L’AMECAS fait sa rentrée, sans pour autant que nous ayons pris des vacances, puisque des publications n’ont cessé de paraître durant l’été. Et de nouveaux membres sont déjà en train de prendre leurs places au sein de l’association panafricaine.
Au milieu de la période estivale, l’association a été agitée par une affaire touchant à l’exigence éthique de plus en plus – et à juste titre – requise (par l’opinion publique africaine, continentale et diasporique, en particulier) eu égard à l’urgence pour les cercles associatifs et les organisations politiques d’intégrer en principe et en pratique le respect de la dignité de tous ceux, et surtout de toutes celles dont les engagements sont l’essence de l’activisme estudiantin et du militantisme politique africains. A ce sujet, juste dire rapidement, que l’AMECAS a été à la hauteur en prenant promptement les décisions qui s’imposaient face à ce genre de situation qui, en plus de nuire aux personnes individuellement concernées, constitue un danger pour les organisations associatives. Or, sans celle-ci, les causes (celles de l’Afrique et des mondes africains) qui suscitent engagement et vocation d’activisme et de militantisme sont sans avenir. Nous pouvons aussi, pour conclure ce mot rapide, terminer en se risquant à expliquer que si une telle exigence éthique semble davantage requise par l’opinion publique de nos jours, c’est peut-être que « l’âge du théâtre » en lequel, selon Aimé Césaire1, les sociétés africaines étaient entrées – avec l’ère des indépendances – touche à sa fin en ce début de XXIème siècle.
Nous parlions d’articles publiés tout au long de l’été. Ces articles sont écrits par des étudiant(e)s qui sont dans des cursus divers : histoire, relations internationales, droit, philosophie, études économiques, art, etc. Filières que l’on classe en général dans les sciences humaines. Or, il se trouve que, selon une certaine opinion soucieuse du sort des africains, les sciences humaines constituent l’ivraie qu’il faut séparer du bon grain – celui-ci désignant, selon cette même opinion, tout ce qui n’est pas un des ces « doctorats de littérature», ces «doctorats en Victor Hugo» qui pullulent sur le continent. Cet édito se propose d’analyser ce type de discours, qui s’inscrit dans la perspective d’un anti-intellectualisme doublé d’un afro-optimisme, à partir de la vidéo2 qu’une personne de bonne volonté a souhaité diffuser sur les réseaux sociaux.
C’est en général, comme dans cette vidéo que nous commentons, au nom de « la maîtrise de la technologie » ou de l’entrepreneuriat, autrement dit du « profit », que cette opinion décrète comme « banales » les sciences humaines. Dans cette vidéo, le représentant de cette opinion3, part d’un constat juste : nous (africains) faisons fausse route en considérant que la première richesse de notre continent ce sont les matières premières dont l’Afrique regorge ; il rappelle même une thèse avancée par le Prims Parolier, Youssoupha (qu’il ne cite pas) qui affirme que « (…) les diamants sont éternels, pas la Gécamines (…). »4 Il précise, à très juste titre, que la première ressource est l’africain(e) en tant qu’Homme et non pas ce qui se trouve sous son sol. Pourtant, aussitôt énoncé, le visionnaire détruit le point de départ de son argumentation puisqu’il en tire des conséquences qui ne correspondent pas à son constat initial. Sa conclusion étant que les africains, pour se développer, ne doivent pas faire les « études de tout le monde », « banales » parce que n’étant pas « stratégiques ». Ce qui prouve que le visionnaire ne comprend pas ce que cela signifie que d’affirmer : l’Homme, et non pas les matières premières, est la première richesse d’un pays.
Car, les sciences humaines sont précisément les études qui s’occupent de cet Homme, en montrant sa dignité irréductible face à tout ce qui n’est qu’objet, choséité, ce qui a seulement de l’utilité. Ce sont les sciences humaines qui rappellent à chaque génération de femmes et d’hommes que l’Homme est plus que seulement une chose utile, qu’on échangerait contre une autre comme si de rien n’était. A Saint-Domingue, il y a quelques siècles à peine, des hommes n’en étaient plus, c’étaient des choses que d’autres hommes – eux-mêmes des choses mais que les apparences avaient érigé en maîtres – possédaient. Mais comme l’homme est de loin plus qu’une chose qu’on possède, les esclaves (originaires du Kongo et du Bénin pour la plupart et tous les autres) montrèrent aux maîtres ce que ça coûte de prendre l’homme pour « un bien meuble », et Haïti naquit. Le vaudou, qui contribua pour beaucoup à la réussite de cette grande révolution africaine, relève et appartient aux sciences humaines.
Faut-il rappeler aussi que lorsque, à travers la figure de Barthélémy Boganda, les peuples d’Afrique centrale proclament : « zo kwe zo », c’est-à-dire que « un homme en vaut en autre et est aussi digne qu’un autre », cela ne peut être traduit et compris que dans le langage des sciences humaines (histoire, philosophie, art) et non dans celui des nanotechnologies. La Chine qu’il cite en pays modèle qui investit dans les sciences que lui le visionnaire dit être véritablement des sciences, la Chine est d’abord née de nouveau en transformant le/la Chinois(e), après avoir fait le compte du « siècle de la honte » qui a duré de la guerre européenne de l’opium (1839) à la révolution maoïste (1949). C’est de cette renaissance de la personnalité chinoise que vient la puissance de la Chine actuelle qui fascine naïvement tous les visionnaires antisciences-humaines qui ne comprennent rien à la géopolitique du succès asiatique que nous constatons tous.
Inconscient de son anti-intellectualisme, le visionnaire afro-optimiste, en fin de compte, place l’Homme en dessous de la valeur marchande des matières premières lorsqu’il affirme catégoriquement la banalité de ces Connaissances de l’Homme que sont le droit, l’économie, la sociologie, les études théologiques, l’art, l’histoire, la philosophie. Et certainement, il jugerait banal aussi un doctorat sur Aimé Césaire comme il juge inutile un « doctorat en Victor Hugo »5 Pourtant, il suffit d’attirer l’attention du visionnaire-développeur des africains6 sur ce qu’affirme Césaire à propos du rôle de l’art dans un monde où l’Homme a été plus que jamais réduit à l’état de vulgaire objet : « pourquoi, demande Césaire, dans le monde comme il va (…) il nous apparaît essentiel à nous hommes de culture, de valoriser la fonction de l’art ? (…) Qu’on le veuille ou non, il y a, à l’heure actuelle, une civilisation éminente et tentaculaire. La civilisation européo-américaine, la civilisation industrielle qui couvre le monde de son réseau (…) Il est inutile de rappeler les mérites de cette civilisation (…) mais pour comprendre le rôle de l’art, notre besoin d’art et de poésie, c’est plutôt son côté négatif qu’il faut rappeler (…) C’est cela, cette invasion du monde et de l’homme par les choses, ce processus de réification du monde installé par la culture européenne qui explique que le besoin de l’art et de poésie soit aujourd’hui un besoin véritablement vital, dans le sens où on dit que l’art est vital pour l’Homme »7 Une longue citation, certes, mais nécessaire car cette opinion que représente le visionnaire avec qui nous discutons ici n’aime pas les sciences humaines mais est addict à l’art de faire la sourde oreille ; d’où la longue citation de Césaire dont l’autorité bienveillante mais sévère peut aider les visionnaires afro-optimistes et anti-intellectualistes à entendre raison en prenant conscience du danger qu’ils représentent. Césaire n’a pas dit que les nanotechnologies ou l’intelligence artificielle ou encore l’entrepreneuriat8 sont vitales à l’Homme. Il affirme plutôt et très clairement que c’est le besoin d’art et de poésie qui est indispensable à l’Humain.
Laissons Césaire pour Cheik Anta Diop que le visionnaire convoque également. Le portrait acceptable qu’il fait du Pharaon Diop9 ne lui empêche pas d’affirmer le propos, choquant et digne de l’impérialiste le plus paternaliste, suivant lequel si les africains ne transforment pas leur matière première c’est parce qu’ils ne savent pas le faire. Comme certains disent ces derniers temps que la restitution des œuvres d’art classiques africaines n’est pas possible parce que les africains ne s’y connaissent pas en conservation-restauration des œuvres d’art et qu’ils n’ont pas de musée. « Ceux qu’ils savent c’est seulement danser, etc. », lance le visionnaire. Ce genre de critique n’a aucun intérêt parce que ce sont des choses généralement admises et très légères10. Mais comment les africains ignoreraient les sciences et ne s’intéresseraient pas au développement technologique, quand un Cheik Anta Diop est passé par là ? Si l’industrialisation de l’Afrique avance à pas de caméléon ou de tortue, ce n’est pas parce que les africains ne feraient que danser depuis l’entrée dans l’âge du théâtre, voire depuis la nuit des temps. On n’a pas besoin d’être un économiste prix Nobel pour comprendre qu’il existe une « division internationale du travail » en fonction de laquelle à certaines sociétés les puissants du monde ont assigné le rôle de fournisseurs de matières premières brutes, qui sont transformées en Occident (et désormais aussi pour une bonne part dans certaines régions d’Asie) et revendues comme produits finis à plus-value considérable et qui sont soumis de surcroit à des droits de douanes dérisoires dans les pays (africains mais pas que) qui sont réduits au statut d’éternels importateurs de produits manufacturés étrangers.
Cela n’empêche pourtant pas que les africains se battent et sont braves. Ce n’est pas de l’optimisme « flottant entre ciel et terre », comme dirait ce philosophe allemand de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle11, que de dire cela, mais du réalisme. L’Afrique est grande créatrice dans le domaine culturel et sportif et exporte considérablement, mais le problème c’est l’absence de cadre structurel solide d’encadrement d’un tel soft-power. Les ingénieurs dans tous les domaines sont nombreux sur le continent comme dans les mondes africains (diaspora). Femmes et hommes travaillent avec acharnement, certains dans un but de subsistance, d’autres dans une perspective plus élaborée. Le problème des sociétés africaines est celui de l’absence du cadre dont nous parlions à l’instant. Or, un tel cadre, un pareil ciment ne peut être que la conséquence de la conquête d’une souveraineté intellectuelle, politique, et économique pleine et effective. Ce que, à nos yeux d’humble étudiant en sciences humaines, les africains ne gagneront qu’en suivant la voix du panafricanisme le plus orthodoxe. A cet égard, l’anti-intellectualisme est bien une arme contre l’Afrique, parfois il est inconscient. Mais il sera toujours condamnable.
1 Aimé Césaire au micro de José Pivin, dans l’émission Au cours de ces instants, en 1966.https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/aime-cesaire-le-racisme- commence-avec-la-colonisation-car-il ; Notre thèse est que, avec la mort d’Ani (https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/15/la-vie-secrete-a-abidjan-de-laurent- barthelemy-14-ans-mort-gele-dans-un-train-d-atterrissage_6025963_3212.html) et les 60 ans de l’ère des indépendances, nous sommes rentrés dans l’Âge Sisyphien ou Âge de Sisyphe.
2 Il est nécessaire d’écouter le propos de cette vidéo pour saisir la portée de notre analyse.
3 Que nous appellerons ici ironiquement « le visionnaire » puisqu’il ne se présente pas dans sa vidéo.
4 Alléluia, in « Polaroïd Expérience » (2018).
5 Victor Hugo n’est cité ici qu’en tant qu’homme de lettres, comme l’était le Grand Césaire.
6 Qui certainement n’a pas conscience du fait que cette notion de « développement » est elle-même problématique.
7 Discours de Aimé Césaire au premier festival mondial des arts nègres, Dakar 1er – 24 avril 1966., in Le Panafricanisme au XXème siècle., Paris, Panafrica, 2019, p. 396-397.
8 Cela ne signifie pas que les créateurs d’entreprise peuvent aller au diable. Ne fusse que parce que l’Etat ne peut à lui seul faire vivre la culture, des mécènes privés sont indispensables au dynamisme de la création artistique. Mais il faut se méfier du messianisme entrepreneurial. Cet article n’est pas non plus à charge contre les mathématiciens ou les physiciens, etc, qui eux lorsque ce sont véritablement des scientifiques connaissent et témoignent de la nécessité des sciences humaines.
9 Cheik Anta Diop est devenu tellement facile à convoquer, citer voire invoquer…
10 Et à ce sujet, il est plus intéressant d’écouter le rappeur Lino, qui lui n’est pas un visionnaire afro- optimiste et anti-intellectualiste (Peuple qui danse, en feat avec Fally Ipupa).
11 Schelling.
Article rédigé par Job Ikama.
Bonsoir!Le berceau de l’humanite,arriéré par l’empire colonial,de la colonisation à la décolonisation,pays africains, s’autoproclamant independants(75ans),le vent colonial continu toujours de souffler sur l’afrique.L’ingérance, dans le processus electoral,dans la politique,blocus monetaire:exemple,la mort du franc cfa et naissance d’une nouvelle monnaie (Eco,dans la cedeao),et pourtant l’africain,fort au travail,resistant à la chaleur et au froid,voir même à certain(e)(s) maladies et virus,peut être ,de par son mode de vie,est traité d’ébauche de l’humanite.L’Afrique,un jour pourra -t-elle sortir de cette prison coloniale à ciel ouvert? (Brazzaville/Congo)
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