Les failles de la politique mémorielle camerounaise et ses conséquences

« Les élèves camerounais à la majorité ne connaissent que Ruben Um Nyobè comme figure du nationalisme camerounais » dévoile une enquête datant de 2001 menée par Étienne Segnou, doctorant en sociologie politique à l’Université de Douala. Comment comprendre ce manque d’appropriation des figures de l’histoire? Les intérêts politiques priment-ils avant la réalité historique dans l’éducation?

La guerre méconnue de l’indépendance du Cameroun

Il est dit que la décolonisation de l’Afrique francophone soit pacifique mais, la réalité est toute autre. Colonie allemande puis, sous tutelle Anglaise et Française en 1919, le Cameroun est la seule « colonie » française en Afrique subsaharienne où une guerre a été menée pour l’indépendance du pays. C’est le mouvement nationaliste UPC (Union des Populations du Cameroun) qui prend la tête de la lutte pour l’indépendance avec pour membres Ruben Um Nyobè, Felix Moumié, Ernest Ouandié, Osendé Afana, Abel Kingué et d’autres. Après sa création en 1948 à Douala, son leader et secrétaire général Um Nyobè dans la lancée pacifique du mouvement se rend à l’ONU en 1952 pour fixer les conditions de l’indépendance du Cameroun. Face à l’UPC, les autorités françaises humiliées par les défaites en Indochine, et en Algérie, utilisent des méthodes insurrectionnelles et mettent en place une dictature sous le giron français.

La guerre du Cameroun éclate en mai 1955 par des protestations dans les grandes villes sévèrement réprimées par l’administration française qui fait interdire l’UPC. Les militants upécistes se tournent alors vers la clandestinité et les autorités coloniales menacent de réserver aux alliés du mouvement nationaliste le même sort que ceux-ci. Le manque d’équipement des nationalistes, la campagne d’intimidation des français contre la population, la chasse aux maquis clandestins, les tortures et les exécutions auront raison de l’UPC, et feront entre 20 000 et 120 000 morts selon les décomptes.

Um Nyobè est assassiné le 13 septembre 1958 par les français, et Felix Moumié le succède au rôle de leader. Il sera à son tour empoisonné par un journaliste sous les ordres de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de Charles de Gaulle, dans un hôtel à Genève. En 1960, les français finissent par accorder une indépendance fictive au Cameroun en s’assurant d’y placer un dictateur qui leur sera fidèle à la tête du pays, Ahmadou Ahidjo.

Les conditions d’indépendance souhaitées par le mouvement nationaliste sont piétinées et ceux qui se sont battus pendant des années pour se libérer du joug colonial ne sont pas conviés aux fonctions politiques, ce qui motive l’UPC à poursuivre sa lutte dans les maquis. Les leaders seront contraints à l’exil ou successivement éliminés jusqu’en 1971.

L’effacement de l’UPC dans les lieux publiques

Faire oublier l’UPC est une des principales missions que se donne Ahmadou Ahidjo, ainsi que son successeur qu’il a lui même placé, Paul Biya. Le mouvement nationaliste poursuivant les libertés va à l’encontre de la volonté de ces dictateurs hérités de la puissance coloniale. Le gouvernement camerounais a pour ambition d’effacer définitivement la mémoire nationaliste. C’est ainsi qu’au lendemain de l’indépendance, des rues, avenues, places ou encore des écoles portent des noms de colons français. On retrouve par exemple la place Repiquet à Yaoundé nommé après Jules Repiquet, commissaire de la France au Cameroun de 1934 à 1936, ou encore le monument Leclerc dans le quartier administratif de Douala, nommé après le général français Leclerc. Cette statue a d’ailleurs été vandalisée plusieurs fois par l’activiste camerounais Blaise Essama, en contestation des vestiges du passé colonial. S’il ne s’agit pas de colons, il s’agit de collaborateurs de cette même administration coloniale comme en témoigne la statue de Charles Atangana à Yaoundé. Il s’agit du dernier grand chef des ewondos mais, aussi collaborateur dévoué de la puissance coloniale allemande puis française.

06813C7A-A273-4C83-8170-260D593B00F1La statue décapitée du General Leclerc.    Source : Camernews

Difficile de trouver les traces d’une mémoire nationaliste que ce soit dans les rues de la capitale administrative ou bien dans celles de la capitale économique. Dans ce contexte de dictature de la pensée, la simple évocation du parti qui a mené une guerre avec les armées françaises pendant plusieurs années risque aux camerounais d’être taxés « d’antipatriotes » voire de perdre leur vie. C’est la loi du 16 décembre 1991 portant réhabilitation de certaines figures de l’histoire du Cameroun qui a permis de lever le voile sur les acteurs de l’indépendance du Cameroun et de « dissiper tout préjugé négatif qui entourait toute référence à ces personnes ». Il faudra attendre 2007 et aller jusqu’à Eséka pour trouver les fruits de cette loi avec une statue en l’honneur d’Um Nyobè mais, celle-ci a été financée par le maire de la ville et non par l’Etat. Cela témoigne aussi d’une certaine tribalisation de la figure nationaliste qui était originaire de cette ville.

Face à l’Etat qui n’a jamais entrepris l’instauration de journées nationales ou bien de lieux commémoratives en la mémoire des indépendantistes, des camerounais se sont réappropriés des sites de massacres comme les chutes de la Metché, où des militants upécistes étaient jetés vivants par les français. C’est devenu un haut-lieu de mémoire des massacres perpétués pendant la guerre du Cameroun. Des pierres tombales des héros indépendantistes comme celui d’Um Nyobè à Eséka sont aussi des lieux de commémoration à l’initiative des camerounais. Les avis sur ces figures restent néanmoins divergents comme en témoigne le refus des chefs Sawas d’ériger un monument en l’honneur d’Um Nyobè à Douala en 2018.

0A830ECC-7481-4599-B7BB-CDB2B08B378D
La statue d’Um Nyobe à Eséka. 

Les mémoires occultées de l’indépendance dans l’éducation

Au Cameroun, l’UPC a longtemps été un sujet tabou que les historiens prenaient le soin d’éviter afin de ne pas froisser le pouvoir en place. Le Cameroun post-colonial d’Ahidjo puis de Biya va prendre en charge l’enseignement et réécrire l’histoire. Biya à son arrivé au pouvoir en 1982 s’octroie la possibilité de déterminer les personnalités et dates qui resteront dans l’histoire et ceux dont on s’en passera. En effet, les manuels scolaires continuent de vanter les « bienfaits de la colonisation » avec pour preuve les hôpitaux, écoles, routes… héritées de cette époque. Des bandes dessinées de propagande sous Ahidjo et le programme scolaire ne manquent pas de réduire Ruben Um Nyobè et ses camarades de lutte au rang de bandits ou terroristes, tandis que les chefs d’Etats camerounais sont présentés comme des partisans de la paix, soucieux du développement du pays.

Segnou Etienne livre une étude sur la part du programme scolaire consacrée au nationalisme camerounais dans son ouvrage « Le nationalisme camerounais dans les programmes et manuels d’histoire », en s’appuyant sur le programme officiel d’enseignement de 2001. C’est ainsi qu’en primaire au programme d’histoire, seulement 4 leçons sur les 42 portent sur le nationalisme camerounais, soit 9,5% du programme, tandis que 16 leçons portent sur le reste du monde. L’écart se creuse encore plus au secondaire. D’un côté, dans l’enseignement général on compte 3 leçons sur 164 consacrés au nationalisme camerounais, soit 1,8% du programme, laissant l’histoire du monde occuper 80% du programme. De l’autre côté, dans l’enseignement secondaire technique et professionnel, 3 leçons sur les 66 du programme d’histoire évoquent le nationalisme camerounais. Il termine son étude avec l’enseignement supérieur, où par exemple en faculté des lettres et des sciences humaines, l’étude du nationalisme camerounais représente 1,5% du programme.

Il faut ajouter que lorsqu’on évoque les nationalistes, on se réfère jamais à eux comme étant des héros, mais comme des « grandes figures de l’histoire du Cameroun ». De plus, on aura tendance à parler de la résistance de manière positive uniquement sous la période coloniale allemande. La période de la résistance camerounaise sous la tutelle française est passée sous silence et quand elle est timidement évoquée, seul Ruben Um Nyobè est mentionné, oubliant ses camarades de lutte. Finalement, on omet de mentionner la barbarie dont a fait preuve la France dans sa lutte armée avec l’UPC. Dans aucun manuel scolaire cette guerre sanglante qui a fait des dizaines de milliers de morts côté camerounais est mentionnée.

Il y a une interdiction stricte de braver les règles mises en place par le gouvernement pour publier un ouvrage scolaire historique. L’ancien ministre de l’éducation, Ekwabi Ewané en a fait les frais en 1961 avec son ouvrage sur « l’histoire du Cameroun de la préhistoire au 1er janvier 1960 » et se l’est vu retiré de la vente moins d’une semaine après la publication, sur demande d’Ahidjo. Dans ce manuel, il avait commis la faute de s’attarder sur l’UPC et de ne pas assez glorifier Ahmadou Ahidjo.

Une autre raison qui pourrait expliquer l’absence des héros indépendantistes camerounais dans les manuels scolaires serait le contrôle des livres scolaires par les éditeurs français. En effet, selon une étude réalisée par l’Apic en 2007, trois quarts des ouvrages scolaires camerounais sont produits par des maisons d’édition françaises, notamment Hachette et Nathan. Des responsables du ministère de l’Éducation défendent ce choix en disant «qu’aucune imprimerie locale ne peut supporter » le volume d’impression nécessaires pour les ouvrages scolaires. La situation est toutefois différente dans le programme scolaire anglophone où « 75% des auteurs de livres de maternelle et 95% du cycle primaire sont des camerounais ».

La mémoire upéciste au cœur des enjeux géopolitiques

Depuis quelques années, la France et le Cameroun affichent des rapports plutôt tendues. Les visites officielles entre les deux pays se font rares, la dernière visite officielle en date remontant à 1999, lorsque Jacques Chirac s’était rendu au Cameroun. Seul François Hollande s’est rendu au Cameroun depuis mais, dans le cadre d’une visite imprévue en 2015. De plus, tout comme son prédécesseur Nicolas Sarkozy, il n’a pas manqué de critiquer la nature du régime autocratique du président Biya, ainsi que le nombre de mandats cumulés depuis 1982. La riposte ne tarde pas, les élites politiques camerounaises accusant la France de complicité avec Boko Haram ou de nuire à l’image de Paul Biya.

Du côté de la société civile, on assiste à un sentiment « anti-français » grandissant en raison des rancunes liées au rôle de la France dans la guerre du Cameroun, privant ainsi le Cameroun d’une véritable indépendance. Le gouvernement n’hésite pas à se servir de la mémoire upéciste afin de faire bloc avec sa population et de créer un nationalisme face à un ennemi désigné (la France), sans pour autant respecter la mémoire de ces upécistes.

Aujourd’hui, l’ambassade française au Cameroun tente d’apaiser les tensions afin de préserver les relations privilégiées que la France entretient avec son ancien protectorat. En 2015, le président français François Hollande avait déclaré être « disponible pour que les livres d’histoire puissent être ouverts, les archives aussi » concernant la période de la guerre d’indépendance du Cameroun. Ce travail de déclassement des archives a commencé fin 2018, une avancée qui permet de mettre en lumière une histoire étouffée depuis longtemps. Malgré la volonté de l’Etat camerounais de faire oublier la guerre du Cameroun, cette tentative d’occultation de la mémoire nationaliste n’a pas aboutit car cette mémoire demeure vive dans la conscience des camerounais.

Article rédigé par Michelle Choupo.




Sources
Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Socio-anthropologie

Pierre Abomo, «Le destin politique de la mémoire du nationalisme camerounais : entre réhabilitation et rejet», Cahiers Mémoire et Politique

NGAMANGA Marie-Victoire, GAUTHERIN Jacqueline « De la difficile contribution d’une discipline scolaire à une culture commune : le cas de l’enseignement de l’histoire au
Cameroun depuis 1960. » https://www.cath.ch/newsf/cameroun-le-livre-scolaire-controle-par-les-editeurs-francais/ https://www.journalducameroun.com/douala-chefs-canton-bell-detruisent-chantier- monument-dum-nyobe/ https://www.camerounweb.com/CameroonHomePage/features/Monument-de-Um- Nyobe-d-truit-les-int-r-ts-inavou-s-des-chefs-de-Douala-440344 https://www.prc.cm/fr/actualites/actes/lois/1317-loi-n-91-022-du-16-decembre-1991- portant-rehabilitation-de-certaines-figures-de-l-histoire-du-cameroun http://www.rfi.fr/fr/afrique/20200101-cameroun-memoire-meurtrie-une-independance- neocoloniale https://www.camernews.com/cameroun-douala-qui-a-coupe-la-tete-du-general-leclerc/ 

LOOG Shiva « Les relations sino-camerounaises sous le prisme de la ChineAfrique. Corrélations entre les intérêts géoéconomiques chinois en Afrique et la gestion stratégique du potentiel économique du Cameroun. », 2018

https://www.journalducameroun.com/douala-chefs-canton-bell-detruisent-chantier- monument-dum-nyobe/

http://www.rfi.fr/fr/afrique/20200101-cameroun-memoire-meurtrie-une-independance- neocoloniale

https://www.journalducameroun.com/independance-du-cameroun-la-france-ouvre-les- archives/

https://www.investiraucameroun.com/economie/3012-13805-la-france-confirme-qu-elle- a-declassifie-les-archives-sur-le-cameroun-pour-la-periode-1950-1971

https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/cameroun/evenements/article/cameroun- declassification-d-archives-26-28-11-18

Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa « Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Francafrique 1948-1971 »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :