Mort d’Ani Guibahi, ou la Souveraineté des Etats africains au-delà de la question monétaire : pour une compréhension de l’extraversion culturelle et spirituelle des peuples africains à travers l’exemple congolais

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« Il avait pris l’habitude d’imiter l’accent des blancs », explique Séraphin, l’un des copains de Laurent-Barthélémy Ani Guibahi – Séraphin dont le propos est rapporté par Yassin Ciyow sur le site du journal LeMonde. Le mercredi 08 janvier 2020, en France à l’aéroport de Roissy, le corps d’Ani Guibahi a été retrouvé frigorifié, froid, inanimé, sans vie. Cet état de froide mort dans lequel a été trouvé le cadavre de cette énième victime de l’impuissance des gouvernants africains reflète de manière générale ce que nos sociétés ont de caractéristique. A savoir, la mort manifeste de notre intériorité collective – l’extraversion économique étant solidaire d’une extraversion culturelle et spirituelle en laquelle celle-là a son origine. Nous voulons ici, à partir de l’exemple de la société congolaise, thématiser ce que l’on désigne couramment comme le problème spirituel des sociétés africaines contemporaines, à travers notre réflexion sur certains faits sociétaux et historiques, ainsi que sur certaines expressions du langage urbain de la jeunesse congolaise.

 

I – Le Chez-Nous est fonction de l’ancrage endogénique de l’être intérieur collectif.

Le Congo, l’un des pays africains dont le nom ne procède pas du moment colonial auquel furent soumises la plupart des sociétés africaines, est pourtant un exemple sur lequel il faut s’appesantir pour mettre en lumière l’aliénation collective des africains en ce début de la deuxième décennie du XXIème siècle.   En effet, notre être intérieur a gravement perdu de sa base, de sa substance, de sa base substantielle. Celle-ci se trouve happée par le désir exacerbé de l’ailleurs au point que l’idée d’un Chez-Nous est aujourd’hui superflue. Cela est très perceptible dans des expressions de la vie courante congolaise.

Identification de l’Occident à une Intériorité en soi.

Ainsi, lorsqu’un jeune congolais a obtenu un visa pour un pays occidental, une foule de locutions traduisent ce fait que ce qui, par rapport à Nous, relève de l’extériorité ou de l’étranger constitue désormais notre Intériorité : Ku Kati kéélé, Ku Nto ka kotélé, Nééki, etc. Kati ou l’intériorité en Kikongo [désigne dans ce langage l’Europe ou l’Occident de manière générale – traduire littéralement : il est allé à l’intérieur, ou il est parti pour l’Europe, il a pénétré l’intériorité et le centre des choses où la vie est délice, affirmation, etc]. Nto ou la rivière, et ce que l’on dit c’est : il ou elle est descendu dans la rivière – mais cette descente dont il est question consiste en fait à l’accomplissement d’une montée vers la belle vie des cités européennes… Au sens où on dit Nééki – littéralement, il est monté… (en France, aux USA, au Canada, etc).

Le départ pour l’Occident d’un jeune congolais est conçu par le commun des mortels – et l’expression a tout son sens ici – de ses pairs comme un accomplissement au sens fort du terme, une preuve de son Ngolo comme dirait Césaire, l’expression de la capacité à relever des défis. C’est bien ce que veut dire cette affirmation :  »Shiri Zo », il l’a fait [schiri zo ku kati]. Ces expressions, qui appartiennent au largot des jeunes de la rive droite du fleuve Congo, permettent de réaliser le degré d’extraversion de la conscience congolaise et africaine. Lorsqu’on connait la relation des populations congolaises avec l’eau – qu’on associe à des considérations ou des croyances d’ordre ésotérique et qui est l’objet de superstitions, et au-delà, en ce qui concerne le rapport des africains à cet élément naturel – ainsi que l’illustre par exemple l’histoire d’Abla Poku[1] -, lorsque cet aspect des choses est pris en compte, on convient dès lors que cela n’a rien d’anodin que la jeunesse africaine du Congo identifie l’Occident à l’eau, une rivière, le Nto.

Ce caractère superflu voire inexistant d’un Chez-Nous, intrinsèque à la perte de notre Être intérieur, se traduit sans équivoque dans cette phrase qui parfois sonne comme une prière pour obtenir quelque chose d’inespérée : « on n’a qu’à vendre le Congo (aux chinois, aux français, etc) ». Des parents affirment ce genre de phrases avec amusement devant leurs enfants. C’est avec cette mentalité que les congolais, toute ethnie confondue, sont entrés dans le 21ème siècle. Il suffit pourtant à ce sujet de préciser une chose. Un pays peut en effet faire l’objet d’une transaction commerciale comme une vulgaire marchandise, cela est tout fait réalisable, sous plusieurs formes. L’histoire en fournit des exemples en nombre.

Mais ce dont prendront conscience les personnes qui répètent ce genre d’insanités c’est qu’un pays, sa terre, sa forêt, ses ressources minières, etc, ne se vend pas sans la population qui l’occupe et cela consiste pour celle-ci ni plus ni moins qu’à postuler à l’esclavage. Puisqu’une telle acquisition ne peut viser qu’un seul but : l’exploitation des terres pour l’agriculture, des minerais pour les activités industrielles et les besoins énergétiques. Un tel but exigeant des moyens conséquents, il ne suffit donc pas pour les chinois ou les français, etc, de posséder – plus que l’emprise qu’ils exercent déjà aujourd’hui – le Congo ou un autre pays africain avec ses richesses, la mise en esclavage (sous une forme ou une autre) des populations du territoire ainsi acquis est une chose dès lors nécessaire.

Voilà où nous en sommes arrivés, un état d’inculture de notre personne collective telle que les conséquences les plus banales qui doivent se tirer de notre rapport à notre société, à l’histoire d’aujourd’hui sont ignorées même par des personnes s’affublant de titre présomptueux et dont la très lourde occupation d’intellectuel est de se demander à quoi sert un intellectuel…

Mais, il faut dire que cette extraversion spirituelle d’en bas n’est que le pendant d’une autre, celle d’en haut, des gouvernants faillis et dont elle est le reflet. Le système des évacuations sanitaires à l’étranger – qui profite principalement voire exclusivement à ceux qui disposent non-démocratiquement du trésor public – ne peut en effet pas seulement être vu comme la preuve de la défaillance ou de l’inexistence d’un système de santé digne de foi dans les pays où il est légion. Cela traduit bien plutôt la chose plus fond-a-mentale qu’est l’étrangeté à soi-même de l’Âme congolaise, au sens où faire société exige que les interactions des différentes composantes socioprofessionnelles soient déterminées par la confiance. Le système de santé le plus performant techniquement ne sera jamais d’aucune aide pour une communauté de médecins vis-à-vis de qui le sentiment général de leurs concitoyens consiste dans la méfiance.

S’il n’est pas question ici de nier que l’Occident soit encore aujourd’hui (mais de moins en moins) le centre du monde, l’enjeu est de montrer que l’exil en Occident étant conçu comme un accomplissement au sens fort du terme [Shiri Zo], il en procède une identification de l’Occident à une Intériorité-en-soi ou absolue. Donc, une absolutisation de la fascination pour l’Occident alors même que cette civilisation est de nos jours résolument engagée vers son déclin [réinvention ?]

II – L’Âme Congolaise, sans Fond et Errante, dans la « Vallée de l’Ombre de la Mort ».

Artistes mourant à l’étranger : notre Ame se manifestant comme étrangère à elle-même.

Le génie musical d’un peuple en exprime l’esprit, entendu comme ensemble des mœurs. L’inventivité musicale des congolais alors sous le joug colonial s’est avérée être tout un champ de rePrise de la capacité d’initiative que des siècles de péripéties ont annihilée. Le dynamisme urbain autour du Pool Malebo[2], impulsé dans le cadre de la ville coloniale, dans sa connexion avec les arrière-pays ruraux, a constitué le creuset où la Personnalité congolaise, à travers la création musicale, a posé les bases de sa Renaissance.

Aussi savons-nous, s’il est nécessaire de le rappeler, que les quelques lieux de divertissement, durant la colonisation, dans les quartiers africains de Brazzaville et de Kinshasa – où s’organisaient les répétitions d’orchestres à la gloire indémodable – furent également des espaces de débat politique et de développement de la conscience politique des congolais. Cette concomitance entre le politique et le renouveau artistique est à garder à l’esprit.

Pourtant, force est de constater que, si l’on peut relativiser la critique selon laquelle la musique congolaise contemporaine aurait totalement cédé le pas à la ferveur musicale d’autres régions d’Afrique (Ouest et Est), il est indéniable qu’il faut voir quelque chose de plus profond dans le fait que la situation sociale des artistes congolais en général n’a pas arrêté de se dégrader. Nous sommes en effet plongés dans une amère consternation chaque fois qu’est annoncée la mort d’un artiste congolais à l’étranger, d’autant plus que pour chacun d’eux – et aussi pour ceux ou celles qui ont pu s’éteindre au pays – c’est dans la maladie, la solitude et le dénuement[3] total qu’ils quittent ce monde – loin du Congo, loin du fleuve, de cette vie congolaise qui fut leur muse.

La musique façonne les mœurs dit-on. Or, les voix qui élèvent nos mœurs au-dessus de la simple quotidienneté meurent la peine dans l’âme parce que leurs derniers souffles ne sont pas recueillis par la terre congolaise, leur inspiratrice. Nous y voyons ceci que, la vie d’un peuple s’incarnant dans ses mœurs, l’âme congolaise n’habitent pas, aujourd’hui, son corps, elle en est séparée et erre dans le monde, ne pouvant se fixer sur son sol, comme errent les âmes de nos chanteurs et autres artistes qui n’auront retrouvé la terre congolaise que pour y être six pieds sous terre. Ce qu’il y a de profond à saisir dans ce fait, c’est que l’âme congolaise est plus que jamais sans fond et qu’elle vagabonde dans la vallée de l’ombre de la mort. Cette Terre congolaise est à ce point appauvrie qu’elle est déconnectée du pendant spirituel qui en faisait le fond-a-mental de notre existence.

Que la vie congolaise se rapporte aujourd’hui à une intériorité dépravée, fade et pétrie de fatalisme, c’est ce que prouve le fait que notre terre ne recueille plus aujourd’hui que les cadavres de ceux qui de leurs vivants animaient la vie spirituelle congolaise. Parce que des professeurs, littéraires, des artistes, des journalistes, etc vivent leurs derniers jours à l’étranger et y meurent dans l’indifférence. Autrement dit, la Personnalité congolaise est réduite à une relation d’extériorité vis à vis d’elle-même, corollaire de la dépravation de son intériorité. Cette dépravation est aussi à considérer, dans l’analyse que nous effectuons de l’exemple congolais, du point de vue de la relation qui s’est avérée entre les guerres civiles des années 1990 et l’usage qu’on a fait des langues nationales dans ce cadre.

Rappel à Notre intériorité par la mort.

La pratique de nos langues est, en effet, un élément fond-a-mental de la vie intérieure de notre peuple. Et à ce niveau, les récits qui sont rapportés par les aînés (e)s qui ont vécu les ravages guerriers de la décennie 1990 relatent des faits qui sont symptomatiques de la mort de notre intériorité, de notre être intérieur congolais. En effet, il est raconté qu’au cours de leurs parcours, où les populations civiles fuyaient les lieux sinistrés à la suite d’affrontements entre différentes milices, celles-ci soumettaient les familles à des tests de langues pour certifier l’appartenance à telle ou telle ethnie. Ainsi, les malheureux(ses) qui n’avaient pas une bonne pratique de la langue que parlaient les miliciens d’un groupe donné se voyaient infligés jusqu’aux pires crimes.

Or, nous savons que les mouvements de populations fuyant les violences concernaient en grande partie des familles qui n’avaient de repère que la ville – dont la colonialité a survécu au moment lui-même de la colonisation. La vie urbaine, l’éducation des enfants des familles brazzavilloises et de Pointe-Noire, est restée marquée par l’effort des parents à aider leurs filles et fils à acquérir une bonne connaissance de la langue française ; il en va de leur capacité à intégrer le monde du travail, et en particulier, la fonction publique, il en va de la poursuite de leurs études supérieures en France, etc.

Ainsi avons-nous, aujourd’hui près de 100 ans après les décolonisations, entretenu l’aliénation générale à tous les niveaux de la société. Les violences dont nous avons fait ci-dessus le récit, tout en signifiant clairement qu’il s’agissait là de prétextes meurtriers pour massacrer des populations civiles, présentent certes ce côté où ces actes de violence et ces crimes étaient inconsciemment (à l’insu de ces meurtriers) un rappel à cette intériorité de la vie collective en quoi consiste aussi la bonne pratique de nos langues, mais un tel rappel – par la distribution de la mort – à notre intériorité populaire ne manifeste précisément rien d’autre que celle-ci a pour pierre angulaire la mort, qu’elle est aujourd’hui ni plus ni moins que son propre fantôme.

 

En définitive, nous voyons dans la francophonie le principal responsable de cet état des choses. Non pas seulement la promotion de la langue française à l’école, dans les administrations, mais aussi tout ce dont la boîte à pandore, dont elle est la clé, regorge et qui est déversé sur les sociétés africaines et entretenu en elles en dépit des décolonisations. En l’occurrence, les programmes de télévision proposés aux foyers africains par de grands groupes de médias étrangers sont d’une nocivité telle que ce que l’école, avec toutes les tares de la colonialité qui la constituent, ne détruit pas la télévision achève de le faire. Il en va de même pour la promotion sauvage (non-encadrée) des produits d’importation à coup de publicités télévisées ou de grands panneaux d’affichages, etc. Au-delà la publicité d’un produit, c’est toujours de la capacité d’initiative dont il est question. Les villes africaines font ainsi la promotion de la capacité d’initiative d’autres peuples, et renvoient de nous l’image de sociétés infantiles tels que les anthropologues coloniaux l’ont forgée.

Dans ses Fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire, Cheik Anta Diop posait déjà ce problème crucial des langues dans lesquelles doit puiser la Renaissance Africaine. C’est dans la perspective tracée par Diop que ce problème sera résolu. Il s’agit dont tout autant d’attirer l’attention sur ce qu’il appelait « la saxonisation de l’Afrique noire ». A savoir qu’une sinonisation n’en serait que tout autant inconséquente. Si la question de la souveraineté des Etats africains contemporains n’a été saisi, ces dernières années, que par le bout qu’est celui du problème de la monnaie – à travers les débats sur le Franc des Colonies Françaises d’Afrique –, la mort de l’enfant de 14 ans que fut Ani Guibahi vient rappeler que cette question de la souveraineté est globale et est davantage portée par le problème de l’aliénation culturelle et spirituelle.

 

Job O. IKAMA

[1] Sylvia Serbin, Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora.

[2] Charles Didier Gondola, Villes Miroirs. Migrations et identités urbaines à Kinshasa et Brazzaville, 1930-1970.

[3] La liste est longue. On peut se permettre de citer le cas de Fernand Milandou dit Mabala (1959-2019) dont on dit, au sein de la communauté congolaise de France, qu’il en était pratiquement réduit à la mendicité.

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