Il n’aura fallu qu’un an pour que les masques tombent et que le comité Nobel norvégien se rende compte de son « erreur de jugement » lors de l’attribution du prix Nobel de la paix 2019. Le lauréat de cette édition, Abiy AHMED Premier Ministre d’Ethiopie, était alors récompensé pour avoir entamé un processus de paix avec son voisin érythréen « mettant ainsi un terme » à vingt ans de conflits armés. Naïveté, ignorance ou volonté d’appuyer une paix importée qui arrangerait nombre de puissances étrangères, la décision des institutions Nobel apparait comme discutable au vu de la situation dans la région éthiopienne du Tigré, frontalière de l’Érythrée. Plus de 43 000 réfugiés tigréens ont fui en direction du Soudan pour le seul mois de novembre, tandis que des centaines ont perdu la vie et que des milliers d’autres sont blessés.
Que se passe-t-il au Tigré ? Retour sur un conflit complexe aux origines multiples.
Le Tigré est un des dix États-régions composant la République fédérale d’Éthiopie. Situé à l’extrême-nord du pays, il compte environ 6 millions d’habitants appartenant majoritairement à l’ethnie tigrinya. Une ethnie néanmoins minoritaire (6% de la population) qui, à travers le Front de Libération du Peuple de Tigré (FLPT), a pourtant gouverné le pays de 1991 à 2018, année marquant l’arrivée au pouvoir d’Abiy AHMED, opposant politique historique et appartenant à l’ethnie majoritaire Oromo (40% de la population). En première ligne des affrontements qui ont opposé l’Éthiopie à l’Érythrée, le Tigré est une région fortement militarisée. Aussi, le FLPT qui a toujours choisi l’option violente à l’égard de son voisin, a accueilli d’un mauvais œil les efforts menés en vu d’une normalisation des relations avec l’Erythrée. D’autant plus depuis que le Tigré se voit particulièrement stigmatisé par le pouvoir que ce soit à travers le limogeage de hauts-fonctionnaires (à la fois au sein de l’administration mais également dans les rangs de l’armée) ou à travers les diminutions drastiques des financements fédéraux. Les rapports entre Mekele et Addis-Abeba se sont alors progressivement détériorés suite au report sine die des élections générales en raison de la Covid- 19. Une décision qui a évidemment été vivement critiquée par le FLPT et qui s’est traduit par l’organisation d’élections indépendantes au mois de septembre au Tigré (remportées à plus de 90% par le FLPT). Élections que le pouvoir s’empressa aussitôt de qualifier d’illégitimes. La situation a finalement atteint un point de non-retour le 5 novembre lorsque le gouvernement fédéral a déclaré la guerre au Tigré.
Depuis, les deux parties sont en guerre et le conflit s’est rapidement étendu aux territoires avoisinants : les Tigréens ont bombardé Asmara, capitale de l’Érythrée, qui soutient Abiy AHMED ainsi que les milices Amharas (autre ethnie d’Ethiopie représentant 30% de la population). D’après les déclarations officielles, Mekele (« capitale » du Tigré) serait tombée le 29 novembre après plusieurs heures de bombardements, un blackout complet, et des jours de blocus.
Difficile pour le moment d’établir un bilan des affrontements étant donné que l’Éthiopie a coupé les télécommunications dans la région et refuse l’accès aux journalistes ainsi qu’aux humanitaires. Cependant, la Commission Éthiopienne des Droits de l’Homme fait état de plusieurs massacres, dont un perpétré par des miliciens du FLPT ayant causé 600 morts le 9 novembre. De l’autre côté, les bombardements menés par l’armée éthiopienne seraient responsables de centaines de morts civils également. Sans oublier que plus de 40 000 Tigréens se seraient réfugiés au Soudan d’après le CICR (Comité Internationale de la Croix Rouge) et que près de 100 000 réfugiés érythréens, cibles potentielles des milices tigréennes, sont bloqués à cause de la fermeture des frontières.
Depuis 2018, ni l’Éthiopie, ni l’Érythrée n’ont tenus les engagements respectifs qu’ils s’étaient engagés à prendre lors du processus de paix. La frontière est toujours fermée, certains territoires Erythréens sont investis par des soldats Ethiopiens, et l’Éthiopie rencontre encore des difficultés pour accéder au port d’Assab contrairement à ce qui était convenu. Sans parler du statut des populations qui vivent dans une zone concernée par les remaniements territoriaux : les questions liées à leurs statuts demeurent lettres mortes. Ce bilan des accords de paix confirme que, plus que la stabilisation de la région, il s’agissait surtout d’une entente entre le gouvernement d’Abiy AHMED et l’Érythrée dans le but de museler le FLPT.
Une lecture du conflit rendue d’autant plus complexe par son caractère multifactoriel. Elle revêt en effet une dimension ethnique évidente, mais aussi politique, historique et enfin géopolitique. Le plan de paix qui a valu le prix Nobel à Abiy AHMED est en réalité un camouflet afin de couvrir une manœuvre politique visant à renforcer la centralisation du pouvoir en s’associant avec l’ennemi Érythréen pour marginaliser le FLPT, première force d’opposition et de contestation du pays. En adoptant cette stratégie, il réussit non seulement à se forger l’image d’un artisan de la paix, afin d’obtenir le soutien de la communauté internationale, mais en plus, il rassemble sa population contre un ennemi commun. Et quel meilleur candidat qu’une ethnie minoritaire, plus riche, plus influente que les autres et qui a été au pouvoir pendant trente ans ?
La guerre civile au Tigré était-elle le prix à payer pour signer la paix avec l’Érythrée ?
Étant donné la prise de Mekele par l’armée fédérale, le FLPT se trouve privé de quartier général. Il semble donc que nous nous dirigions vers un conflit sous forme de guérilla. Un conflit long, gelé, et extrêmement compliqué à résoudre. Sans pour autant avoir vaincu le FLPT, Abiy AHMED devrait réussir à atteindre son objectif : le rendre criminel et politiquement impuissant. La tentative du FLPT de créer le chaos dans la région en bombardant Asmara ne saurait permettre au Tigré d’accéder à l’indépendance ni même d’accéder à un retour à l’autonomie. Néanmoins, il est fort probable que la centralisation de l’Éthiopie génère d’autres conflits notamment religieux et ethniques. En effet, le système fédéral était mieux accepté car plus adapté aux divisions culturelles du pays. En revanche, un pouvoir central risque de faire grincer des dents surtout s’il continue de s’enfoncer dans l’autoritarisme. Pour une éventuelle résolution du conflit il faudra attendre. Les évènements sont encore trop récents et les deux partis trop déterminés. Le FLPT s’est déclaré « prêt à lutter jusqu’à la mort » tandis qu’Abiy AHMED a refusé la proposition de médiation formulée par l’Union Africaine, tout en martelant qu’il s’agissait d’affaires relevant exclusivement du ressort de la souveraineté nationale éthiopienne et qu’elle ne saurait souffrir d’une quelconque forme d’ingérence.
Il ne faudrait également pas oublier d’ajouter une grille de lecture géopolitique et mentionner les différentes ingérences émanant de puissances exogènes. L’actualité atteste de l’intérêt géostratégique que représente la Corne de l’Afrique et ses espaces maritimes attenants. Que ce soit pour la Chine et son projet de nouvelles routes de la soie, les pays du Golfenotamment l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis (qui ont d’ailleurs quasiment pris possession du port d’Assab initialement promis aux Éthiopiens), les États-Unis et l’Union Européenne qui multiplient leurs actions diplomatiques, ou encore la Russie qui choisit d’implanter sa première base militaire en Afrique à Port-Soudan. L’Afrique de l’Est est enpleine ébullition.
Édito rédigé par Soly SYLLA.