Le 17 décembre, en visite à Cotonou, Michaëlle Jean, secrétaire générale de l’OIF revenait sur la suspension de Kako Nubukpo, qui a eu lieu le 5 décembre. Selon elle, le Directeur de la francophonie numérique et économique n’aurait pas respecté le droit de réserve auquel tout haut fonctionnaire de cette organisation est soumis.
Cette décision intervient rapidement après une tribune qu’il a publiée sur le Monde Afrique le 29 novembre, suite au discours que Emmanuel Macron a adressé à des étudiants burkinabés lors de son déplacement à Ouagadougou. Dans les colonnes du quotidien, il revenait sur les propos du président français, qu’il jugeait « déshonorants pour les dirigeants africains ».
Anciennement ministre togolais de la Prospective et de l’Évolution des politiques publiques, Kako Nubukpo est un pourfendeur notoire du Franc CFA. L’économiste est à l’origine de plusieurs travaux fustigeant cette monnaie, comme l’improvisation économique en Afrique de l’Ouest. Du coton au franc CFA, paru en 2011, il est notamment codirecteur de l’ouvrage, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, publié en octobre 2016.
L’affaire Kako Nubukpo prend place dans le débat actuel et houleux qui entoure la question du Franc CFA. Avant d’aller plus loin, il est important de faire un rappel sur la monnaie et les critiques qui lui sont faites.
L’expression “zone franc” apparaît en 1939, lorsque à l’aube de la Seconde Guerre mondiale la France impose par décrets le strict contrôle des changes avec toutes ses colonies. Le 26 décembre 1945, le Franc des Colonies Françaises d’Afrique est créé. Bien qu’il soit rebaptisé le Franc de la Communauté Française d’Afrique en 1958, le principe est inaltéré. Aujourd’hui, la zone Franc comprend les Comores et 14 pays d’Afrique, dont huit de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) et six de la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale). Cette monnaie qui autrefois était indexée au Franc français, l’est aujourd’hui à l’euro, c’est-à-dire qu’elle a un taux de change fixe et qu’elle suit les variations de cette dernière. Le fonctionnement des comptes d’opération est vivement critiqué par les détracteurs du franc CFA.
En effet, Les Etats des zones UEMOA et CEMAC centralisent la moitié de leurs réserves de change auprès de leurs banques centrales respectives, la BCEAO et BEAC, dont ces deux dernières possèdent un compte auprès du Trésor français. En contrepartie le Trésor garantit une convertibilité illimitée et une parité fixe FCFA/Euro si et seulement si le taux de couverture des pays africains de la zone franc (PAZF) n’atteint pas un seuil inférieur à 20%. Ce sont ces paramètres notamment, sans compter le fait que les billets ne soient pas imprimés par les banques centrales africaines (BCEAO, la Banque Central des États d’Afrique de l’Ouest et BEAC, la Banque des États d’Afrique Centrale), mais dans deux usines à Clermont-Ferrand, qui cristallisent la colère des nombreux détracteurs de cette monnaie qui, selon Kako Nubukpo “asphyxie les économies africaines”.
Il est sans conteste, qu’aujourd’hui ce dernier, spécialiste de la problématique, domine le débat sur le Franc CFA. Cependant, comme nous avons pu le constater dernièrement, les prises de paroles incisives et catégoriques ne sont pas uniquement le fait d’experts de la question. En effet, la polémique autour de l’action de l’activiste Kémi Seba, en août dernier, qui à Dakar avait symboliquement brûlé un billet de 5 000 francs CFA, en signe de protestation, illustre ce cas de figure.
Le Franc CFA, outil du “néocolonialisme” selon ses pourfendeurs, constituerait un des derniers bastions du colonialisme français en Afrique subsaharienne. Pourtant, juridiquement rien n’empêche un Etat si il le veut, de quitter la Zone Franc. A l’instar de la Guinée 1958, du Togo en 1960, du Mali en 1962 et de Madagascar en 1973. Le Togo refit son entrée au sein de la Zone Franc en FCFA en 1963 après la mort du président Sylvanus Olympio. Le Mali, quant à lui, refit son entrée en 1984 après l’échec de l’entreprise du Franc malien.
La controverse autour du Franc CFA est conjointement liée à ce qui apparaît, aujourd’hui comme étant son alternative la plus viable : la création de l’éco, monnaie unique de la CEDEAO (Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest). Ce projet fut impulsé par les pays de la ZMOA (zone monétaire ouest-africaine), utilisant leurs monnaies nationales et rejoint par ceux de l’UEMOA en 2013. L’idée d’une monnaie africaine unique, pour se substituer au Franc CFA germe depuis des années chez les élites locales. Le projet a été repoussé à de nombreuses reprises. Mais plus récemment, le sommet de Niamey en octobre dernier et la 52ème conférence de la CEDEAO tenue à Abuja les 16 et 17 décembre, revenaient sur les paramètres à respecter pour la mise en place de la monnaie pour 2020. Cependant malgré l’ampleur médiatique de ces événements aucune initiative palpable n’en est ressortie. “La monnaie est un fait social total”, selon Marcel Mauss. En dehors de sa valeur purement “matérielle” utile, elle nous donne les clés de compréhension d’une société, son histoire, sa politique. C’est pourquoi le débat sur le franc CFA, outre la dimension économique remet en cause la souveraineté des Etats africains et nous éclaire sur les rapports de la France avec ses anciennes colonies. Cela va dans le sens de ce que Kako Nubukpo qualifie de “servitude volontaire” des gouvernants africains vis-à-vis de la France.
Kako Nubukpo ayant refusé de démissionner, il est suspendu de ses fonctions et interdit d’accès au siège de l’organisation à Paris, jusqu’à ce que son limogeage soit effectif.