouvellement indépendants d’Asie et d’Afrique (on peut aussi inclure l’Amérique du Sud) à la fin des années 1950. Ces territoires constituant le « Tiers-Monde », conformément à l’expression inventée par le démographe français Alfred Sauvy. Cette vision du développement fut largement promue par les institutions internationales, notamment l’UNESCO, à partir de la fin des années 1950 et tout au long des années 1960. Quant à la construction nationale, avec la généralisation progressive du modèle de l’État-Nation depuis la fin du XIXe siècle, elle s’imposât rapidement comme une évidence pour les nouveaux États africains. L’objectif était de parvenir à créer une cohésion, un sentiment national fort, auprès de populations qui étaient parfois très différentes et qui avaient été amenées à partager un destin commun du fait de la colonisation.[5]

Ainsi, les médias furent pensés et utilisés comme des instruments au service du développement et de la construction nationale, notamment au sein des États qui optèrent pour le monopartisme. À ce titre, le fait que les médias furent placés sous la tutelle du Ministère de l’Information dans de nombreux pays, témoigne de cette volonté de les intégrer à un projet politique. De même, cela se manifesta au sein de certains régimes, par une volonté de monopoliser l’ensemble des médias (gestion centralisée de la radio et de la télévision, chaîne nationale unique, création ou mise en avant d’un journal national lié au parti au pouvoir…) limitant ainsi considérablement la liberté de presse (bien que celle-ci était souvent, en principe, assurée par la Constitution). À noter que ce phénomène se produisit principalement au sein des anciennes colonies francophones et lusophones, bien qu’il y ait eu des cas similaires au sein d’anciennes colonies anglophones (le Ghana sous Kwame Nkrumah, le Libéria, la Sierra Leone…).

Cette monopolisation de l’espace médiatique était une conséquence directe de la monopolisation de l’espace politique. Pour reprendre l’exemple du Sénégal, le président Senghor parvint à museler la presse d’opposition au profit d’une presse d’État (le quotidien national Le Soleil, ainsi que la radio et la télévision) après être parvenu à mettre en place un parti unique en 1966. Ces régimes mettaient en avant l’idée que les médias devaient participer à l’effort national en valorisant les politiques menées. Il n’y avait donc pas de place pour les voix dissidentes. Mobutu, à la tête du Zaïre entre 1965 et 1997, avait déclaré en ce sens que « toute autre forme de liberté de la presse serait une liberté de l’indifférence et traduirait une irresponsabilité sociale ».[6] L’exemple du journal télévisé (JT) illustre bien ce rôle d’instrument de mise en scène du pouvoir politique. En effet, les JT se focalisent particulièrement sur les faits et gestes du chef de l’État, évoquant le moindre de ses déplacements ou encore en diffusant intégralement des discours de personnalités du régime. Tout ceci dans un souci de mise en valeur de leur régime. On retrouve encore aujourd’hui de telles pratiques sur les chaînes nationales africaines. De même, il était attendu de la radio et de la télévision qu’elles aient un rôle éducatif auprès des populations. Plusieurs projets de radio et de télévision éducatifs, soutenus par l’UNESCO, ont donc été menés dans un cadre scolaire (Côte d’Ivoire, Sénégal, Niger…) ou auprès d’adultes analphabètes (Côte d’Ivoire, Zaïre, Ghana…), avec des résultats souvent mitigés. Quant à la presse étrangère, bien qu’il y ait eu également de la censure, il y avait tout de même une certaine tolérance à partir du moment où ces titres n’évoquaient pas la politique intérieure des pays en question. Par exemple, Jeune Afrique était publié au Sénégal durant la période du monopole d’État, mais fit l’objet d’une interdiction temporaire en 1971 après la parution d’un article considéré comme hostile à la politique intérieure du gouvernement.

D’autres régimes ne succombèrent pas à la tentation de monopoliser l’ensemble des médias pour remplir ces objectifs. Au contraire, ils optèrent pour le maintien ou la mise en place de la liberté de presse afin de respecter l’un des principes fondamentaux de la démocratie. Il s’agissait le plus souvent d’anciennes colonies britanniques, qui bénéficiaient d’une tradition de liberté de presse plus prononcée, héritée de la période coloniale. Par exemple, les médias au Kenya jouirent d’une certaine liberté jusqu’au milieu des années 1980. Au Nigéria, bien qu’une partie de la presse demeurât inféodée au gouvernement et qu’il y ait eu des restrictions ou des pressions exercées envers les journalistes (notamment lors de la guerre du Biafra en ou encore lors de l’arrivée au pouvoir de juntes militaires), la liberté de presse était globalement assurée. Le pays disposait de nombreux titres, aussi bien au niveau de la presse écrite qu’audiovisuelle. Côté francophone, on peut évoquer le cas de Madagascar, où il y avait une pluralité des titres de presse dès les premières années qui suivirent son indépendance.[7]

Quant à l’importance de la presse dans la vie quotidienne des populations africaines, il convient de la relativiser, en rappelant que dans les années 1960-70, seule une minorité était en mesure de lire et/ou de se procurer des journaux (en raison notamment de forts taux d’analphabétisme). De la même manière, la télévision est longtemps restée un « produit de luxe » accessible à un nombre limité de personnes. La radio est le média qui avait le plus d’influence sur le public africain, car beaucoup plus accessible (aussi bien en termes de prix, qu’au niveau des langues employées dans les émissions) et ainsi, plus répandue. Raison pour laquelle certains régimes, à l’instar du Frelimo au Mozambique, favorisèrent davantage l’utilisation de la radio, plutôt que la presse écrite, en vue de propager leur idéologie auprès des populations. Toutefois, cela ne minore en rien l’importance des médias au sein des sociétés africaines car ceux-ci demeurent des indicateurs clés du degré de démocratisation d’un régime. L’importance que leur ont accordé ces États montre qu’ils avaient non seulement conscience des apports (en termes d’accès à l’information, d’éducation mais aussi de distraction – suivant le fameux triptyque promu par la BBC « informer, éduquer, distraire ») mais qu’il y avait aussi des craintes quant à leur caractère potentiellement subversif. 

Le tournant des années 1990 : l’essor de la presse privée

Un tournant s’opéra sur la quasi-totalité du continent africain à partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990. En effet, cette période correspond à une « vague » de démocratisation en Afrique qui eut pour conséquence d’ébranler le monopole étatique sur les médias de masse dans la plupart de ces pays. Cette « vague » est le fruit d’une conjonction de facteurs, aussi bien endogènes qu’exogènes. Sur la scène internationale, la fin de la Guerre Froide et l’effondrement du bloc soviétique, la promotion des impératifs de démocratisation par les instances internationales, avec le fameux discours de la Baule du président Mitterrand en 1990 (qui vint consacrer l’idée que les aides des pays du Nord seraient désormais conditionnées au respect de ces impératifs) … sont autant d’évènements qui ont contribué à ce tournant. À l’échelle du continent, on peut évoquer le rôle des sociétés civiles ainsi que les nombreuses mobilisations populaires qui ont pris place vers la fin des années 1980, suite à des crises politiques (crise électorale au Sénégal en 1988 par exemple) ou en réaction à des contextes économiques moroses (en partie dus aux politiques d’ajustements structurels mis en œuvre depuis le début des années 1980).[8] Tour à tour emportés par cette « vague », les différents régimes furent alors contraints de mettre en place des réformes répondant aux exigences démocratiques. Ainsi, à partir de février 1990, le Bénin – suivit ensuite par huit autres pays – organisa des « conférences nationales populaires ». L’objectif était d’assurer la transition démocratique en préparant de nouvelles élections. Ailleurs, les contestations internes poussèrent des chefs d’État à faire des concessions. Ce fut par exemple le cas en Côte d’Ivoire, où le président Félix Houphouët-Boigny accepta, à contrecœur, de mettre en place le multipartisme après plus de trente ans de règne sans partage.[9] Enfin, sur le plan médiatique, la conférence de Windhoek en 1991 réunit des journalistes de tout le continent afin de plaider en faveur de la fin des monopoles étatiques et de promouvoir une presse libre et indépendante.[10]

En conséquence de ces bouleversements politiques, une transformation profonde des paysages médiatiques s’opéra en Afrique. Il y eut une libéralisation de la presse, y compris dans des pays comme le Nigéria, où il existait déjà plusieurs titres privés (Nigerian Tribune, The Punch, Vanguard).[11] En effet, ces journaux faisaient tout de même l’objet de pressions et de censure de la part des régimes en place. La différence fut plus marquée au sein des régimes où l’État exerçait un monopole ou un quasi-monopole sur l’ensemble des médias. Désormais, la presse étatique fut contrainte de composer avec une concurrence de taille. Cette période marque, en effet, la naissance et la multiplication des titres de presse privés. C’est également à partir de cette décennie que les premières chaînes privées font leur apparition à la radio et la télévision, alors que ces deux médias demeurèrent longtemps chasses gardées du pouvoir (notamment en raison de leurs coûts d’installation et d’exploitation). Ainsi, la presse d’État dû faire face à de nouveaux enjeux afin de conserver une place de choix dans ce contexte nouveau de pluralisme politique et médiatique. Cela passa notamment par une restructuration de ces médias : changement de modes de gestion et de financement (principalement pour la radio et la télévision), modification de la ligne éditoriale (tel que le quotidien national béninois Ehuzu qui devint la Nation et adopta une ligne éditoriale pluraliste, de même pour le quotidien national malien L’Essor après la chute de Moussa Traoré en 1991[12]), diversification de la grille des programmes à la radio et à la télévision, etc. Des organes de régulation des médias font également leur apparition. 

Cependant, malgré cette « vague » de démocratisation, certains régimes demeurèrent réfractaires aux réformes, tels que le Togo, la Gambie ou encore la Mauritanie.[13] D’autres, en parallèle, accompagnèrent cette libéralisation d’un cadre légal particulièrement contraignant et répressif envers les journalistes. Ce fut notamment le cas au Cameroun où une véritable « répression légale »[14] fut mise en place ; en témoigne par exemple les nombreuses interdictions de publication du célèbre journal le Messager, fondé par Pius Njawé, ainsi que les procès à l’encontre de ses journalistes. Autre stratégie pour contrecarrer l’émergence de la presse privée :  rendre plus difficile l’impression des journaux, par des lourdeurs administratives ou encore en contraignant les journalistes à faire appel à des sociétés d’impression liées au gouvernement pour avoir un résultat de qualité. Dans les cas les plus graves, des pressions, des arrestations abusives à répétition, voire des assassinats, ont été commis à l’encontre de journalistes. À ce titre, le cas du burkinabé Norbert Zongo, assassiné en décembre 1998, reste emblématique. 

La presse privée et les réseaux sociaux : le pouvoir au peuple ?

Cette nouvelle presse privée connu rapidement un grand succès. Toute d’abord car elle vint rompre la monotonie du discours étatique en donnant la parole à un plus grand nombre d’acteurs dans l’espace public. Elle contribua ainsi à donner une nouvelle dynamique à ces sociétés dans leur ensemble. En effet, là où la presse étatique faisait souvent preuve de langue de bois et manquait de transparence, la presse privée se démarque par un ton bien plus franc, voire désinvolte. Elle se montre plus prompte à dénoncer les tares de la société et à aborder des sujets proches de la vie quotidienne et des centres d’intérêts des populations. La dénonciation de fraudes, d’abus voire même de scandales d’État, constitue aussi l’apanage de la presse privée (bien que cela ne se fasse pas sans risques ou représailles). L’emploi de plus en plus fréquent des langues vernaculaires, notamment à la radio (qui demeure le média de prédilection du public africain) a également suscité un fort engouement auprès du public. 

Toutefois, cette presse privée n’est pas exempte de défauts. En effet, elle manque parfois de rigueur, aussi bien sur le fond (véracité des informations, enquêtes peu ou pas assez approfondies…) que sur la forme (fautes d’orthographes et typographiques récurrentes …). Ceci s’explique en partie par la formation des journalistes, qui est parfois défaillante, voire inexistante. Autre facteur de poids : le manque de moyens et de ressources dont souffrent bon nombre de groupes de presse africains, les empêchant d’exercer dans des conditions optimales. Cette précarité les expose particulièrement aux tentatives de corruption de la part d’acteurs politiques ou économiques influents. Ainsi, le « journalisme à enveloppes brunes », tantôt appelé « bonus journalism » (qui désigne le fait de distribuer de l’argent liquide à des journalistes dans le but de les soudoyer) est une pratique courante et particulièrement ancrée dans les habitudes journalistiques au Nigéria. On le retrouve dans des pays tels que la Tanzanie, le Ghana, le Rwanda ou encore l’Éthiopie (sous l’expression « buche » qui signifie enveloppe en amharique[15]). Ainsi, on observe un véritable problème de déontologie au sein de cette profession. De ce fait, une partie de la presse privée reprend finalement les mêmes tares que la presse étatique. 

Parallèlement, le journalisme d’investigation peine à se faire une place aujourd’hui, alors qu’il était plébiscité par les populations au cours des mouvements de démocratisation des années 1990. Le journalisme d’investigation joue en effet un rôle clé dans une société et peut déclencher des changements significatifs mettant à jour des scandales d’État, notamment. Cependant, malgré la libéralisation de l’espace médiatique, être journaliste, et a fortiori, journaliste d’investigation, demeure un métier à haut risque dans de nombreux pays. Les nombreuses arrestations arbitraires et meurtres de journalistes commis chaque année en témoignent : selon Reporter Sans Frontière (RSF), 102 journalistes ont été tués au cours des dix dernières années sur le continent africain (dont la moitié d’entre eux en Somalie) et l’année 2019 dénombre 171 arrestations arbitraires.[16] C’est la raison pour laquelle on assiste à un phénomène d’autocensure de la part de nombreux journalistes.

Par ailleurs, depuis la fin des années 2000, l’espace médiatique africain s’est enrichi avec l’essor d’internet et l’arrivée des blogs et des réseaux sociaux. Aujourd’hui, ils tiennent une place de plus en plus importante au sein de ces sociétés. Ainsi, d’après le Rapport Digital 2020 (rédigé par We are Social et Hootsuit) près de 453 millions d’Africains utilisent internet. Au sein de cette population, près de 217 millions d’entre eux utilisent les réseaux sociaux. Parmi les plus utilisés, on retrouve Facebook en tête, suivi d’Instagram puis de Linkedin, comme on peut le voir ci-dessous : 

Les réseaux sociaux constituent non seulement une source de divertissement, mais sont également devenus l’une des principales sources d’informations pour les Africains. De même, ils ont joué un rôle majeur lors de soulèvements et de mobilisations populaires ces dernières années (Mouvement #EndSars au Nigéria en 2020, révolution soudanaise à partir de la fin de l’année 2018…) et servent de plateformes d’expression et de communication pour les activistes en tout genre. 

Conscients de l’ampleur des réseaux sociaux au sein de leurs sociétés, on assiste au sein de plusieurs pays, à une volonté des pouvoirs publics de les réguler voire de les brider. En effet, les réseaux sociaux possèdent un potentiel subversif bien plus prononcé encore que la presse privée écrite et audiovisuelle. Il est beaucoup plus difficile pour les États d’y exercer un contrôle direct. Toutefois, cela n’empêche par les tentatives de censure, plus ou moins radicales. Ainsi, en 2018, une taxe journalière a été mise en place en Ouganda, officiellement, afin « de lutter contre les commérages », officieusement pour museler tous ceux susceptibles de critiquer le régime du président Yoweri Museveni. D’autres se servent de la lutte contre les fakes news pour limiter la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, comme en Afrique du Sud où, en mars dernier, une loi condamnant la publication de fake news sur la COVID-19 a été promulguée. Au Bénin, le « Code du numérique », adopté en 2017 et censé accompagner les évolutions liées au numérique, a conduit à l’arrestation du journaliste Ignace Sossou qui a écopé d’une peine de 18 mois de prison pour « harcèlement par le biais de moyens de communication électronique ».[17] Or, d’après le groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire, il s’agissait d’une arrestation arbitraire et d’un procès non-équitable. Amnesty International a également pointé du doigt le Code du numérique béninois, considérant que ses dispositions sont répressives et portent atteinte à la liberté de presse. Enfin, lors d’élections ou de mobilisations, certains régimes en viennent à couper internet ainsi que tous les autres moyens de télécommunication. Ce phénomène est de plus en plus fréquent. Ce fut le cas en République Démocratique du Congo lors des élections de décembre 2018, dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun entre janvier et avril 2017, ainsi qu’au cours de la révolution soudanaise, et plus récemment au cours l’offensive du gouvernement éthiopien dans la région du Tigré, tout comme lors des dernières élections présidentielles en Ouganda. 

Toutefois, bien que certains régimes se servent de la lutte contre les fake news comme prétexte pour restreindre les libertés, il n’en demeure pas moins vrai que la diffusion de fausses informations reste un véritable fléau actuellement, aussi bien en Afrique que dans le reste du monde. D’ailleurs, ces fake news portent directement atteinte à la démocratie lorsqu’elles sont instrumentalisées par des politiques (lors d’élections par exemple) ou par des groupes d’intérêts. Elles contribuent également à accentuer la défiance, aussi bien envers les autorités qu’entre les populations elles-mêmes, en alimentant les discours de haine. La presse traditionnelle n’est pas non plus en reste en ce qui concerne la diffusion de fausses informations. Relayant les « informations » glanées sur les réseaux sociaux, un certain nombre de titres de presse africains manquent à leurs devoirs déontologiques. 

Face à cet état de fait, on observe un nombre croissant d’initiatives de vérifications des faits ou fact-cheking en anglais. À l’échelle continentale, on retrouve notamment Africa Check, fondé en Afrique du Sud en 2012, et qui est à ce jour la première organisation indépendante de vérifications d’informations en Afrique. Il existe également des plateformes similaires à l’échelle nationale comme FasoCheck, GuinéeCheck ou encore Congo Check[18]. Ce sont autant d’initiatives qui permettent de lutter activement contre la désinformation en Afrique et qui témoignent d’une volonté profonde d’engagement de la part de ces journalistes. 

Un « pouvoir » encore balbutiant

Depuis les indépendances, les médias en Afrique subsaharienne ont connu des mutations profondes, tant au niveau des rôles qui leur étaient confiés, qu’en ce qui concerne leur évolution technologique. Pour autant, ont-ils apporté des changements majeurs dans leurs sociétés respectives ? Oui, car l’essor de la presse privée à partir des années 1990 a permis de faire émerger des voix dissidentes par rapport à celle des États et a ainsi contribué à la démocratisation de ces régimes. De plus, les médias, en tant que plateformes d’expression, alimentent le débat public et peuvent jouer un rôle clé lors des mouvements sociaux ; en témoignent les mobilisations populaires qui ont pris forme à partir des réseaux sociaux, ou encore les articles de journalistes d’investigation qui ont permis de mettre à jour des scandales d’État. 

En outre, les différentes initiatives en faveur de la liberté de presse ou encore celles de fact-checking portées par la société civile, prennent de plus en plus d’ampleur et sont amenées à jouer un rôle majeur à l’avenir. De même, l’existence de réseaux de journalistes (que ce soit à l’échelle continentale, régionale ou nationale) telle que la CENOZO (Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation) ou la Fédération Africaine des Journalistes (affiliée à la Fédération Internationale des Journalistes) montre qu’il y a un désir profond de réformer et d’améliorer la profession journalistique afin qu’elle remplisse convenablement son rôle d’informer. 

Cependant, à supposer que les médias soient actuellement un 4e pouvoir en Afrique – au sens symbolique et non pas institutionnel – ce pouvoir demeure encore très limité dans de nombreux pays. Mais c’est justement parce que les régimes en place y voient une menace à leur autorité que les médias sont bridés. En effet, toutes ces politiques d’intimidation ou encore de censure des journalistes sont la preuve que ces gouvernements veulent garder une mainmise sur les médias à des fins politiques. Le cas des chaines sénégalaises Sen TV et Walf TV, dont les signaux ont été coupés par la CNRA (Conseil National de Régulation de l’audiovisuel) pour une durée de 72 heures, début mars, illustre parfaitement cette volonté d’instrumentaliser les médias et de les mettre au service du discours officiel. Cela fait suite à la diffusion en direct des manifestations pour la libération du principal opposant du président Macky Sall, Ousmane Sonko. Il a été arrêté le 3 mars dernier, alors qu’il se rendait à la convocation d’un juge d’instruction pour répondre aux accusations d’une jeune femme qui l’accuse de viol et de menaces de mort. Les médias possèdent ainsi un pouvoir indéniable dans la vie publique, mais toutes les conditions pour qu’ils s’épanouissent ne sont pas réunies du fait de nombreux manquements (problèmes de financement, manque de formation, clientélisme, auto-censure…). 

L’essor des réseaux sociaux a en partie changé la donne, mais les régimes ont toujours la capacité de censurer (ex : couper le réseau internet, faire payer des taxes d’utilisation…), sans parler des dérives liées aux fausses informations. Il reste donc beaucoup à faire pour que les médias jouent un rôle à la fois positif et déterminant dans la démocratisation et le développement des États d’Afrique subsaharienne. Éduquer et sensibiliser l’ensemble des populations sur le rôle des médias, améliorer la formation des journalistes, instaurer une relation de confiance entre la presse et son lectorat ou encore responsabiliser tout un chacun dans la lutte contre les fake news ainsi que les atteintes à la liberté d’expression, sont autant d’enjeux à relever pour que les médias puissent pleinement jouer leur rôle à l’avenir. 

Article rédigé par Awa Ndiaye.


[1] Tudesq, André-Jean. Feuilles d’Afrique : Étude de la presse de l’Afrique subsaharienne. Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Pessac, p. 95.

[2] Dans une société démocratique, les médias ont comme principale fonction d’informer les citoyens en leur donnant des clés de compréhension sur la société dans laquelle ils vivent. Ils contribuent également à l’expression publique d’idées et donc aux débats de nature politique. De plus, si l’on considère la démocratie comme étant « le contrôle continu et efficace des gouvernés par les gouvernants » conformément à la définition donnée par le philosophe Alain, il apparait que les médias sont l’un des principaux outils permettant aux citoyens de « contrôler » les gouvernants. Car en effet, ce contrôle n’est possible qu’à condition d’être informé en premier lieu de ce qu’il se passe.

[3] Tozzo, Émile A. « La réforme des médias publics en Afrique de l’Ouest. Servir le gouvernement ou le citoyen ? », Politique africaine, vol. 97, no. 1, 2005, p.111. 

[4] À savoir : « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » selon le Rapport Brundtland de 1987.

[5] Bien qu’il y ait eu des brassages de populations, de différentes natures, avant la colonisation.

[6] Chome Jules. L’ascension de Mobutu. Éditions Complexes, 1979. 

[7] Tudesq, André-Jean. Feuilles d’Afriqueop.cit, p. 59-96.

[8] Les programmes d’ajustement structurel (PAS) sont un ensemble de réformes économiques mis en place en Afrique à partir de la fin des années 1970 avec le concours du FMI et de la Banque Mondiale. L’objectif était de remédier aux déséquilibres macroéconomiques de ces pays en leur imposant des plans financiers et budgétaires stricts.

[9] N’Guessan, Kouamé. « Une réflexion récente en Côte d’Ivoire sur le multipartisme et l’ethnicisation de la vie politique : faut-il regretter le parti unique ? ». Pouvoirs anciens, pouvoirs modernes de l’Afrique d’aujourd’hui. Presse universitaire de Rennes, 2018, p. 170  

[10] Sow, Moustapha. « Médias et pouvoirs politiques au Sénégal : étude de la transition d’une presse d’État vers un pluralisme médiatique ». Thèse. Université de Laval, p. 98.

[11] Kamga, Osée. « Difficile émergence d’un journalisme objectif en Afrique », Communication [En ligne], vol. 36/1 | 2019, mis en ligne le 16 avril 2019, consulté le 26 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/communication/9827 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.9827

[12] Tozzo, Émile A. « La réforme des médias… op.cit., p. 101.

[13] Idem, p. 100.

[14] Atenga, Thomas. « La presse privée et le pouvoir au Cameroun. Quinze ans de cohabitation houleuse ». Politique africaine, vol. 97, n°1, 2005, p. 33.

[15] Lodamo, Berhanu, et Terje S. Skjerdal. « Gratifications et enveloppes dans le journalisme éthiopien. Corruption ou formes légitimes d’encouragement professionnel ? ». Afrique contemporaine, vol. 240, n°4, 2011, p. 79.

[16] https://rsf.org/fr/classement-rsf-2020-pluralite-de-menaces-sur-lavenir-du-journalisme-africain#:~:text=D%C3%A9criminaliser%20le%20journalisme%20et%20prot%C3%A9ger,(163e%2C%20%2B%201).

[17] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20201031-b%C3%A9nin-ignace-sossou-journaliste-condamnation-onu-detention-arbitraire

[18] CongoCheck a notamment remporté le 5e prix francophone de l’innovation dans les médias en novembre 2020 organisé par l’OIF, RSF et RFI

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