« Les confréries dans nos pays sont légitimes : en toutes circonstances, elles ont prôné le respect des institutions ainsi que les valeurs de paix, de tolérance et de respect mutuel. Elles prônent un Islam modéré. Jamais elles ne verseront dans l’extrémisme. D’ailleurs les Djihadistes les considèrent comme leur ennemi. Au Sénégal, vous avez près de 90% de la population qui est musulmane, et, pourtant, le premier président était chrétien et a été soutenu par les chefs religieux musulmans. Cela vous donne une idée de la tolérance qui prévaut au Sénégal et dans beaucoup d’autres pays musulmans. » Entretien avec Le Point, 16 octobre 2014
C’est en ces termes qu’Abdou Diouf, ancien président du Sénégal (1981-2000) qualifia le statut des confréries religieuses lorsqu’interrogé sur leur rôle présumé de rempart face aux mouvements de fanatismes religieux. De fait, les mouvements djihadistes gangrènent actuellement de nombreux pays d’Afrique, dont le Mali qui borde la frontière Est de ce pays. Le Sénégal jouit en effet d’une longue réputation de paix et de stabilité, aussi bien sociale (absence de conflits interethniques ou interconfessionnels, pas d’affrontements majeurs excepté dans le Sud, en Casamance depuis 1982) que politique (maintien continue de la démocratie et première alternance politique en 2000) au point qu’on a pu parler d’une « exception sénégalaise ». Bien entendu, plusieurs facteurs entrent en jeu dans la préservation de la paix de ce pays situé à la pointe occidentale de l’Afrique de l’Ouest. Sur le plan social, la parenté à plaisanterie est souvent évoquée (également présente dans d’autres régions d’Afrique) ou dans un autre registre, l’absence de conflits géopolitiques majeurs liés aux ressources naturelles (notamment le pétrole et le gaz qui n’ont été découverts que très récemment, respectivement en 2014 et 2017)1.
Les confréries religieuses tiennent une place considérable au Sénégal, bien que la République soit officiellement laïque depuis sa fondation en 1960. En outre, elles constituent l’une des caractéristiques de l’Islam « à la sénégalaise ». De fait, l’Islam qui y est majoritairement pratiqué appartient au Soufisme (branche mystique et initiatique) et gravite autour de 4 confréries : la Quadiriyya (XIIe siècle), la Tijanyya (XVIIIe siècle), la Layeniyya (XIXe siècle) et le Mouridisme (XIXe siècle). Les confréries Tidianes et Mourides sont aujourd’hui les deux plus influentes et celles regroupant le plus grand nombre de fidèles : sur les 95% de musulmans que compte le pays 49% sont Tidianes, 31% Mourides, 8% Khadres et 6% Layènes2. Les différents Khalifes généraux (chefs des confréries) demeurent des acteurs incontournables de la vie sociale, culturelle, économique et politique à tel point que les dirigeants sont contraints de composer avec eux tant leur influence est importante auprès des populations. La récente libération de l’ancien Maire de Dakar et membre de l’opposition, Khalifa Ababacar Sall, gracié par le Président en septembre dernier après plusieurs mois de polémique (emprisonné il y a deux ans pour « faux, usage de faux et escroquerie portant sur des derniers publics ») aurait eu lieu suite à l’intervention du Khalife général des Mourides auprès du Président Macky Sall, ce qui témoigne de cette autorité qui dépasse largement la sphère religieuse.
Emerge ainsi la question du rôle des confréries dans le maintien de la cohésion sociale au Sénégal, c’est-à-dire leur capacité à structurer et préserver les liens entre les différents acteurs du pays. Peut-on leur attribuer, au moins en partie, la relative stabilité politique et sociale dont jouit ce pays ? Quel rôle jouent-elles dans l’encadrement des populations ? Peuvent-elles réellement constituer un rempart contre les mouvements djihadistes ? Et si oui, quels sont les ressorts de leur pouvoir ?
Cet article s’attachera à montrer que les familles religieuses agissent en tant qu’acteurs favorisant la paix au Sénégal car elles bénéficient d’une double légitimité : l’une provenant des populations et l’autre de la sphère politique. Le politologue irlandais Donal Cruise O’Brien a parlé à ce titre d’un « contrat social » sénégalais liant les chefs religieux au peuple d’une part, et à l’Etat d’autre part. Ce modèle serait, selon lui, facteur de paix et de stabilité, bien qu’il tende à s’effriter. De plus, cette légitimité s’est construite sur le temps long. Leur mode d’organisation confrérique joue également un rôle dans le maintien de l’ordre et la structuration des populations. Cependant, l’émergence des courants réformistes depuis les années 1950 constitue une concurrence grandissante pour l’hégémonie des confréries.
Une assise populaire qui s’inscrit sur le temps long
Pour comprendre l’attachement des populations aux différentes confréries, il est nécessaire de revenir dans un premier temps sur l’histoire de l’Islam au Sénégal. En effet, les liens unissant les fidèles et leurs chefs religieux sont anciens et sont nés dans des contextes de troubles socio-politiques.
L’Islam est arrivé pour la première fois au Sénégal au XIe siècle et fut transmis par des marchands arabo-berbères au sein de plusieurs royaumes situés au Nord du Sénégal tels que le Tekrour, le Waalo ou encore le Djolof. Il s’agissait d’un Islam dit « de cour » ou aristocratique car pratiqué essentiellement par les élites politiques. La seconde phase d’islamisation eu lieu à partir du 17e siècle et se caractérisa cette fois par sa nature prosélyte et révolutionnaire. On parle parfois de « périodes des Djihads ». C’est à partir de là que l’Islam pénétra progressivement les couches plus modestes de la population et atteint l’ensemble du territoire sénégalais actuel. Enfin, l’Islam confrérique tel qu’on le retrouve de nos jours remonte à la fin du 19e siècle.
C’est durant la seconde phase, notamment au cours de la « Guerre des Marabouts » (1673-1677) qui pris place dans la région du fleuve Sénégal, qu’il y eu une première allégeance des populations envers ces-derniers. Le terme « marabout » désigne initialement une catégorie sociale d’origine maure appartenant à l’aristocratie, chargée de conseiller les princes et de prêcher l’Islam.3 Ce conflit s’inscrit dans un contexte de crise socio-économique en partie due à la dislocation de l’Empire du Djolof (en 1566), à la traite négrière ainsi qu’à la présence française à Saint-Louis (depuis 1638) qui bouleversa l’économie transsaharienne. Les aristocraties locales, qui avaient partiellement tourné le dos à l’Islam et qui traversaient de grandes difficultés économiques, commencèrent à traiter leurs populations de manière arbitraire et tyrannique (hausse des redevances, pillages, razzias…) dans l’optique de profiter des gains engendrés par la traite négrière. Le marabout maure Nasir Al Din fut à l’origine du soulèvement. Son objectif était, d’une part de mettre fin à la tyrannie des dirigeants, d’autres part, d’établir des sociétés dans lesquelles les valeurs islamiques seraient au centre. Il parvint à enrôler d’autres marabouts ainsi que les masses populaires, jouant sur leur mécontentement et leur désir de justice. Lui et les religieux qui le suivirent se posèrent en défenseurs des opprimés et parvinrent ainsi aisément à rallier les populations à leur cause. Les populations les considéraient comme plus intègres, plus sensibles à leur condition et donc plus à même de remplacer l’autorité royale. Nasir Al Din plaça des marabouts autochtones à la tête des royaumes conquis. Malgré la victoire finale des rois déchus soutenus par les Français en 1677, la légitimité spirituelle et morale des marabouts ne fut pas pour autant remise en cause par les populations. D’autres guerres saintes ne tardèrent pas à se déclencher et contribuèrent à diffuser l’Islam dans l’ensemble du territoire sénégalais, bien qu’une partie des populations restèrent attacher à leurs cultes traditionnels. Ainsi, un changement brutal s’opéra durant cette période : l’Islam qui était jusque-là restreint au milieu politique bascula peu à peu dans les milieux populaires et devint un symbole d’opposition au despotisme et à l’injustice. Les marabouts devinrent l’incarnation de ce symbole.
Par la suite, cette allégeance des populations envers les marabouts se renforça de manière considérable à partir des premières conquêtes coloniales, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ils furent perçus comme des guides spirituels et temporels face à une classe dirigeante qui n’inspirait plus confiance, ainsi qu’au colons considérés comme des envahisseurs étrangers. En outre, ils étaient vus comme un rempart préservant leur identité religieuse et culturelle4. En effet, lorsque la France entreprit d’enclencher le processus de colonisation administrative et culturelle, elle décida de combattre tous ceux qui opposeraient une résistance, c’est-à-dire aussi bien les marabouts (tel qu’El Hadj Omar Tall, propagateur de la Tijaniyya au Sénégal et qui a combattu les armées du général Faidherbe en 1857) que les rois, qu’ils avaient pourtant pu soutenir par le passé. Face à l’échec de la lutte armée, les générations suivantes de marabouts adoptèrent une stratégie différente, prônant une approche pacifique. L’exemple du fondateur de la confrérie Mouride, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, illustre bien cette nouvelle stratégie ainsi que la renommée dont jouissaient les chefs religieux auprès des populations. Né à Mbacké-Baol (à 180 km à l’Est de Dakar) vers 1853 et issu d’une famille de marabouts affilié à la Quadiriyya, Ahmadou Bamba se démarqua assez tôt de ses contemporains par son érudition et sa piété, ce qui lui valut d’être rapidement entouré d’un grand nombre de fidèles. Ceci n’échappa pas à l’autorité coloniale qui y vit une menace potentielle à sa domination, craignant que le nombre grandissant de ses talibés ne constitue bientôt une force subversive. Il fut donc enfermé une première fois, puis exilé près de 8 ans au Gabon, avant d’être à nouveau déporté en Mauritanie durant 4 ans. Paradoxalement, sa popularité ne cessa de croître durant ces années d’isolement. Ceci non seulement en raison de sa piété, mais aussi du fait qu’il symbolisait une forme de résistance pacifique à la colonisation qui passait par la spiritualité. En effet, il appela constamment ses fidèles au calme et à la patience face à la présence coloniale, leur enjoignant de résister par la pratique religieuse et la discipline. Il a notamment favorisé une culture du travail et de l’entreprenariat chez les mourides, dont les répercussions sont encore visibles aujourd’hui (investissement en masse du secteur informel, aussi bien au Sénégal qu’à l’étranger). Il participa à une consolidation de l’Islam au Sénégal en l’adaptant véritablement à la culture locale wolof. Les autorités coloniales réalisèrent finalement qu’il n’avait eu à aucun moment l’ambition de renverser leur pouvoir et finirent par collaborer avec lui, comprenant qu’il constituerait un précieux allié pour canaliser les populations. De même, El Hadj Malick Sy (1855-1922) figure incontournable de la Tijanya, ne cessa de prôner des relations conciliantes et pacifiques avec les colonisateurs, tout en œuvrant à la consolidation de l’Islam au Sénégal.
La confrérie : un mode d’organisation favorisant l’allégeance et la soumission des fidèles
En outre, il est nécessaire de se pencher sur le mode d’organisation des confréries afin de saisir plus précisément la nature des liens unissant les fidèles et les marabouts. En effet, ces liens sont au cœur du « contrat social » énoncé par Donal O’Brien.
Il convient de rappeler que l’Islam pratiqué au Sénégal est d’obédience sunnite, malékite et appartient au Soufisme. Le soufisme est une voie spirituelle et mystique de l’Islam, se rattachant à la partie ésotérique de cette religion et présente depuis les premiers siècles de l’Hégire. C’est à partir du XIIe siècle que sont apparues les premières grandes confréries (tariqa, turuq au pluriel). Une confrérie est dirigée par un maître (Cheikh) qui tire sa légitimité d’une chaîne de transmission spirituelle héritée d’autres maîtres l’ayant précédé et provenant à l’origine du Prophète Muhammad. Son rôle est de guider ses disciples au cours des différents étapes de leur cheminement spirituel. La relation entre le Cheikh et son talibé tient donc une place centrale dans le soufisme, car le premier est considéré comme indispensable au développement spirituel du second. De plus, l’adhésion à une confrérie passe nécessairement par un acte d’allégeance ritualisé, variant selon les confréries. Cette allégeance implique une obéissance et une soumission totale au Cheikh : le talibé s’engage à s’en remettre entièrement à sa volonté, en échange de quoi celui-ci devra le guider dans sa quête spirituelle. Le maitre est donc non seulement un guide spirituel, mais aussi une figure d’autorité temporelle. Ce rapport de subordination, couplé à la stratégie de résistance pacifique par la spiritualité développée durant la colonisation a contribué à favoriser, dans une certaine mesure, une forme de docilité des talibés, aussi bien envers leurs Cheikhs qu’avec les autorités politiques. Cela a d’autre part permis de canaliser et d’encadrer les populations, et donc de préserver un certain ordre dans la société. Dans les faits, il n’est pas rare de constater que certains talibés prêtent allégeance dans l’espoir de voir leurs affaires mondaines prospérer plutôt qu’en vue d’une réelle initiation spirituelle.
L’aspect communautaire est également très important puisqu’outre leur appartenance à la Oumma (communauté des musulmans) les talibés se définissent par leur affiliation à telle ou telle confrérie et doivent donc agir pour l’intérêt commun. Chez les mourides par exemple, la adiya est un don offert par les talibés, soit directement à leur maitre, soit en vue d’investir dans un projet communautaire. La mosquée Massalikoul Djinane (« Les chemins du Paradis ») inaugurée le 27 septembre dernier a été entièrement financée par les talibés mourides (y compris ceux de la diasporas) à hauteur de 10 à 12 millions de FCFA, ce qui témoigne de la volonté ainsi que de la capacité de mobilisation des populations quand il s’agit de leur confrérie.5
Par ailleurs, les marabouts jouissent d’un respect et d’une popularité qui ne se limite pas seulement à leurs talibés. De grandes figures telles que celles des fondateurs des confréries ou encore les Khalifes généraux sont adulées, voire adorées, en raison du rôle qu’ils ont pu jouer de leur vivant ou de leur charisme. En témoigne le grand nombre de sénégalais prénommés en hommage à des guides religieux. De ce fait, ces personnalités sont devenues des figures emblématiques de la culture sénégalaise. En outre, les confréries se sont efforcées d’entretenir des relations cordiales avec les autres minorités religieuses, notamment les Chrétiens qui représentent environ 5% de la population. Par exemple, Serigne Abdoul Aziz Sy, Khalife général des Tidianes de 1957 à 1997, est entre autres reconnu pour avoir particulièrement promu le dialogue islamo-chrétien et inter-confrériques.6 Ces personnalités sont donc devenues des figures emblématiques de la culture sénégalaise.
Images très souvent reprises de Cheikh Ahmadou Bamba et El Hadj Malick Sy
En somme, ce lien de subordination ajouté à cet attachement émotionnel permet de comprendre pourquoi un grand nombre de sénégalais reconnaissent et se soumettent l’autorité des marabouts.
Une implication dans tous les secteurs
L’une des forces des confréries réside dans leur capacité à se déployer dans des secteurs qui sortent du religieux à proprement parler, leur permettant ainsi d’étendre et de pérenniser leur influence.
L’éducation islamique de base est assurée par les daaras, c’est-à-dire les écoles coraniques. Bien que n’appartenant pas directement aux confréries, leur mise en place et leur expansion se sont faites à l’initiative d’El Hadj Malick Sy, Khalife général des Tidianes dans le cadre de sa stratégie visant à contrer la colonisation en misant sur l’éducation spirituelle. Généralement, les enfants y sont formés à partir de 3 ans et apprennent des sourates du Coran ainsi que les rudiments de la religion musulmane. Dans les milieux ruraux, cet apprentissage est souvent couplé à une activité agricole. Depuis leur création, les daaras n’ont pas beaucoup évolué, la question de leur modernisation est d’ailleurs un enjeu actuel. Le cas des jeunes talibés livrés à eux-mêmes et contraints de mendier dans les centres urbains est un véritable fléau auquel ni les confréries, ni l’Etat n’ont réussi à apporter des réponses satisfaisantes. En outre, les daaras rentrent en concurrence avec l’école publique. Ainsi, d’après l’UNICEF en 2014, 47% des enfants en âges d’être scolarisés n’étaient pas inscrits dans des écoles formelles (publiques ou privées) et près d’un tiers d’entre eux étaient dans des daaras.
Les dahiras quant à elles constituent probablement les structures les plus efficaces et dynamiques affiliés aux confréries. Ce sont des groupes réunissant les talibés d’une confrérie, souvent par quartier, et qui agissent dans des secteurs divers : cours de religion, organisation de conférences, financement du pèlerinage à la Mecque, création de Groupement d’Intérêt Economique pour apporter une aide financière à leurs membres…. Les dahiras se retrouvent surtout dans les centres urbains et sont également très actives dans les diasporas. Elles permettent aux confréries d’agir indirectement mais très concrètement sur le terrain. Elles participent à créer un climat de religiosité. C’est également une manière d’encadrer les populations (surtout la jeunesse), de créer un sentiment communautaire et de promouvoir l’appartenance confrérique plutôt qu’ethnique ou autre. A ce sujet, même si certaines populations sont plus présentes que d’autres dans certaines confréries pour des raisons socio-historiques, les confréries n’en demeurent pas moins des lieux de brassage des populations indépendamment de leur origine, classe sociale, etc…
Par ailleurs, la présence de grandes familles religieuses liées aux confréries et disséminées à travers le territoire assure le maintien de foyers religieux. On peut notamment citer les Niassènes à Kaolack ou les Kounta à Ndiassane. Elles organisent leurs gamous (rassemblements religieux) qui sont autant d’occasions de réunir leurs fidèles et de prononcer des discours moralisateurs.
En somme, les confréries agissent comme des agents structurant les populations. Leur ancrage est si profond au sein de la société sénégalaise, notamment auprès de la communauté musulmane, qu’il serait difficile pour des mouvements radicaux de se hisser à une telle place. D’autant plus que l’Islam soufi confrérique, comme l’a souligné Abdou Diouf, est aux antipodes des valeurs défendus par les courants radicaux et extrémistes (le soufisme est considéré comme une hérésie et est par exemple combattu dans des pays comme l’Arabie Saoudite). Il y a aussi l’idée que cet Islam est une caractéristique de la culture sénégalaise. En cela, on peut donc considérer que les confréries religieuses sont effectivement un rempart contre les mouvements djihadistes. Il n’est bien sûr pas impossible que des individus se radicalisent au Sénégal, mais il apparait que l’emprise des confréries est telle qu’il est peu probable qu’ils parviennent à rallier un nombre important de personnes. De plus, même dans ce cas de figure, les Khalifes généraux n’hésiteraient pas à jeter l’opprobre sur ces groupes et à appeler publiquement leurs talibés à se mobiliser contre eux.
Des liens étroits et anciens avec la sphère politique
Le second versant du contrat social d’O’Brien repose sur la collaboration entre les confréries et la sphère politique. En effet, si les confréries ont une place aussi importante au Sénégal, c’est aussi bien grâce à la légitimité qu’elles tirent du peuple qu’à celle octroyée par l’autorité politique en place. Ces liens étroits avec le pouvoir que l’on retrouve aujourd’hui, trouvent leur origine sous la colonisation.
En effet, vers la fin du 19e siècle, après avoir réprimé les dernières résistances armées et constatant la stature des marabouts et leur rôle dans la société sénégalaise, l’administration coloniale décida de collaborer avec eux plutôt que de les combattre afin qu’ils jouent un rôle d’intermédiaire avec les populations. Leur stratégie reposait sur l’idée qu’il était plus avantageux de rallier les populations en prétendant conserver de bonnes relations avec les représentants de la communauté musulmane, plutôt que de combattre l’Islam de manière frontale. Cette religion demeurait malgré tout un obstacle au projet colonial qui reposait sur l’assimilation et la sujétion des « indigènes ». Ainsi, l’administration jouait un double jeu visant à tempérer l’épanouissement de cet Islam maraboutique et entreprit un certain nombre de mesures afin de canaliser et de concurrencer l’influence des marabouts sur les populations. Toujours est-il que ce fut une alliance où les deux partis trouvèrent leur compte, puisque cela permit aux marabouts de résolument asseoir l’Islam maraboutique au Sénégal comme pratique religieuse dominante (et ainsi de barrer le chemin à d’autres courants et d’endiguer le christianisme et les cultes traditionnels/animistes) ainsi que de légitimer les successions héréditaires au sein des familles maraboutiques.7 En effet, encore aujourd’hui, les Khalifes généraux sont tous issus des mêmes familles et leurs membres jouissent d’un grand prestige. Ainsi, la prééminence de l’Islam maraboutique au Sénégal qu’on retrouve aujourd’hui est le fruit de la politique coloniale française.
Suite à la proclamation de l’indépendance, le 4 avril 1960, le président Léopold Sédar Senghor décida de conserver cette relation privilégiée avec les confréries, d’autant plus qu’elles avaient en partie contribué à son arrivée au pouvoir, ainsi qu’au vote du « Oui » lors du référendum de 1958 concernant l’adhésion à la Communauté Française. Ainsi, forts de leur soutien populaire, les familles religieuses prirent très tôt conscience du rôle qu’elles pouvaient jouer sur le plan électoral. Cela n’échappa pas aux politiques qui comprirent très vite qu’il était nécessaire pour eux d’entretenir de bonnes relations avec elles afin de s’assurer des votes. La conséquence principale de ces nouvelles relations entre religieux et politique fut l’établissement d’une forme de clientélisme. Ce modèle atteint son paroxysme lorsque le président Abdoulaye Wade se prosterna publiquement devant le Khalife général des mourides en 2000 ce qui fit énormément polémique. Certains parlèrent même d’une « République mise à genoux » et craignirent que les principes de laïcité soient remis en cause. Si cela ne fut pas vraiment le cas, cela redéfinit néanmoins les liens entre les confréries et le gouvernement. Désormais, les hommes politiques n’hésitent pas à parler ouvertement de leur appartenance à une confrérie, ce qui n’était pas forcément le cas avant. De même, à l’approche des élections, les candidats se rendent tous auprès des Khalifes généraux car conscient que sans leur aval, ils prennent le risque de perdre une grosse partie de leur électorat. A ce propos, les Khalifes généraux n’énoncent plus de consignes de vote claires. Le dernier « ndigeul » (qu’on peut traduire par « consigne ») électoral fut prononcé en 1988 par le Khalife général des Mourides qui avait appelé à voter pour Abdou Diouf (déclarant en substance que quiconque parmi ses talibés ne suivrait pas sa consigne, aurait de ce fait désobéi directement à Serigne Touba, le fondateur de la confrérie). Cependant à présent, certains talibés scrutent avec attention les déclarations des Khalifes généraux afin d’y déceler une éventuelle consigne de vote implicite.
La différence principale avec la période coloniale ainsi que les premières années de la République sénégalaise, réside dans le fait que les confréries jouaient jusqu’alors principalement un rôle d’intermédiaire avec les populations. Or, on observe aujourd’hui qu’elles s’immiscent de plus en plus dans les affaires politiques, notamment dans le processus électoral. Certains membres des grandes familles maraboutiques sont même officiellement rentrés en politique en créant ou s’associant à des partis politiques. Leur succès demeure cependant très mitigé ce qui peut traduire une réticence d’un certain nombre d’électeurs à voir le religieux s’imbriquer dans le politique.
Des institutions inébranlables ?
Si aujourd’hui le poids des confréries dans la société sénégalaise parait indéniable, leur influence n’en est pas pour autant infaillible. Des facteurs internes ainsi que l’émergence de nouveaux acteurs sont susceptibles de fragiliser cette influence, à moyen ou long terme.
Le première menace provient des confréries elles-mêmes. Les liens de plus en plus étroits entre certains membres d’entre elles et le milieu politique peut être perçu d’un mauvais œil, car celui-ci est vu comme extrêmement corrompu. Il y a donc la crainte que cela se retrouve aussi chez les religieux. De plus, l’écart de niveau de vie entre les membres des grandes familles maraboutiques et le reste des Sénégalais ne cessent de se creuser. Pour rappel, près de la moitié des Sénégalais se situent en dessous du seuil national de pauvreté (46.7% en 2011). Ces inégalités peuvent susciter des rancœurs et un sentiment d’injustice, notamment chez ceux qui doutaient déjà de la légitimité de ces familles. Cela pourrait constituer un préjudice encore plus grand quand on sait que la précarité peut être un facteur aggravant dans un processus de radicalisation.
D’autre part, les courants réformistes apparu pour la première fois au Sénégal durant les années 1950 rassemblent des musulmans qui ne sont pas affiliés à des confréries, ou bien qui ont voulu créer des sous-groupes en leur sein. Ces courants sont parfois porteurs d’une vision de l’Islam qui s’éloigne du soufisme. Ils ont connu un essor au cours des années 1970 à 1980. Parmi les plus connus et les mieux implantés il y a le mouvement Jama’atou Ibadou Rahmanes (ou JIR, fondé en 1979) dont les membre sont communément appelés « Ibadou ». Par abus de langage, ce terme est souvent repris pour parler des mouvances radicales comme le salafisme, car ces membres sont perçus comme particulièrement rigoristes par une partie de la population. De même, les arabisants, expression désignant des Sénégalais spécialistes de l’arabe et formés dans des pays tels que l’Arabie Saoudite ou encore l’Egypte, reviennent parfois avec une vision de l’Islam considéré comme plus orthodoxe ou proches des tendances wahhabites/salafistes. Ces-derniers sont plus susceptibles d’émettre de vives critiques à propos de l’Islam confrérique sénégalais, le considérant comme étant une forme dévoyée ou trop empreinte de syncrétismes. Il est possible que des courants plus radicaux se forment dans ces milieux-là. Dans la même lignée, on peut évoquer la hausse du nombre d’écoles franco-arabe, notamment celles fondées par des arabisants, et qui enseignent aux nouvelles génération un Islam encore une fois différent de celui qu’on retrouve dans les confréries. Malgré la présence de courants réformistes, l’hégémonie des confréries n’est pas pour autant remise en cause. En effet, malgré un regain ces dernières années, leur impact demeure encore limité et surtout faible face aux institutions que sont les confréries. Cependant, ils pourraient parvenir à fragiliser leur hégémonie, à long terme, à force de grossir leurs rangs et de se présenter comme un modèle alternatif face à des confréries vues comme de plus en plus corrompues ou pas assez orthodoxes.
En définitif, les confréries religieuses jouent effectivement un rôle déterminant dans le maintien de la paix et de la cohésion sociale au Sénégal car elles bénéficient d’une assise extrêmement forte au sein des populations, et ce, indépendamment de leur appartenance confrérique ou non. Les confréries ont en effet investi tous les secteurs de la société et ont également une présence spatiale et médiatique qui leur permet de préserver leur influence. Le lien unissant les marabouts et leurs talibés, qui va au-delà d’une simple adhésion, assure leur fidélité. En outre, les relations privilégiées qu’elles entretiennent avec le milieu politique, et plus largement avec l’Etat sénégalais, leur confère un statut unique dans le pays. Si leur hégémonie n’est pour le moment pas gravement menacée, il n’empêche que l’émergence de mouvements réformistes puissent rassembler à terme les musulmans sénégalais qui ne se retrouvent pas ou plus dans le système confrérique, et devenir progressivement une force concurrentielle. Quant à la question de la percée des mouvements djihadistes, il semble que les confréries parviennent à s’ériger en bouclier idéologique efficace jusqu’à maintenant.
1 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/04/le-senegal-pourrait-entrer-dans-le-top-10-des-producteurs-de-gaz_5350044_3212.html
2 https://www.aa.com.tr/fr/culture-et-arts/khadres-layenes-mourides-et-tidianes-au-s%C3%A9n%C3%A9gal-tous-les-chemins-m%C3%A8nent-%C3%A0-dieu-/529498
3 Tamba, Moustapha. Histoire et Sociologie des religions au Sénégal. L’Harmattan, 2016, p. 72.
4 Hamoneau, Didier. Vie et enseignement du Cheikh Ahmadou Bamba. Al Bouraq, 1998, p.96.
5 https://www.jeuneafrique.com/834877/societe/a-dakar-la-mosquee-massalikoul-djinane-nouveau-symbole-du-rayonnement-de-la-confrerie-mouride/
6 Mané, Mamadou. Les valeurs culturelles des confréries musulmanes au Sénégal. Unesco, 2012, p. 15.
7 Mansour Dia, Mouhamadou. « L’administration coloniale française et la consolidation de l’Islam confrérique au Sénégal », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 36, no. 4, 2015, pp. 107-117.
Awa Ndiaye
Bonjour AWA,
Analyse parfaite!
Les confréries au Sénégal ne s’occupent pas seulement de religions, elles contribuent à la stabilité du pays avec le Ndigueul (la recommandation).
J’aimeJ’aime