REMARQUES HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES SUR LA LIBRE CONVERTIBILITÉ DU FRANC DES COLONIES FRANÇAISES D’AFRIQUE

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La promptitude des uns et des autres à répondre aux invitations qui leur sont adressées ici et là peut prêter à controverse. Mais, en ce qui concerne le franc des colonies françaises d’Afrique, il est une métaphore qui fait l’unanimité : c’est celle qui consiste à affirmer que ce problème n’est que l’arbre qui cache la forêt. La forêt de la récupération des aspirations des peuples, et du dévoiement de ces aspirations en des systèmes politico-administratif et judiciaire de répressions sociales. Le tronc de cet arbre, ô combien imposant, c’est le « principe de la libre convertibilité du FCFA » que garantit, sous certaines conditions, l’Etat français.

 A ce sujet, une autre métaphore s’avère très éclairante. Elle permet, de façon illustrative, d’entendre comme il convient cet arrangement entre une certaine élite – dont femmes et enfants ne connaissent pas la disette – et les parrains de l’outil d’influence très diplomatique qu’est la françafrique. Cette allégorie, on la trouvera dans le conte Bouki pensionnaire, douzième du livre de Birago Diop[1]. Au terme d’une description de ce principe de libre convertibilité du FCFA, appuyée par un aperçu historique et un bref commentaire philosophique, les personnages de Bouki pensionnaire nous apparaîtront comme incarnant à ravir les différents acteurs impliqués dans le reboisement de la réserve coloniale, à travers le FCFA.

                  << Chaque chose (…) s’efforce de persévérer dans son être >>

Comme annoncé à l’introduction, il s’agira de circonscrire la leçon que nous enseigne le fameux conte et de montrer en quoi il illustre si bien le problème de la souveraineté de l’Afrique continentale et de la « famille africaine »[2] dans son ensemble. Mais, avant cela, avant aussi de se plonger dans la description du principe de la libre convertibilité du FCFA, il est utile de prévenir que, l’auteur de cet article n’étant pas économiste de formation mais seulement quelqu’un d’attentif à la vie du monde, plusieurs aspects techniques de la question seront éludés ici. Mais, il est tout aussi utile de songer à la remarque de l’économiste Kako Nubukpo qui souligne « la réalité multidisciplinaire »[3] qui sous-tend le FCFA.

De sorte qu’il est tout à fait autorisé de s’adonner à un commentaire historico-philosophique de la question, d’autant plus que cette monnaie, dont l’histoire remonte à l’empire français[4], s’inscrit dans des rapports humains qui ont été portés et que structurent des considérations philosophico-politiques et religieuses déterminants dans toute rencontre de peuples.

Définissant le principe de la libre convertibilité du FCFA, et mettant l’accent sur le point de crispation que constitue la garantie française, l’économiste Nicolas Agbohou affirme qu’ « elle est identique à l’engagement pris par une maison de change de convertir en euros tous les FCFA qu’on lui présente »[5]. L’accès illimité à la devise européenne, l’attractivité des zones francs pour les investissements directs étrangers, sont, explique l’économiste, les prétendus avantages relatifs à la libre convertibilité du FCFA, dont se félicitent ceux qui ne jurent que par ces quatre lettres.

Or, à la lumière du propos de N. Agbohou, il se révèle que non seulement le caractère  illimité de l’accès à la devise européenne est une grossière duperie, mieux l’attractivité des pays de la zone est, elle, très relative. En effet, un accès illimité à la devise européenne, sur la base de la conversion systématique des fcfa, implique, au préalable, une fabrication sans restriction de la monnaie à convertir. Ce qui n’est pas le cas : « les FCFA se produisent à Chamalières, en France. La France ne permet donc pas aux africains de produire à volonté et sans limite des FCFA qu’elle serait obligée de convertir (…) »[6].

 Le principe de la libre convertibilité du FCFA en euro repose donc sur un paradoxe : car, au fond, une seule instance est à la fois celle qui fabrique la monnaie à convertir – qu’elle n’utilise pas mais qui est destinée à d’autres – et, sans détenir absolument exclusivement les devises de conversion[7], opère celle-ci en s’octroyant du même coup les commissions consécutives à cette opération, en plus de celles relatives à la fabrication de la monnaie, prétendument panafricaine. Cette fabrication par la France d’une monnaie utilisée par une dizaine de pays « indépendants » ne serait-elle qu’un fait aléatoire ? En fait, il y a une inconséquence à prétendre que c’est du fait d’un simple et libre choix que les Pays Africains de la Zone Franc (PAZF) auraient décidé de confier à la France la fabrication de leur monnaie ; et qu’ils pourraient souverainement en attribuer la mission à un autre partenaire ou en prendre eux-mêmes la responsabilité.

La convertibilité illimitée du FCFA est, en effet, étroitement liée à la vocation que s’est donnée la patrie napoléonienne à imprimer la monnaie de ces pays[8];puisqu’elle peut ainsi contrôler la quantité de francs susceptible de lui être retournée pour être convertie de façon illimitée, c’est à dire dans la limite des francs qu’elle aura elle-même fabriqués, en amont du processus.Puisqu’une « obligation », comme le souligne l’économiste, à convertir des FCFA en quantité illimitée, étant donné qu’elle remettrait en cause l’emprise exercée sur le financement monétaire[9] des économies africaines, ne pourrait que contrevenir aux intérêts franco-européens, lesquels sont de soumettre les africains au « rôle colonial de pourvoyeur de matières premières à l’Europe (…) »[10].

En cela, Spinoza – auquel nous aurons recours tout au long de cette réflexion – ne rougirait sans doute pas de voir sa pensée mise à contribution pour conforter notre propos. N’affirme-t-il pas, en effet, que toute chose existe en tant qu’elle persévère dans son être, et que « (…) nulle chose n’a en soi rien qui puisse la détruire, autrement dit, qui supprime son existence (…) mais, au contraire, elle s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence (…) »[11].

La coalition franco-européenne est, ici, cette chose qui s’efforce de persévérer dans son être, celui-ci consistant à disposer à volonté, non seulement de matières premières acquises à vil prix, mais aussi de capitaux résultants de leur fuite ou exode « du continent noir vers la France, la Suisse, l’Angleterre et tous les autres pays membres de la zone euro »[12]. Ainsi, dès lors qu’est admis le principe de la libre convertibilité du fcfa, ce serait, pour l’alliance franco-européenne, admettre en soi, en son être, quelque chose qui le détruirait que de laisser le soin aux PAZF de fabriquer eux-mêmes leur monnaie.

Ils délirent donc ou sont absurdes[13] ceux qui prétendent que la fabrication, par la France, de la monnaie panafricaine qu’est le FCFA ne s’expliquerait que par le fait qu’aucun des pays des zones francs ne disposerait du matériel requis pour en prendre la responsabilité ; ainsi qu’à cause du prix avantageux payé à la France, solidaire et bienveillante. Aussi, la vulgaire duperie en quoi consiste ce principe de la libre et illimitée convertibilité du FCFA se manifeste-t-elle avec d’autant plus de fourberie quand on réalise que « comme tous les pays membres de la zone euro, la France n’a pas le pouvoir de produire les euros. [Puisque] la politique monétaire française se définit en Allemagne, au même titre que celles de tous les Etats membres de la zone euro »[14]. De sorte qu’à travers l’arrimage à l’euro du FCFA, c’est, ainsi que cela se dégage à plusieurs moments de l’étude de N. Agbohou[15], à un renouveau des enjeux de la conférence bismarckienne de 1885[16] que l’on assiste, en réalité.

Quant à l’attractivité des pays africains de la zone franc, eu égard aux investissements directs étrangers (IDE), l’économiste y va encore une fois sans ambages : non seulement la plus grande part de ces investissements partent aux pays nord-africains et à l’Afrique du Sud, dont les monnaies sont inconvertibles ; mais encore, la part de ces investissements parvenant aux PAZF est tout autant insignifiante qu’elle n’est destinée qu’au secteur primaire[17]. Mais, même dans ce cas, ce sont des pays comme l’Angola ou le Nigéria, qui n’appartiennent pas à la zone de la monnaie très panafricaine et convertible qu’est le FCFA, qui se taille la part du lion.

      La convertibilité du FCFA : un renouvellement de la traite et de l’esclavage

Dans son effort pour mettre en évidence l’impertinence des « zélateurs de la zone franc », N. Agbohou établit avec force le lien de la libre convertibilité du FCFA avec la fuite des capitaux de l’Afrique vers l’Europe et le reste du monde[18]. Nous ne souhaitons pas reprendre ici l’argumentation assez précise de l’économiste. Nous entendons plutôt inscrire cette corrélation qu’il décrit dans l’histoire des bouleversements des tissus économiques des anciennes sociétés africaines.

L’exemple dont nous nous servirons ici, c’est celui du Congo. La chose est signalée par Georges Balandier dans la section de son livre où il rend compte de la vie économique dans l’ancienne société congolaise[19]. Les analyses de Balandier révèlent qu’à la faveur d’une activité économique dynamique, entre les différentes provinces et avec les cités-royaumes dépendants, l’Empire Kongo était fort d’« un marché intérieur [fonctionnant], bien avant que les incidences économiques de l’établissement des portugais aient apparues, soit par échange direct, soit par recours aux espèces monétaires »[20].

Cela dit, l’historien et sociologue remarque, non sans consternation, que l’une de ces incidences a consisté en ceci, qu’avec l’ouverture d’un marché extérieur, ouverture qui prit tôt la forme de l’extraversion de l’économie Kongo(laise), l’action des « étrangers » sur le système en vigueur a consisté à, aussi bien imposer leurs propres monnaies, qu’à obliger à une convertibilité de celle(s) existante(s). Balandier affirme : « Cette « devise »[21] c’est malheureusement l’esclave ». L’auteur poursuit : « le clergé missionnaire lui-même ne manque pas de soumettre à cette  conversion les allocations royales destinées à son entretien »[22].

On le voit donc clairement, qu’à la base de la traite négrière – ou plutôt traite européenne des africains – ne se trouve pas un prétendu esclavage endogène aux sociétés africaines, mais des machinations subtiles qui ont consisté à saper les fondations socio-économiques et culturelles des nations africaines. Aussi bien, ne peut-on, à ce stade, qu’être rempli d’un sentiment de révolte lorsqu’on songe à toutes les absurdités des zélateurs de la zone franc.

On est frappé, en effet, par le fait que, pour les congolais, comme sans doute pour toutes les sociétés africaines qui ont été  confrontées à la traite européenne, fuite des capitaux et fuite des cerveaux ont signifié la même chose. Or, ce couple de fléaux se pose aux africains, aujourd’hui encore, avec acuité, en raison de l’instabilité de nos sociétés. Puisque, comme le note un artiste[23] que l’on peut s’autoriser à citer ici, « décoloniser c’est déstabiliser ». De ce fait, et en dépit de l’effort accompli par les différentes études sur ce sujet, on ne saura jamais vraiment évaluer avec précision les conséquences de ces multiples fuites que subit l’Afrique, continuellement depuis des siècles. Ou plutôt, ce que subissent l’Afrique et les mondes africains est mesurable à partir de l’insolente opulence dont jouissent « les étrangers » – comme les nomme Balandier – avec leurs alliés endogènes. Victimisation ?

                Méfiance à l’endroit d’une totale convertibilité monétaire. Deux cas d’internationalisation de monnaies : Algérie et Chine.

Loin de vouloir laisser, ici, libre cours aux réprobations des anciens esclavagistes non repentis, il convient de s’interroger avec plus d’insistance. Admettons que le principe de libre convertibilité soit un choix économique pertinent, cela irait-il de soi que toute monnaie soit convertible ? N. Agbohou énonce plusieurs exemples, dans son étude, de pays dont les monnaies sont inconvertibles, mais dont les performances économiques sont plus avérées que celles des PAZF. Lorsque, en effet, le processus d’internationalisation d’une monnaie n’est pas scrupuleusement observé, on se retrouve en face d’aberrations économiques. Ainsi en est-il du dinar algérien. Dans un article, publié en janvier 2016 et signé par Zahir Serrai et par B. Nouioua – ancien gouverneur de la banque d’Algérie –, transparaissent clairement les risques liés à la convertibilité totale d’une monnaie et les conditions à remplir pour qu’un tel choix n’aboutisse ou n’amplifie un fiasco économique.

L’on remarque, en s’instruisant de cette analyse, que la logique de la convertibilité totale obéit à une politique de libéralisation de l’économie, à laquelle incite des institutions comme le Fonds Monétaire International (FMI), organisation – souligne Zahir Serrai – qui ne juge au contraire pas de bon goût « l’avancée prudente de la politique de change algérienne », confortée qu’elle est par « le soutien d’experts nationaux ». Le projet de convertibilité totale de la monnaie algérienne était celui de l’ex-gouverneur Abderahmane Hadj Nacer, qui entendait le réaliser à la fin 1992, en dépit du contexte économique de l’époque. Celui-ci se caractérisait par un étouffement de l’économie algérienne à cause du poids de la dette et par le niveau extrêmement bas des réserves de change.

Or, en ce qui concerne les PAZF, il est important de noter – à la suite N. Agbohou – que leurs difficultés économiques, parmi lesquels la compétitivité prix à l’export[24], sont structurels et non conjecturels ; que les dettes extérieures[25], au remboursement desquels les gouvernements africains se dévouent, y contribuent pour une grande part. Une donnée qui suffit à remettre en cause la libre convertibilité de la monnaie dite « panafricaine ».

La convertibilité du dinar algérien, elle, quoique partielle, a néanmoins eu une efficacité ne résistant pas à l’analyse. Cette « convertibilité courante » censée faciliter aux entreprises le règlement de leur factures d’importations, si elle « a permis de mettre fin aux pénuries fréquentes (…) et de trouver [désormais] sur le marché intérieur des marchandises nécessaires, aussi bien pour la consommation que pour les productions industrielle et agricole », elle a surtout « provoqué la destruction du tissu industriel public et privé et favorisé le développement d’activités souterraines, l’évasion fiscale et d’autres pratiques frauduleuses » – comme les fausses importations – dopant par-là la fuite des capitaux. Sorties massives de capitaux, qu’inévitablement, la convertibilité totale du dinar algérien ne pourrait qu’accentuer davantage, préviennent les auteurs.

La situation en Algérie dans les années 2000 était différente de celle qui prévalait en 1992. En effet, les recettes relatives à la vente de « l’or noir » algérien « ont varié, durant la période allant de 2000 à 2013, entre 21,65 et 78,65 milliards de  dollars par an ». Mais, la très faible diversification des entrées de devises ne permet pas, en dépit des recettes annuelles en devises et le niveau des réserves de change, que soit réalisée la convertibilité totale de la monnaie algérienne.

Aujourd’hui, la situation algérienne n’est guère reluisante, si l’on s’en tient aux analyses de Valeurs Actuelles, dans son numéro du 11 au 17 janvier 2018. S’inquiétant des conséquences, en France, d’une succession à la tête de l’Etat algérien qui serait mal maîtrisée, le magazine avance que le pays vit entre dépendance de l’économie à l’exportation des hydrocarbures (plus de 90%), gestion abusive de la fonction publique et des subventions des biens de consommation. De sorte qu’« à bout de souffle, l’Algérie est dans une situation de quasi-faillite, en raison de (…) son incapacité à créer de la richesse par le travail »[26]. Mais, y a-t-il lieu ici d’argumenter pour établir que les choses ne vont pas pour le mieux dans les PAZF ? Quelle est la viabilité de leur système économique, dès lors que tout se mesure à partir de la capacité à importer des biens de consommation – capacité que déterminent des entrées en devises, conditionnées par les prix d’hydrocarbures eux-mêmes fixés indépendamment des humeurs des dirigeants de cette zone franc ?

En outre, qu’il s’agisse de l’Algérie ou des PAZF, les uns et les autres ne remplissent pas non plus le critère qui semble le plus important, eu égard à la libre convertibilité d’une monnaie : à savoir le critère de la confiance dans la monnaie, dans l’Etat et ses institutions. « En l’absence d’une telle confiance, la convertibilité risque d’entraîner des fuites considérables de capitaux et d’être remise en cause, même s’il y a une diversification des entrées en devises. Etablir ou rétablir la confiance [exige] des changements profonds qui introduisent plus de transparence, plus de rigueur dans la gestion des affaires publiques. Des changements qui tendent aussi à mettre le citoyen, sa sécurité, son bien-être présent et futur au centre des préoccupations des responsables à tous les niveaux (…) », expliquent Zahir Serrai et B. Nouioua. Des exigences qu’auraient, de toutes les façons, du mal à remplir ces « champions du désastre intégral »[27] que sont les PAZF. A ce sujet, le propos de N. Agbohou est lui aussi sans appel[28].

Pour fermer ce chapitre relatif à l’évaluation des politiques d’internationalisation des monnaies, et pour satisfaire l’appétence en vogue à prendre comme modèle la Chine – lorsqu’il est question de citer des exemples de réussite économique – il semble opportun de considérer en quelques lignes le cas chinois. Le yuan, qui s’appelle aussi renminbi ou « monnaie du peuple », est une monnaie partiellement convertible.

Dans un article publié le 10 septembre 2017[29], l’économiste Xavier Dupret explique que le marché de devises chinois s’organise autour de deux monnaies et systèmes d’échanges – les deux concourant au même objectif. L’un est porté par le « yuan offshore » et consiste en des échanges de ce dernier sur les marchés à l’étranger ; l’autre système d’échanges concerne la circulation sur le territoire chinois même du « yuan onshore ». A savoir que le « yuan onshore » est, lui, soumis à un strict (si c’est assez dire) contrôle de la Banque populaire de Chine.

Sans vouloir aller plus loin dans les aspects techniques de la chose, notons, qu’importe le nombre d’articles qui se rencontrent sur le net à ce sujet, que là où se recoupent toutes ces analyses, c’est le constat selon lequel, non seulement l’Etat chinois impose un rythme lent, maîtrisé et donc serein et progressif à cette libéralisation de son économie, mais surtout que le choix de rendre partiellement convertible leur monnaie s’appuie sur l’exemplarité des performances économiques chinoises qu’attestent les parts de marchés immenses que glanent la Chine dans le commerce mondial.

Cela s’illustre par exemple par les quantités très considérables des réserves de change de la Chine (3.057 milliards de dollars en juillet 2017), tout comme par le fait que, de 2013 à 2015, le yuan est passé du 13ème au 5ème rang des devises les plus utilisées pour les paiements internationaux. Reprenons ici un quelque peu long extrait de l’analyse de X. Dupret pour donner à voir les enjeux de la convertibilité d’une monnaie et de la libéralisation du secteur financier : « les pressions pour que la Chine  oriente sa politique économique dans ce sens constituent une ritournelle des relations économiques entre l’Empire du milieu et l’Occident. Depuis son entrée dans l’OMC en 2001, la Chine est priée d’assurer la transition du yuan vers un régime de pleine et libre convertibilité. Cette revendication pour les investisseurs occidentaux constitue une sorte de pied de biche permettant de faire entrer la Chine dans un mouvement de libéralisation financière qui permettrait aux banques des Etats-Unis-Unis, du Japon et de l’Union européenne de profiter des importants volumes d’épargne et des impressionnantes réserves de change de la Chine ». On l’aura compris, il s’agit bel et bien, pour le monde occidental de la finance, de mettre la main sur la manne chinoise.

En ce sens, de multiples pronostics, dans la presse financière occidentale – comme le souligne notre analyste –, annoncent, pour des dates plus ou moins proches (2026, voire 2020), la convertibilité totale du renminbi. Or, une telle mesure semble ne pas, dans l’ordre des priorités chinoises, l’emporter sur la hargne que mettent les autorités chinoises à préserver le « caractère profondément administré du yuan », afin de lutter contre la fuite des capitaux[30].

L’économiste X. Dupret, qui caractérise la politique interventionniste de l’Etat chinois comme un acte « d’autonomie et de souveraineté », se montre dans le propos suivant encore une fois attentif aux enjeux qui sous-tendent cette guerre économique : « le gouvernement chinois entend juste éviter que des flux de capitaux incontrôlés ne déstabilisent son économie. De ce point de vue, la crise asiatique de 1997 a démontré que les stratégies de libéralisation des flux de capitaux pouvaient exercer des effets dévastateurs sur une économie. Il se trouve, d’ailleurs, qu’à l’époque, les deux pays qui avaient été le moins affectés par cette crise étaient la Chine et le Vietnam, deux pays éminemment dirigistes ». Des flux incontrôlés de capitaux qui déstabilisent une économie…. comme un clin d’œil à la Guinée de Sékou Touré.

                  Autonomie d’action et Vertu de la cause extérieure

C’est vers le « bienheureux Monsieur Spinoza » qu’il nous faut de nouveau se tourner pour un début de conclusion. Quels sont les ressorts, pour l’auteur de l’Ethique, d’une convertibilité du FCFA à laquelle la patrie napoléonienne apporte sa garantie ?  Un bref commentaire du scolie de la proposition 11 d’Ethique I permet de répondre précisément à cette question : « il pourra se faire, [affirme Spinoza], que beaucoup aient du mal à voir l’évidence de cette démonstration, parce qu’ils ont coutume de ne contempler que les choses qui se font par des causes extérieures ; et parmi elles, celles qui se font vite, (…), ils les voient également aisément périr, et au contraire ils jugent plus malaisées à faire (…), celles qu’ils conçoivent avec plus de propriétés. Mais pour les libérer de ces préjugés, je n’ai pas besoin de montrer ici en quoi cet énoncé : ce qui se fait vite périt vite, est vrai (…). En effet, les choses qui se font par des causes extérieures, qu’elles consistent en beaucoup ou en peu de parties, tout ce qu’elles ont de perfection ou de réalité, elles le doivent à la vertu de la cause extérieure (…) et non de la leur propre ».                     

Dans cette affaire, en effet, nous en sommes réduits à être des choses artificielles[31]. Car, le « conatus »[32], cette force de vie en vertu de laquelle chaque chose s’efforce de persévérer dans s’être et n’a pas en elle-même quelque chose susceptible de la détruire, nous faisant défaut, notre perfection – ce que l’on a appelé « indépendance » – nous est extrinsèque.

Ainsi, la libre convertibilité du FCFA doit s’entendre, comme l’aurait sans doute admis Spinoza, comme l’une de ces choses qui se font par des causes extérieures – celles-ci désignant on ne peut plus clairement la garantie franco-européenne. Et, ceux qui se délectent de la contemplation de cette chose sont, ainsi que les nomme N. Agbouhou, les « zélateurs du FCFA ». Cette chose qu’est la libre et illimitée convertibilité du FCFA permet aux gouvernements des PAZF d’avoir accès – très rapidement – aux devises qui servent ensuite à autre chose que la réalisation des promesses faîtes vainement à leurs peuples. Dans le cas de la dizaine de pays des zones francs, la chose ne s’est-elle pas vite faite, et même, un peu trop vite ? De façon inconséquente et plus vite que la longue route d’efforts parcourus par les chinois qui, deuxième – sinon première – puissance économique, ont en 2018 une monnaie qui n’est que partiellement convertible. Mais Spinoza le dit : « ce qui se fait vite périt vite, [c’]est vrai ».

Aussi bien,  la véracité de ce périssement n’est-elle pas attestée par les fuites de capitaux, les évasions fiscales, la corruption, l’absence de financement de l’éducation, de la santé, de véritables projets de construction d’infrastructures, etc, qui sont les quelques maux du « désastre intégral » qu’est la zone franc ? Si cette chose qu’est la libre convertibilité du FCFA a quelque perfection, en l’occurrence l’attractivité de la zone franc pour les investissements directs étrangers, n’a-t-on pas vu en quoi cette attractivité est tout à fait relative ? « (…) Plus les actions d’un corps dépendent de lui seul et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui pour agir, plus son esprit est apte à comprendre de manière distincte », nous enseigne Spinoza, dans le scolie de la proposition 13 d’Ethique II.

Comprendre distinctement, connaître les choses de façon adéquate, c’est en cela que consiste le salut de l’homme chez Spinoza. Ce salut, on le voit, est lié à la capacité d’un corps à agir seul, ou à se passer autant que nécessaire du concours d’autres corps. N’est-il pas temps pour le corps africain – l’Afrique continentale, ses îles,ses diasporas et les Etats de descendants d’africains comme Haïti – d’embrasser le salut auquel les appelle le bienheureux Spinoza ?                                                                                                                           

Conclusion :               

Si Gayndé-le-Lion avait été un lecteur assidu du très avisé Spinoza, il se serait gardé d’aller jusqu’à prendre, sous son toit, Bouki-l’Hyène comme pensionnaire.           

Au plus fort des jours de disette, errant à travers la savane et réduit à chasser de misérables « lézards », le gibier ayant fui la sécheresse, Bouki se retrouva tellement mal en point[33] que, perdant peu à peu connaissance, il vint à s’évanouir dans la cour de la demeure de Gayndé. Contrairement à d’ordinaire, Gayndé-le-Lion s’était pris de pitié pour Bouki-l’Hyène. Constatant, de retour d’une dure partie de chasse[34], que le malheureux aventurier, qui d’habitude sait se tenir loin de sa demeure, était quasiment mort, il l’invita à répartir le gibier qu’il avait ramené entre lui et les petits lionceaux. «[Bouki] mangea, ce jour-là, pour tous les autres jours, toutes les semaines et même pour toutes les lunes qu’elle avait jeûné par la force des choses et non par dévotion »[35]. Des semaines s’étaient écoulées de la sorte, et Bouki avait retrouvé son embonpoint. Bouki manifesta gratitude à l’endroit de Gayndé-le-Lion  : il s’adonnait aux tâches ménagères et prenait soin, en l’absence de leur père, des petits lionceaux. Gayndé, assuré par cette reconnaissance que lui témoignait Bouki, cru devoir la prendre pour le gage de la bonne foi de ce dernier.                                        

Seulement, tout cela se passait à l’insu de la véritable nature de Bouki-l’Hyène. Bouki commença à se montrer désobligeant vis-à-vis de Gayndé-le-Lion, au point d’essayer les « sandales » du maître de la maison. Ce que les petits lionceaux firent vite de faire remarquer à leur père, qui se montrait sourd aux avertissements de ses enfants. Gayndé vint pourtant à constater les excès de Bouki, celui-ci ne songeant même plus à dépecer le gibier ramené de la chasse par son bienfaiteur.

C’est alors que, rentrant de chasse, une nouvelle fois, mais bien plus chargé – car cette fois-là ce sont un sanglier, un buffle bien gras et un porc-épic qui avait succombé à la fougue de Gayndé-le-Lion –, ce dernier, se plaignant auprès de Leuk-le-lièvre du comportement très désinvolte de son pensionnaire, convoqua Bouki-l’Hyène pour lui demander de préparer le repas. Au moment du partage, le pensionnaire expliquait au maitre de la maison et à son hôte, Oncle Leuk, que le buffle le convenait tout à fait et que le reste serait réparti entre Gayndé, ses enfants et Leuk. Mais « Bouki n’avait pas achevé de parler que la patte droite de Gayndé fulgura et l’atteignit à la gueule, lui arrachant l’oeil gauche, qui passa tout près du nez frétillant de Leuk-le-lièvre »[36].                    

Au lecteur, en appréciant notre analyse de la libre convertibilité du FCFA, forte de la garantie française, le soin d’attribuer les rôles.

                                                                                                                                 Amandla A NIMI.

[1]B. Diop, Les nouveaux contes d’Amadou Koumba, Présence Africaine, Paris, 1961, pp. 167/175. Nous recommandons vivement la lecture de la très belle préface de Léopold Sédar Senghor.

[2]L’expression est employée par l’historien Amzat Boukari Yabara.

[3]K. Nubukpo, M. Ze Belinga, B. Tinel, D.M. Dembele, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le FCFA ?, éd. La Dispute, Paris, 2016, p. 123.

[4]Ibid., p. 16.

[5]Agbohou N., Le Fcfa et l’Euro contre l’Afrique, éd. Solidarité Mondiale, Paris, 1999, p.46.

[6]Ibid., p. 47.

[7]Ibidem., p. 48.

(8)En 1800, avec la Constitution de l’An VIII, promulguée tôt après
sa prise de pouvoir, Napoléon Bonaparte entreprend de rétablir
l’esclavage aux Antilles et à Saint-Domingue (Haïti) – alors qu’il
avait été aboli par la Convention en 1794. Acte qui confirmait la
tradition esclavagiste assumée d’une certaine France. Nous verrons
ci-dessous que l’obligation de convertir une monnaie a constitué un
moyen efficace de soumission de certains peuples et de leur
intégration forcée au système de l’économie esclavagiste. De sorte que
la France, dans la mesure où, depuis bientôt un siècle, elle impose
une monnaie librement convertible à des peuples, qui ont en plus
donner de leur sang pour sa libération, la France, une certaine France
ne fait par là que s’inscrire dans la tradition esclavagiste française
dont l’Empereur fut un éminent représentant.
Voir sur youtube le film << Histoire d’Haïti, première nation
d’esclave libre >>.

[9]gbohou N., Op. cit., p.47. L’économiste y rapporte les propos, à l’occasion du 50ème anniversaire de la zone franc, emprunts de confusion – sinon révélateurs de la perfidie malicieuse du personnage et des institutions qu’il représente – d’un ancien gouverneur de la banque de France qui affirmait en 2012 le caractère salutaire de la limitation du financement monétaire des Etats africains – limitation qui exerce sur leurs budgets une « contrainte forte » qu’il incite à observer continuellement. Des peuples, soumis à des siècles d’esclavage et de traites humaines qui ont déstructuré leur base socio-culturelle, à une colonisation qui n’a pas été moins féroce, dès leur indépendance, s’adonneraient ainsi volontiers à des cures d’austérités censées – par nous ne savons quel mécanisme – rendre possible leur développement, mieux leur renaissance. Mais, sans doute, cette « contrainte forte et salutaire » devrait pouvoir résoudre le problème africain qui, après le discours de Dakar de 2007, nous l’avons redécouvert il y a quelques mois, est civilisationnel.

[10]Agbohou N., Op. cit., p.51.

[11]Spinoza, Ethique, III, Proposition VI, Démonstration, tr. fr. de B. Pautrat, Ed. du Seuil, Paris, 2010, p.227.

[12]Agbohou N., Op. cit., p.58.

[13]C’est ici le parler spinoziste que nous ne faisons qu’emprunter.

[14]Agbohou N., Op. cit., p.48.

[15]Cf., p. 65, 115, etc.

[16]Amzat Boukari-Yabara, Africa Unite ! Une histoire du Panafricanisme, Ed. La Découverte, Paris, 2014, p. 42.

[17]Agbohou N., Op. cit., p. 53.

[18]Agbohou N., Op. cit., pp. 58/60.

[19]Cf., Section Economie du Chap. I de la 2ème Partie (Forger Kongo), in La vie quotidienne au Royaume de Kongo, du XVI au XVIII siècle, Librairie Hachette, Paris, 1965, pp. 120/131.

[20]Idem., pp. 124/125.

[21]Entendre la devise qu’exigeaient les portugais pour vendre en retour, entre autres, les armes aux souverains qui avaient à faire face à des rébellions exacerbées par les mêmes portugais.

[22]Balandier G., Op. Cit., p. 125.

[23]Kery James, Lettre à la République, 92.2012, 2012.

[24]Pour les causes, voir par exemple Agbohou N., Op. cit., pp. 81/86.

[25]Idem., pp. 74/75 et p. 115.

[26]Cf., Valeurs Actuelles, n°4233 du 11 au 17 janvier 2018, p. 31.

[27]Idem., p. 28.

[28]

[29]https://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/le-yuan-a-la-conquete-du-monde-196632

[30]Même la puissante Chine connait ce problème, qui lui a coûté, «  en novembre 2016, une sortie nette de capitaux de l’ordre de 309 milliards de dollars ». Néanmoins, la Chine se donne sans doute les moyens de ne pas laisser ce type de phénomène asphyxier sa vie économique.

[31]Cf., Zac S., L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, P.U.F, Paris, 1963, p. 107.

[32]L’idée de Conatus est centrale dans la philosophie de Spinoza. Cf., plus haut, Spinoza, Op. Cit., Proposition VI.

[33]« Bouki était alors si maigre et si efflanquée que l’on voyait le soleil à travers ses côtes. Son poil était, alors, piqué et mité aux endroits où il existait encore, et ses coudes et ses fesses étaient aussi nus que le derrière rougeoyant de Golo-le-Singe », voir, p. 168 de Les nouveaux contes d’Amadou Koumba.

[34]Gayndé-le-Lion était veuf depuis quelques semaines, car la disette avait eu raison de la lionne qui avait péri en expirant son dernier souffle, en donnant vie aux petits lionceaux que Gayndé se devait désormais d’entretenir seul.

[35]Idem., p. 169.

[36]Ibidem., p. 174.

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