La prison de Basse-Terre (Guadeloupe) : 1830-2021, histoire d’une longévité à rallonge

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© CGLPL, Maison d’arrêt de Basse-Terre

Alors que l’état déplorable des prisons françaises fait l’objet d’une couverture médiatiqueà régulière, cet article propose d’aborder le problème sous un angle postcolonial : en se concentrant sur la prison de Basse-Terre, chef-lieu de la colonie de Guadeloupe dont la construction est antérieure au décret d’abolition de l’esclavage de 1848, il s‘agit de mettre en évidence quelques archétypes structurant la gestion des personnes incarcérées dans un territoire d’Outremer.

Le papa de mon papa retrouva la parole en plein silence d’une nuit. Du cachot s’échappèrent des soupirs que les arbres les plus vieux accrochaient à leurs branches. Puis, de manière audible, explosa du trou sombre son inquiétante messe basse. Chacun prêta l’oreille et connut la pitié, car l’impossible messe basse n’était qu’une longue question. Jusqu’au bout de sa vie l’homme fut comme ça surpris que les oiseaux existent et qu’ils puissent s’envoler.

Patrick Chamoiseau, Texaco, 1992.

Avec 5 108 personnes écrouées, l’Outremer concentre plus de 7% des détenus alors que sa population représente 4% de la population française d’après le bilan démographique 2016 de l’INSEE. Sur les 11 prisons, 7 sont occupées à plus de 120%. Il y a par exemple la prison de Baie-Mahault avec ses 551 détenus pour une capacité opérationnelle de 265 places, soit un taux de 208%. La Guadeloupe détient ainsi le record.[1]

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© GILLES MOREL / CROWDSPARK Prison de Baie-Mahault en Guadeloupe.

La condition des détenus, dans les colonies départementalisées, rappelle affreusement celle des esclaves, marrons ou coupables de je ne sais quel « crime ». On séparait les uns des autres à la moindre crainte de révoltes fomentées dans le fond des cases-nègres. Les lendemains d’insurrections étaient rythmés par les exécutions publiques et les déportations, parfois jusqu’aux côtes du Sénégal, souvent au hasard des reventes sur les marchés transnationaux. Ainsi le maire de Petit-Bourg pouvait-il écrire, dans les années 1840, à propos de la reine de l’ « association servile » des Grenats : « Je n’attends
qu’un prétexte pour saisir la reine, qui est une rusée et l’envoyer à Puerto-Rico ou en prison » [2]. A plus d’un siècle d’écart et la citoyenneté obtenue, les méthodes carcérales présentent de troublantes continuités. C’est ce que suggère ce communiqué de l’Observatoire International des Prisons qui date de 2011.

Y.S., incarcéré lui aussi à Ducos depuis 5 ans, a été transféré début mai 2011 à Baie-Mahault, sans aucune notification écrite expliquant cette décision. Suite à sa saisine, le 17 mai 2011, de la mission Outre-mer de l’administration pénitentiaire, celle-ci lui indique maintenir la décision de transfert au motif qu’il aurait, « en dépit
de ses dénégations, effectivement participé au mouvement collectif de plusieurs dizaines de détenus, troublant ainsi gravement l’ordre et la sécurité de l’établissement ». Malgré les faits qui lui sont reprochés, et qu’il conteste formellement, Y.S. n’a pas fait l’objet d’une procédure disciplinaire et n’a donc pu bénéficier d’un débat contradictoire ni de l’assistance d’un avocat. A sa demande de « pouvoir retourner dans son pays » pour bénéficier des parloirs avec son amie et être plus proche de sa mère et sa grand-mère malades durant les 17 mois qui lui restent à purger, l’administration pénitentiaire répond qu’à l’issue de sa peine, « sa sortie pourra être organisée en Martinique et qu’il lui appartient, avant la date de la fin de sa peine, de solliciter un transfert vers le centre de détention de Ducos en Martinique ».

Quant à B.T., sollicitant l’OIP le 6 septembre 2011, il explique avoir été transféré de Ducos à Baie-Mahault depuis plus de quatre mois, « sans même savoir pourquoi », ce qui l’empêche depuis lors de recevoir des visites de sa famille, dont celle de sa fille de 9 ans, qui venaient le « voir très souvent au parloir ».[3]

C’est bien d’ailleurs cette continuité historique que constate, rassurée, dirait-on presque, l’administration pénitentiaire. La prison de Basse-Terre a été construite en 1830 et l’architecture, austère et délabrée, l’atteste suffisamment. Au cours du dix-neuvième siècle, les bateaux transbordant la « main d’œuvre » nécessaire à la bonne marche des colonies s’équipèrent progressivement d’ouverture ventilatoire – quoique celle-ci laissaient alors parfois entrer l’eau de mer. Mais ici, pas de « ventilation traversière », donc température élevée, air peu renouvelé. Et l’expert mandaté d’écrire que « même si elles sont « contraire[s] aux normes européennes », les cellules collectives « respectent une donnée essentielle de la culture caribéenne à savoir la vie communautaire » »[]. Quand on érige la promiscuité en valeur culturelle, on fait dans le culturalisme. Et c’est tout simplement raciste. Evidemment, ce regard, disons-le optimiste, de l’administration pénitentiaire sur cette prison basse-terrienne qui, bon an mal an, incarcère sans trop de suicides, relève l’expert de manière tout à fait incongrue, n’est certainement pas partagé par les détenus si l’on en croît ce témoignage de 2016.

Dans les cellules, il n’y a pas d’hygiène. Il y a des mouches, fourmis, rats et scolopendres. La douche du dortoir, c’est un mètre quatre-vingt de moisissures sur les murs. J’ai attrapé une mycose et j’ai perdu un ongle de pied, je me fais soigner maintenant que je suis dehors. A moins de deux mètres du coin repas, les toilettes, avec comme seule séparation un sac poubelle. Pour manger, on avait une table en plastique pour quatre, alors qu’on était onze. En prison, la propriété est très importante, et le gars qui a un lit en bas, il n’est pas question qu’un autre détenu s’assoie dessus. Parce que c’est son lit. Résultat, on mangeait debout.[5]

Depuis plus d’un demi-siècle, on parle d’une nouvelle prison. Il y a quelques mois à peine, le directeur de la maison d’arrêt de Basse-Terre a officiellement annoncé, au micro de Radio Caraïbe Internationale (RCI), que le « chantier » débuterait au premier trimestre 2019. Les journalistes ont aussitôt interprété cette déclaration – évasive au possible – par : « les travaux vont pouvoir débuter dès le premier trimestre 2019 »[1]. Il s’agit d’une surinterprétation puisque, sur le site même dudit chantier, aucune pelleteuse ni marteau-piqueur n’aura commencé les fondations de quoi que ce soit.

Très exactement, l’échéance du premier trimestre 2019, donc, en ce moment même, correspond à la « notification du marché de travaux » ainsi que cela est précisé sur le site de l’Agence Publique pour l’Immobilier de la Justice (APIJ). L’Agence est un « établissement public administratif sous tutelle du ministère de la Justice et du ministère de l’Action et des Comptes publics ». S’occupant des infrastructures nécessaires au fonctionnement de la Justice en France et dans ses territoires d’Outremer, son rôle est à la fois celui d’un opérateur immobilier et d’un maître d’ouvrage de plein exercice tout à la fois : l’Agence étudie et se prononce sur les nouveaux programmes immobiliers – « en collaboration avec les directions centrales ministérielles » est-il précisé.

Enfin, en ce qui concerne l’exécution du chantier d’agrandissement et de reconstruction de la prison de Basse-Terre, l’Agence veille à la maîtrise du coût de la construction, à la politique d’assurances, au développement durable et à l’exploitation-maintenance[2]. En somme, ladite notification du marché de travaux ne fait qu’indiquer au maître d’œuvre un « premier état récapitulatif des documents à produire au titre des études d’exécution » conformément à son visa[3] à l’issue duquel la date limite de production sera notifiée à l’entreprise. Celle-ci est prévue à compter du deuxième semestre de l’année en cours, pas avant. La « prise de possession de la 1ère phase », à savoir l’ « extension après démolition des bâtiments existants sur la parcelle acquise », pour l’horizon 2021. Et l’on sait tous ce que c’est qu’un horizon : ce que l’on voit, au loin, qui s’étend à perte de vue… Pour se donner un ordre d’idée de la longueur de ces projets, la clôture du marché public était estimée pour le 16 septembre… 2016 ! Et à ce jour, la prison, en « état de vétusté extrêmement avancé » comme l’avoue l’Agence Publique pour l’Immobilier de la Justice[4], ne désemplit pas.

Longueur et longévité se conjuguent et nous plongent dans ce temps départemental incertain qui justifie les persistantes réactualisations de la matrice plantationnaire[5] au sein de la société civile guadeloupéenne[6]. En dépit de son statut unique de département et de région française, la Guadeloupe demeure un territoire d’Outremer soumis à un régime d’exception au sein duquel les temporalités s’enchevêtrent autour d’un potentat colonial jamais déchouké[7]. Nous vivons, nous aussi, en postcolonie[8].

LUCE Xavier

[1] Pierre Emmanuel et Rinsy Xieng, « Les plans de la future maison d’arrêt de Basse-Terre dévoilés », RCI, 13 octobre 2018, https://www.rci.fm/infos/justice/les-plans-de-la-future-maison-darret-de-basse-terre-devoiles.

[2] « L’APIJ : Qui sommes-nous ? », apij.justice.fr, Apij, consulté le 7 février 2019, http://www.apij.justice.fr/qui-sommes-nous/l-apij/.

[3] VISA : Formule ou sceau accompagné d’une signature, qu’on appose sur un acte pour le valider.

[4] « Maison d’arrêt de Basse-Terre », apij.justice.fr, consulté le 7 février 2019, http://www.apij.justice.fr/nos-projets/les-operations-penitentiaires/centre-penitentiaire-de-basse-terre/.

[5] Désigne le système esclavagiste colonial mis en place dans les Amériques et dans l’océan Indien fondé sur l’économie de plantation (indigo, tabac, canne à sucre, coton etc..).

[6] Yarimar Bonilla, « Le syndicalisme comme marronnage : épistémologie du travail et de l’histoire en Guadeloupe », in Mobilisations sociales aux Antilles : les événements de 2009 dans tous leurs sens, éd. par Jean-Claude William, Fred Réno, et Fabienne Alvarez, 1 vol., Hommes et sociétés (Paris: Karthala, 2012), 77‑94; Yarimar Bonilla, Non-sovereign futures : French Caribbean politics in the wake of disenchantment (Chicago, Ill. etc, Etats-Unis d’Amérique: The University of Chicago Press, 2015, 2015).

[7] Déchouké : destituer, déraciner, extirper. Ex : « *Yo déchouké Divalyé : On a destitué Duvalier. * Pyébwa-la rèd pou déchouké : Il est difficile de déraciner cet arbre. (source : Bernini-Montbrand, Danièle, Ralph Ludwig, Hector Poullet, et Sylviane Telchid, éd. Dictionnaire créole-français (Guadeloupe). Quatrième édition, revue, corrigée et augmentée par Danièle Bernini-Montbrand et Hector Poullet. Avec un lexique français-créole, les comparaisons courantes, les locutions, plus de 1000 proverbes, un abrégé de grammaire. 4e éd. revue, corrigée et augmentée. 1 vol. Chevagny-sur-Guye: Orphie, 2012).

[8] Joseph-Achille Mbembe, De la postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Les Afriques (Paris: Éd. Karthala, 2000).

Références

« Alain, ex-détenu de la maison d’arrêt de Basse-Terre : neuf mois dans la prison la plus délabrée de France ». Observatoire International des Prisons, 10 mars 2016. https://oip.org/temoignage/alain-ex-detenu-de-la-maison-darret-de-basse-terre-neuf-mois-dans-la-prison-la-plus-delabree-de-france/.

Bonilla, Yarimar. « Le syndicalisme comme marronnage : épistémologie du travail et de l’histoire en Guadeloupe ». In Mobilisations sociales aux Antilles : les événements de 2009 dans tous leurs sens, édité par Jean-Claude William, Fred Réno, et Fabienne Alvarez, 77‑94. Hommes et sociétés. Paris: Karthala, 2012.

———. Non-sovereign futures : French Caribbean politics in the wake of disenchantment. Chicago, Ill. etc, Etats-Unis d’Amérique: The University of Chicago Press, 2015, 2015.

« Conditions de détention indignes en Guadeloupe, mais « respectueuses » de la culture locale ». Observatoire International des Prisons, 20 mars 2012. https://oip.org/analyse/conditions-de-detention-indignes-en-guadeloupe-mais-respectueuses-de-la-culture-locale/.

« Détenus privés de liens familiaux suite à leur transfert de la Martinique vers la Guadeloupe ». Observatoire International des Prisons, 21 septembre 2011. https://oip.org/communique/detenus-prives-de-liens-familiaux-suite-a-leur-transfert-de-la-martinique-vers-la-guadeloupe/.

Emmanuel, Pierre, et Rinsy Xieng. « Les plans de la future maison d’arrêt de Basse-Terre dévoilés ». RCI, 13 octobre 2018. https://www.rci.fm/infos/justice/les-plans-de-la-future-maison-darret-de-basse-terre-devoiles.

Fallope, Josette. « Résistance d’esclaves et ajustement au système. Le cas de la Guadeloupe dans la première moitié du XIXe siècle ». Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, no 67‑68 (1986): 31‑52. https://doi.org/10.7202/1043813ar.

« L’APIJ : Qui sommes-nous ? » apij.justice.fr. Consulté le 7 février 2019. http://www.apij.justice.fr/qui-sommes-nous/l-apij/.

« Maison d’arrêt de Basse-Terre ». apij.justice.fr. Consulté le 7 février 2019. http://www.apij.justice.fr/nos-projets/les-operations-penitentiaires/centre-penitentiaire-de-basse-terre/.

Mbembe, Joseph-Achille. De la postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Les Afriques. Paris: Éd. Karthala, 2000.

Rouquette, Pauline. « Les chiffres de la population carcérale en Outre-mer [INFOGRAPHIE] ». Outre-mer la 1ère, 1 août 2018. https://la1ere.francetvinfo.fr/chiffres-population-carcerale-outre-mer-infographie-613366.html.

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