Le mot colonisation connait dans le débat public actuel français et occidental un usage renouvelé. Après avoir été l’apanage de ceux dénonçant les crimes et abus des empires coloniaux français et britanniques (critiquant le bien-fondé même du principe au nom du droit des peuples à disposer d’eux même), par un curieux renversement sémantique, les mouvements de droite dite identitaire ainsi que des leaders d’opinion de la dite fachosphère reprennent ce terme pour qualifier les mouvements d’immigrations issus d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne ainsi que leur impact démographique et culturel sur la société française. A cela s’ajoute certains penseurs et intellectuels africains et nord-africains qui lancent des injonctions à passer outre la colonisation et qui pour ce faire mettent sur un même pied d’égalité les hégémonies des peuples et des Etats Africains avec la colonisation occidentale. Ce mélange des genres répond à des visions idéologiques, qui tordent la réalité passée et présente, c’est-à-dire l’Histoire, pour justifier certaines positions. Ces positions sont la relativisation à l’extrême du caractère spécifique de la colonisation occidentale sur l’Afrique, son effet destructeur sur toutes les structures collectives et sur les imaginaires africains, son racisme revendiqué. Cette minoration tire ses mêmes sources de ce qui a donné lieu au racisme biologique ainsi que la justification d’un impérialisme généralisé au nom de la grandeur. Il y a ainsi des acteurs conscients et des idiots utiles de cette relégitimation de la colonisation passée de l’Afrique.
La colonisation dans l’Histoire occidentale
Toutes les puissances hégémoniques ont tenté d’étendre leur influence en exportant une partie de la population en dehors de leurs frontières, surtout dans le monde antique démographiquement considéré comme un monde sous-peuplé. Historiographiquement, dans le monde occidental, la notion de colonisation est issue du monde gréco-romain. Les colonies grecques sont des avatars des cités-états grecques, portées par les citoyens grecs sur des territoires inconnus et considérés comme vierges d’activité humaine ou de civilisation. Les Romains vont reprendre aussi cette notion de colonie, pour romaniser les territoires conquis par la République puis par le principat. La colonisation diffère de l’annexion et de la conquête. On annexe des territoires conquis, c’est-à-dire des territoires appartenant à un autre Etat ou administré par une quelconque communauté humaine. Les territoires annexés ou conquis font donc partie intégrante du territoire-mère, ils ne représentent pas une excroissance. Par contre une colonie s’installe sur des territoires considérés comme vierges de toute activité humaine, administration par un quelconque pouvoir politique, soumis à aucun droit juridique, aucune appartenance. Il s’agit là donc de terra nullius.
Dans l’Antiquité tardive puis au Moyen-Age, la notion de terra nullius a été enrichie par l’ancienne notion d’oikoumène. Le mot désignait aux temps de la Grèce classique et de la période hellénistique le monde connu puis il s’enrichit d’une connotation religieuse désignant le monde civilisé et chrétien. Cette vision eschatologique fut bousculée par la réalité des relations internationales du Haut Moyen Age, le Proche-Orient et l’Afrique du Nord dominée par des puissances politiques non chrétiennes (califat umeyade puis abbasside)
Cette notion de terra nullius est utilisée à l’époque moderne notamment dans le partage des terres organisé par le pape Alexandre VI entre le Portugal et l’Espagne, les terra nullius à se répartir pour les évangéliser. Le christianisme triomphant forme alors un Occident orgueilleux et dédaigneux, affirmant la supériorité de sa civilisation sur toutes les autres, déniant le qualificatif de civilisation aux autres groupes humains voire leur humanité.
En Afrique, il s’agit donc du côté occidental d’une colonisation. Le terme est employé à dessein. On conquiert des adversaires que l’on considère comme ses égaux, non pas dans un esprit chevaleresque, mais dans le simple constat d’une humanité partagée. Or la sophistication occidentale s’est exprimée dans la volonté d’exprimer une supériorité en savoir et en ingénierie, de manière métaphysique d’abord puis sociologique et biologique, ce qui accouche de la théorie des races et donc du racisme. Déshumaniser l’autre permet aussi l’annihilation et la négation de la valeur même de l’autre tout en affirmant la supériorité morale de ses valeurs et de sa culture, et au final en déduire de sa propre bonté. C’est l’alliance de la force brute, la loi du plus fort, et de la légitimité de ce qui devrait être son exact contraire, le droit. C’est à la lumière de cela qu’il parait absurde de comparer la domination des Zulu aussi terrible soit elle avec la colonisation des Boers et des Britanniques en Afrique du Sud, la domination des Sérères au Sénégal avec la colonisation française ou même l’hégémonie des Peuls lors des jihads théocratique du XVIII ème et XIX ème siècles. Les conflits entre sociétés partageant les mêmes codes culturels et historiques ne sont pas à mettre sur le même plan que des conflits entre des sociétés issues d’ères culturelles radicalement différentes. Notamment quand l’une se considère intrinsèquement comme supérieure et d’une autre nature.
L’ultime argument consiste à tout mettre au niveau de la souffrance individuelle, l’individu mort pendant le Mfecane souffre autant que l’Herero ayant subi le génocide parmi les Allemands. L’analogie là encore relève du sophisme, et les idiots utiles africains qui en sont dupes ou complices servent des agendas au service de tout sauf l’épanouissement collectif dans les sociétés africaines. Il s’agit d’atomiser le débat en réduisant tout à une souffrance d’individu à individu, alors que le bénéfice de la domination de l’Occident, matériel comme en terme de prestige, est lui collectif. Tout comme les traumas d’une défaite militaire et civilisationelle.
Le regard africain doit changer
Nombreux sont les africains à penser et dire que nous devons passer à autre chose, que la colonisation concerne le passé et qu’il faut aller de l’avant. Ils pensent faire preuve de maturité, de conscience supérieure, ce comportement est plus proche de la couardise et de la désertion. Certes certaines élites politiques actuelles instrumentalisent la colonisation et les luttes pour l’indépendance et le nationalisme pour justifier leur prédation et leur pouvoir, elles sont autant l’ennemi de la souveraineté des nations africaines que de l’épanouissement individuel auquel chaque africain a droit sur sa terre. Le discours de responsabilité envers soi comme étant une source de son propre malheur, sa propre faiblesse est nécessaire pour pouvoir changer cette réalité. Néanmoins certains vont trop loin en voulant reléguer la colonisation comme un combat d’arrière garde, comme si ses effets n’étaient pas présents jusqu’à nos jours. L’usage même du mot colonisation reflète le fait que nous acceptons la vision et le récit des Occidentaux. La fameuse conférence de Berlin (15 novembre 1884 à Berlin et finit le 26 février 1885) a été l’occasion pour les pays occidentaux de définir les modalités de la ruée sur l’Afrique pour éviter les conflits entre les nations européennes. S’il s’agit d’un partage de territoires, ce sont des territoires à conquérir, à s’emparer. L’Afrique n’a pas été colonisée car il ne s’agit pas d’une terra nullius vierge d’activité humaine, de territoires soumis à aucune forme juridique, aucune forme d’administration. L’Afrique a subi une conquête politique, militaire, économique et culturelle qui par sa nature même refusait aux cultures du continent le droit à l’existence et à l’altérité en tant que peuples.
Il s’agit aussi d’aller au-delà de la logique victimaire non pas en la niant ou lui cherchant des aspects romantiques (comme s’il s’agissait d’un banal échange cordial entre peuples) mais, pardonnez moi d’user de cette tautologie en « décolonisant» la colonisation. Cette expression barbare exprime l’idée qu’en tant qu’Africains nous ne pouvons continuer à user de ce terme pour définir cette période historique, car ce serait reprendre les mots, les imaginaires du conquérant. Accepter de se définir en tant que colonisé, c’est accepter le récit de l’autre sur soi, qui inclut l’appartenance à une humanité inférieure, qui n’a pas existé historiquement sur son sol et qui ne sort de l’anti-histoire qu’en devenant une colonie, c’est-à-dire une excroissance de la puissance coloniale. Une fois utilisé le mot colonisation, le découpage pré-colonial, colonial, postcolonial devient totalement opérant. Et si en effet les rapports sociaux, politiques, économiques ont été dictés à la suite par le rapport de l’Afrique à l’Occident via la dite colonisation, il n’est pas pertinent de continuer ainsi dès lors qu’on prétend écrire les histoires africaines selon les points de vue africains. Car la période coloniale fut certes une rupture et un bouleversement, elle ne mit pas fin à toutes les dynamiques précédentes, elle ne fut pas un nouveau point 0 annihilant tout ce qui précédait. Certes les pays existant dans leur forme actuelle sont grandement en partie un héritage colonial. Mais les populations les constituant ont conscience d’une historicité bien plus longue. Dans ce cas, il est impropre de parler même d’indépendance. L’Afrique n’est pas une excroissance européenne et l’histoire de l’Afrique a débuté bien avant la période coloniale. Pourquoi dans ce cas nos Etats qui officiellement se targuent chacun d’être l’héritier des anciennes souverainetés africaines, étatiques ou lignagères, continuent de fêter l’indépendance ? L’on devient indépendant d’un corps dont on a toujours fait partie et dont on s’en arrache. Mais à partir du moment où il est question d’un corps ayant sa propre histoire, sa propre existence, et qui n’a connu que par un autre corps une domination, un assujettissement, la fin de cette dite période d’assujettissement n’est pas une indépendance, mais une libération. Persister à parler d’indépendance et de colonisation, les historiens africains perpétuent l’infantilisation de l’Afrique à l’Occident, et ne permettent pas à l’Afrique de parler d’égal à égal avec l’Occident. L’Afrique n’est pas devenue indépendante de l’Occident, elle s’en est libérée (en partie) Il est temps d’en finir avec cette vision infantilisante qui nous empêche de comprendre les enjeux et les rapports de force subis par l’Afrique face aux autres civilisations. En acceptant de parler de colonisation, nous acceptons le principe civilisateur derrière ce mot, nous reprenons la formule de Senghor « si nous avons été colonisés, ce que nous fûmes colonisables ». L’Afrique n’a pas été colonisée, elle a été conquise et assujettie. Et dans une conquête, point de biais positif, ceux qui viennent vous assujettir ( sans aucun casus belli valable) ne sont pas autre chose que des ennemis à votre souveraineté et dignité humaine. Alors là seulement parler d’égal à égal devient une vérité, une réalité sociale et historique.
La ruse et la mauvaise foi, armes de guerre contre les intérêts africains
En ayant rappelé quelles vérités historiques et humaines se cachent derrière le mot colonisation, il est maintenant aisé de démonter tous ceux utilisant ce mot ci de manière fourbe. La colonisation est une conquête militaire organisée par un Etat ou un organisme privé, venant sur un territoire considéré par les colons comme terra nullius. Ces colons ne sont ainsi pas du tout imprégnés par la culture pré existante leur arrivée, à commencer en premier lieu par la langue. Ils affirment aussi en tant que colons, une supériorité politique, économique et culturelle (raciale). Ce que dénonce la droite identitaire, l’extrême droite ou tout simplement de nombreux Occidentaux, cela ne s’appelle pas la colonisation, c’est le refus de l’altérité.
Le refus d’un pseudo-multiculturalisme est en réalité le refus d’une culture particulière à tendance universaliste mais qui par l’universalisme (allant de pair avec l’impérialisme) est forcé de cohabiter avec d’autres cultures, tout en restant le socle principal. Car il est essentiel de le rappeler, l’Occident a dicté au monde sa vision de l’Humain, du monde et du temps, et il ne semble pas que cela s’inverse. Les temps actuels ne correspondent qu’à un rééquilibrage ô combien léger, qui peut être vécu difficilement lorsqu’on s’est pensé près de 4 siècles comme l’Humain par excellence, les autres n’étant que des allèles imparfaits.
De sorte que l’étalage de cette mauvaise foi est en réalité une ruse pour renforcer la croyance en sa propre légitimité à dominer autrui, y compris sur ses terres et dans son imaginaire. Le deuxième effet de cette ruse est de nier la violence de la conquête quand cela est à son avantage (en Afrique, au XIX et XX), et l’exalter quand cela est possible (phénomènes d’immigration en Occident), désarmer l’autre pour le pourfendre avec une lame dont on a répété envers et contre tout qu’elle n’avait pas de tranchant. Une guerre à bas bruit et amorale faite au nom de la morale, un piège dans lequel tombe une partie des élites africaines, soit par désertion soit par assimilation. La figure du tirailleur érigée en héros malgré lui participe ce jeu de faux semblant. Entre la reconnaissance de la dette de sang et l’héroisation de ces personnes, le pas est souvent franchi, brouillant les pistes. Or il est nécessaire de rappeler ces tirailleurs se sont battus pour une dignité individuelle, collective certes mais pas celle des nations africaines car ces derniers ne se sont pas battus pour les souverainetés africaines, confisquées par les puissances occidentales. Ils ont combattu pour les mêmes pays ayant assujetti les leurs, leurs ancêtres et leurs enfants pour certains. L’ambiguité de ces positions est trop facilement gommée, comme si la domination occidentale devait être occulté, ainsi que ceux l’ayant combattu frontalement.
Pour conclure, l’usage du mot colonisation n’est pas neutre. L’Histoire n’est pas une chose réservée aux historiens, elle est faite par ces derniers mais réutilisée par les philosophes, politiques, intellectuels, artistes, tous ceux voulant comprendre et modeler le monde.
Bruce MATESO
Un avis sur « L’usage du mot colonisation dans le débat public : dernière étape de la décolonisation »