« L’héroïque sacrifice des femmes de Nder » (Sylvia Serbin, SEPIA, 2010) qui se produisit au XIXème siècle, dans l’actuel Sénégal, qu’en retenons-nous ? Ce sacrifice fut celui d’un groupe de femmes de Nder, capitale du royaume du Walo, qui, « amazones d’un jour, (…) se battirent avec l’énergie du désespoir » face à une colonne de Maures esclavagistes. Ces derniers ayant décidé un instant de battre retraite, devant la fureur des résistantes se défendant contre l’opération de razzia, les survivantes parmi celles-ci firent le choix de mourir dans la gloire en s’immolant plutôt que de finir leurs vies comme esclaves en Afrique du nord. « Talata Nder » ou Mardi de Nder, en commémoration de cet évènement tragique d’un mardi de novembre 1819, fut célébré durant quelques années. Le présupposé historique qui permet de comprendre ces razzias esclavagistes des Maures au XIXème siècle consiste en ceci qu’on a institué le Sahara en frontière géo-ontologique établissant au nord une Afrique blanche – civilisée – et au Sud, cette Afrique Subsaharienne dont on a dit il y a encore quelques années qu’elle n’est pas « encore rentrée dans l’histoire ». Une insulte à la mémoire des Femmes de Nder qui revenaient à les tuer une énième fois, cette affirmation ayant été faite précisément dans le pays de ces héroïnes immortelles. C’est cette même bipartition, qui relève de la plus exécrable des anthropologies historiques de l’Afrique, qui justifie – ainsi que le rapporte Simon Njami lui-même (sur Youtube, L’invité du soir : conférence de Simon Njami par Guy Boyer) – qu’un certain spécialiste de l’Afrique se soit trouvé choqué de voir que l’exposition Africa Remix présentait des œuvres d’artistes tunisiens, égyptiens, marocains et algériens. Entendre qu’aux yeux d’un tel spécialiste, Egypte, Tunisie, Algérie et Maroc ne doivent pas être comptés comme pays africains. Cette introduction permet en effet de saluer les initiateurs, en particulier les commissaires Yacouba Konaté et Brahim Alaoui, de l’exposition itinérante Prêtes-moi ton rêve qui, ouverte au Maroc, se déroule actuellement au Sénégal, à Dakar jusqu’au 28 janvier 2020. L’enjeu, avec cette exposition, est de montrer que les espaces africains font scène – et pas seulement comme lieu de production d’une création qui n’a de présence artistique qu’extra-africaine. Artistes, commissaires et mécènes prouvent avec ce projet qu’ils comprennent que faire scène, au sens de rendre disponible les œuvres d’art pour le public et montrer en Afrique les signatures artistiques africaines contemporaines ne peut efficacement se réaliser que si une telle monstration participe en même temps du démontage des géographies mensongères, que si une telle diffusion des imaginaires africains consiste aussi à déconstruire, à « desceller la géométrie sans peine du mensonge » qui érige le Sahara en fossé abyssal au lieu de le voir comme lieu de passage qui ne se réduit pas qu’aux traversées de jeunes fuyant la pauvreté en direction de la méditerranée et l’Europe. Des idées naissent de part et d’autre de cet espace saharien qui connaissent des continuités d’un côté et de l’autre. C’est en ce sens que c’est un lieu de circulation et de connexion sans lequel l’Afrique à venir et qui est là déjà serait inintelligible. C’est ainsi que l’idée qui accouche de Prêtes-moi ton rêve est issue d’une discussion informelle au Mali entre l’artiste Abdoulaye Konaté et le critique d’art Yacouba Konaté ; c’est ainsi que l’animation de l’atelier de peinture, de la 8ème Rencontre Internationale de l’art contemporain (RIAC), par l’artiste Soly Cissé a été décidée au Maroc lors d’un échange que ce dernier a eu avec la directrice des Ateliers Sahm Bill Kouélany – les deux artistes s’étant retrouvés au Maroc justement dans le cadre de Prêtes- moi ton rêve. Les Ateliers Sahm, qui déménagent pour s’installer à Mfilou dans le 7ème arrondissement de la capitale congolaise (rive droite), s’inauguraient d’ailleurs dans le même esprit en conviant le critique et commissaire d’art, Abdelkader Damani, à l’animation de l’atelier de critique d’art en 2012. En 2018, de nombreux artistes africains et européens ont participé à la 7ème édition de la RIAC dont l’algérienne Chaima Zaafouri. On le voit ces continuités attestent que le Sahara a vocation à être un espace acquis à la « laeticia africana », pour reprendre le mot de la philosophe Yala Kisukidi.
En effet, là où l’histoire politique a institué des discontinuités, l’histoire de l’art – notamment en référant aux pratiques artistiques modernes congolaises – a plutôt contribué à inventer, en précédant le politique, des géographies de joie à travers des circulations questionnant l’ordre politique établi. L’on sait que des années 1930 à la période des indépendances, les trajectoires artistiques congolaises se sont constituées au travers de parcours reliant rive droite et gauche (Kinshasa) du fleuve Congo à Lubumbashi, Pointe-Noire et Bangui, voire Dakar. Ces géographies créatrices ou restauratrices, par l’art, de la capacité d’initiative congolaise annonçaient déjà la « laeticia africana » thématisée par Yala Kisukidi. En ce sens, il convient de porter la plus grande attention au tournant qui s’engage aux Ateliers Sahm dont l’évènement phare (RIAC) va devenir une biennale à partir de 2021, aux côtés de celles qui se déroulent déjà à Kinshasa et à Lubumbashi. Nous disons ici notre souhait que les leaders intellectuels et culturels congolais investissent davantage cet axe-de-joie créatrice (Brazzaville-Kinshasa-Lubumbashi) en solidarité avec les initiatives transsahariennes à venir. De la sorte, à travers le prix Prince Claus reçu par Bill Kouélany, c’est le travail de tous les acteurs culturels congolais qui se trouve auréolé. Travail qui est le mot qu’on proposerait s’il nous était demandé de résumer en un seul vocable le quotidien de Bill Kouéany, qui publiera en octobre prochain Extrait d’acte de naissance, aux éditions Les Avrils, un texte qui a déjà été l’objet de plusieurs représentations théâtrales. Qu’il nous soit permis, pour clore cet édito, de faire un clin d’œil à l’artiste Maya Inès Touam dont on a eu le bonheur de découvrir le travail lors de l’édition 2019 de Also Knows As Africa. Exploitant les codes esthétiques de la Nature morte flamande du XVIIème siècle, Maya interroge, à travers des photographies d’objets du quotidien qui lui sont offerts par les femmes qu’elle a rencontré au Maroc, les phénomènes sociaux d’accumulation et de consommation, de transmission d’héritage – en insistant sur la question de la place de la femme dans les sociétés méditerranéennes nord-africaines. Une artiste dont peut-être aura-t- on bientôt la joie de voir les œuvres au Congo ?
Job IKAMA,
Doctorant de philosophie et critique d’art.