Manifestations contre le FCFA, mobilisations de rue dans le cadre du Front anti colonie française d’Afrique – qui incluent des protestations contre la présence de bases militaires étrangères sur le sol africain –, sensibilisations pour le produisons-et-consommons-africains,répressions des élites engagées2, vives protestations anti-françaises de la jeunesse du Burkina Faso à l’occasion de l’escale – au « Pays des hommes intègres » – du président de la République française M. E. Macron, c’est dans ce contexte que s’est tenu, à Abidjan en Côte d’Ivoire du 29 au 30 novembre 2017, le 5ème sommet Union africaine/Union européenne. Au regard de la prospérité croissante des mouvements panafricanistes au sein de la jeunesse africaine, le choix de la Côte d’Ivoire comme pays hôte d’une telle rencontre pourrait-il être anodin ? Que peut représenter, dans la perspective des relations eurafricaines, la Côte d’Ivoire, pour qu’elle accueille ainsi un sommet aussi déterminant aujourd’hui pour les vies et les sociétés africaines ?
La Côte d’Ivoire et l’échec du fédéralisme en Afrique.
Cheik Anta Diop définit les relations eurafricaines comme consistant en des « rafistolages mineurs perpétuant les liens de faux ensembles (…) sans lendemain historique »3. Un de ces rafistolages par le moyen duquel se sont maintenus des liens de dépendance de plusieurs pays africains vis à vis de la France, c’est ce que Félix Houphouet Boigny, soutenu par l’ancienne puissance colonisatrice, nommera la Francafrique. Cette relation françafricaince devait, dans l’esprit des responsables politiques français alors à la manœuvre, rendre possible une réforme de la machine coloniale sans que le rapport de domination lui-même soit remis en cause4. Pour cela, le soutien de la Côte d’Ivoire, à travers son leader de l’époque en la personne de F.H. Boigny, a été décisif dans la réalisation de ce dispositif qui visait à briser toute dynamique de fédération de territoires africains. Dans cette perspective, Boigny s’opposait à deux autres figures importantes du continent. Les idées fédéralistes du sénégalais Léopold Sédar Senghor et du Ghanéen Kwame Nkrumah n’ont pas, en effet, eu raison de la francophilie de Boigny.
Le premier, qui par ailleurs fut un partisan du maintien de rapports amicaux voire étroits avec la France5, soutient que le sort de nouveaux pays indépendants ne saurait se traduire par la prospérité des peuples que dans la mesure où les territoires, qui constituaient jadis les ensembles régionaux que furent l’AOF et l’AEF6, venaient à composer de nouveaux ensembles fédéraux. Mais, « l’ivoirien Houphouët-Boigny, préférant traiter directement avec Paris plutôt qu’avec Dakar, capitale de l’AOF, s’oppose à une telle structure fédérale »7.
Quant à Kwame Nkrumah, il envisage, lui, ni plus ni moins que l’unité politique de l’ensemble du continent africain – unité en laquelle auraient toute leur place les différentes îles africaines comme Madagascar ou les Comorres, ainsi que les différents pays ou territoires à forte démographie d’assendance africaine comme Haïti, etc… « Nous ne pouvons nous laisser ainsi diviser et désorganiser. Le fait que je parle anglais ne fait pas de moi un anglais. De même, le fait que certains d’entre nous parlent français ou portugais ne fait pas d’eux des français ou des portugais. Nous sommes des Africains et rien que des Africains, et nous ne pouvons poursuivre notre intérêt qu’en nous unissant dans le cadre d’une communauté africaine. Ni le Commonwealth ni une communauté franco-africaine ne peuvent la remplacer. (…). Nous avons donc besoin d’un fondement politique commun pour l’unification de nos politiques de planification économique, de défense, et de relations diplômatiques avec l’étranger »8. Mais, pour Boigny, le défi est tout autre. Sa position s’exprime clairement dans ce qu’on peut appeler le défi d’Abidjan, lancé par celui-ci à Nkrumah avec qui il se rencontrait, en avril 1957 en Côte d’Ivoire. Ce défi de l’ivoirien Houphouët-Boigny consistait à prôner le développement séparé, dans le cadre d’une communauté franco-africaine, des Etats qui seraient crées par le démantellement des ensembles régionaux au sein desquels étaient regroupées les colonies françaises.
De sorte qu’avec la création plus tard de l’Organisation de l’Unité Africaine, puis de l’Union Africaine qui en découla, c’est la vision du groupe dit de Brazzaville et plus tard de Monrovia, mené par la Cote d’Ivoire d’Houphouët-Boigny qui l’emporta sur le groupe de Casablanca qui suivait le Ghana de Nkrumah.
Front anti-Sankara ou le néolibéralisme assumé.
Tuez cet ours de Sankara, ainsi que la révolution du Faso, et vous sauverez la peau du système de prédation colonial et celle du néolibéralisme. Car, héritier de la tradition panafricaine progressiste portée par Nkrumah, Fanon, Cabral ou Nyerere, et du courant internationaliste révolutionnaire, incarné par Ché Guévara (…)9, Sankara dérange l’establishment acquis aux intérêts opposés à ceux des peuples africains. En s’attaquant, en effet, à l’outil d’accaparement des richesses que sont la dette et les aides étrangères – dont il situe l’origine dans la période coloniale, Sankara met à nu les relais de l’impérialisme et les mécanismes néolibéraux de domination et d’exploitation, auxquels les uns et les autres adhèrent dans un élan de « servitude volontaire ». « Mais c’est avec Houphouët-Boigny et avec les autres présidents profrançais que les relations sont les plus tendues »10, veut ici préciser l’historien. Elle est connue, la suite du discours d’Addis Abeba de juillet 1987, au sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine où, Sankara, sans ambages et avec la force de la cohérence et de l’humour, rend évident les causes de la misère des peuples africains. Sa prémonition, au sujet de son assassinat garantit si le Burkina Faso devait s’engager lui seul à ne pas payer »la dette », rencontrera la volonté des « différents réseaux françafricains »11 à réduire au silence l’héritier des Nkrumah et autres indétrônables leaders africains.
Le Franc CFA est une bonne monnaie.
C’est, à l’occasion de sa visite de travail en août 2017 en France, et en sa qualité de président en exercie de la conférence des chefs d’Etats de l’UEMOA12 que M. Alassane Dramane Ouattara, président de Côte d’Ivoire, a affirmé le propos suivant, dont nous avons souhaité reprendre ici une bonne partie : « notre zone monétaire est une zone solide, où la couverture monétaire est de plus de 75%, et comme ancien gouverneur de la banque centrale, pour moi la couverture de la monnaie est un élément essentiel et nous couvrons les ¾ de nos émissions monétaires et la banque centrale a plus de 5 mois d’importations en devises, ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’inquiétude, c’est une zone solide, et que par conséquent les chefs d’Etats sont très vigilants à regarder de près l’évolution des marchés extérieurs et également de notre avenir par rapport à l’intégration avec comme objectif l’élargissement de cette zone puisqu’au niveau de la CEDEAO nous prévoyons une zone monétaire de la CEDEAO (…) mais essentiellement la monnaie commune que nous avons est une monnaie qui rend service aux peuples africains, c’est une monnaie qui a une certaine attractivité, et je voudrais dire que notre zone continuera d’être gérée de manière rigoureuse et de s’ajuster par rapport aux difficultés extérieures (…) ».
Les propos en gras requièrent une grande attention dans cet article. On peut ainsi remarquer que pour l’ancien gouverneur de la BCEAO13, M. Ouattara, le critère en vertu duquel doit se définir la solidité d’une zone monétaire est la capacité des pays la composant à détenir des devises rendant possible à court terme les importations. Dès lors, il ne doit pas y avoir d’inquiétude, précise-t-il. Quid de l’équilibre de la balance commerciale ? N’est ce pas la transformation de produits et l’exportation de ces derniers ainsi que des services qui ont vocation à créer des emplois, à enrichir les petites et moyennes entreprises et à élever le niveau vie de la population ? On se presserait alors de nous rappeler le fait que la Côte d’Ivoire, comme tous les autres membres de la zone franc, est une championne de l’exportation de matières premières, agricoles notamment, le cacao14. Mais précisément, cela participe de ce que Kako Nubukpo nomme « l’insertion primaire au sein du commerce international »15 – ce qui n’encourage guère des échanges économiques aussi bien entre les deux zones composant la zone franc qu’entre les pays même d’une même zone. De sorte qu’ « après plus de soixante ans d’existence, la zone franc continue de faire des pays africains d’excellents fournisseurs de matières premières brutes non transformées localement, et d’insignifiants consommateurs des produits finis importés du nord »16, renchérit Nicolas Agbohou.
La priorité étant mise sur la nécessité d’assurer les importations17, c’est-à-dire d’être de bons clients pour les producteurs étrangers, il est dès lors compréhensible que, pour l’ancien gouverneur de la banque centrale et ses successeurs, la couverture de l’émission monétaire soit le thème toujours à l’ordre du jour. Cela sert à défendre le taux de change entre le franc CFA et l’Euro. Autrement dit à maintenir au beau fixe le pouvoir d’achat18 d’une certaine classe ainsi que les inégalités sociales dans les pays composant la zone franc. Puisqu’une telle orientation monétaire, au-delà même de ce qui est requis19, implique la constitution de réserves de change excessives des banques centrales de la zone franc auprès du trésor français 20. Ce qui s’en suit consiste en une politique de boycott des efforts des entrepreuneurs africains se traduisant par des difficultés énormes pour eux d’avoir accès au crédit bancaire21. C’est en cela que consiste la « gestion rigoureuse », vouée à la lutte contre l’inflation, de la zone franc au sujet de laquelle l’ancien gouverneur de la banque centrale voulait rassurer son homologue français en août 2017. Mais, circulez, il n’y a rien à voir : le franc CFA est une bonne monnaie, elle « rend service aux peuples africains ».
Conclusion :
Du point de vue de l’histore du panafricanisme et des cycles structurant sa progression, le choix de la Côte d’Ivoire comme pays hôte du 5ème sommet Union africaine/Union européenne, consiste à rappeler à une certaine élite de ce pays – ainsi qu’à celles de toutes les autres Côte d’ivoire du continent, rompue aux méthodes eurafricaines, son rôle historique de petits trublions dont la vocation est de faire obstacle à toute initiative visant à donner, dans la région, une base arrière au panafricanisme. Car, c’est bien au Ghana, tout à côté, que la conscience panafricaniste africaine, avec l’illustre figure de Kwame Nkrumah, a trouvé le sol d’où elle s’est élevée comme un phare éclairant l’horizon des africains aussi bien du continent, des îles que des diverses diasporas.
Or, si, dès le départ, il aura toujours fallu compter sans la Côte d’Ivoire, l’axe Ghana-Faso, souffrira toujours de ce manque dû à la non-adhésion au projet panafricain d’une certaine élite du pays de la Reine Abla Poku. Manque d’autant plus crucial que dans une perspective économique, Cheik Anta Diop a identifié22 le couple Ghana-Côte d’Ivoire comme l’une des huits zones naturelles à vocation industrielle, dans le cadre d’un « Etat fédéral d’Afrique noire ». Il faut donc en appeler à l’esprit d’Abla Poku, pour qu’enfin cette stérile idée, traduite par le « défi d’Abidjan » d’avril 1957 de Boigny à Nkrumah, d’un développement séparé dans le cadre d’une relation étroite et privilégiée avec les rejetons de Marianne, que cette idée soit précipitée dans les flots grondants du fleuve mugissant de la renaissance africaine, au génie duquel nous avons à l’offrir en sacrifice.
Nimi Amandla
1Abla Pokou : souveraine du peuple Ashanti, établi au Ghana et en Côte d’Ivoire, elle reigna au XVIIIè siècle. Il est rapporté à son sujet que, dans le périple qui la mena avec son peuple jusqu’à ce qui deviendra Côte d’Ivoire, elle sacrifia au génie du fleuve qu’ils durent traverser – pour échapper à la rage meurtrière d’un prétendant au trône de son père décédé – son propre fils, afin de calmer la furie des eaux du fleuve Comoé.
2Limogeage, mardi 05 décembre, de l’économiste Kako Nubukpo, ancien directeur de la francophonie économique et numérique à l’Organisation Internationale de la francophonie. Il lui est reproché, comme on peut le lire sur plusieurs sites internet, le non-respect de son devoir de réserve – du fait de son soutien affiché aux protestations contre le Fcfa. Aussi, est-ce sans doute à la suite de la tribune publiée par M. Nubukpo le 29 novembre dernier, sur le site internet du Monde Afrique, afin de répondre au propos « imprécis » sur le Fcfa du président de la République française, M. E. Macron, lors de son escale au Burkina Faso, en novembre dernier. Par ailleurs, le Monde Afrique du 08 décembre 2017 précise que « dans sa lettre adressée (…) à l’économiste, l’OIF ne dissimule pas « les protestations des chefs d’Etat », dont celle du président de la Côte d’Ivoire, M. A. D. Ouattara, qui interpellait publiquement à ce sujet Mme Michälle Jean – secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie – à New york, en septembre dernier, lors des assemblées générales des Nations Unies.
3Cheik Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire, Présence Africaine, Paris, 1974, p. 27.
4Amzat Boukari-Yabara, Africa Unite ! Une histoire du Panafricanisme, Ed. La Découverte, Paris, 2014, p.159.
5L’historien A. Boukari-Yabara évoque, à la page 155 de l’ouvrage précédamment cité, « la vision assimilationniste » de Senghor.
6Afrique équatoriale française (AEF) et Afrique Occidentale française (AOF).
7Amzat Boukari-Yabara, Op. Cit., p. 160.
8Discours de kwame Nkrumah à la Conférence internationale des Etats indépendants d’Afrique, Addis Abeba, mai 1963. in Kwame Nkrumah. Recueil de textes introduit par Amzat Boukari-Yabara, CETIM, Genève, 2016, pp. 52/54.
9Amzat Boukari-Yabara, Africa Unite ! Une histoire du Panafricanisme, Ed. La Découverte, Paris, 2014, p. 252.
10Amzat Boukari-Yabara, Op. Cit., p.256.
11Amzat Boukari-Yabara, Op. Cit., p.259.
12Union économique et monnétaire oues africaine.
13Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’ouest – de 1988 à 1990.
14 Ainsi qu’on peut le lire sur apanews.net, dans un article datant du 05 septembre 2017, la production de cacao de la Côte d’Ivoire représente près de 40% de la production mondiale ; et, selon abidjan.net, l’économie ivoirienne dépend à plus de 50% de l’exportation de cette ressource.
15K. Nubukpo, M. Ze Belinga, B. Tinel, D.M. Dembele, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le FCFA ?, éd. La Dispute, Paris, 2016, pp. 124.
16Agbohou N., Le Fcfa et l’Euro contre l’Afrique, éd. Solidarité Mondiale, Paris, 1999, p.51.
17Logique, si c’en est une, qui se trouve remise en cause d’emblée par le fait qu’une monnaie forte, en l’occurrence le Fcfa, est facteur de déséquilibre de la balance commerciale, au profit des importations ainsi subventionnées. Voir, K. Nubukpo, Op. Cit., p. 126.
18Voir la question de l’inflation, traitée dans le chapitre intitulé « l’absence d’objectif de croissance dans les missions de la BCEAO ». Cf., K. Nubukpo, Op. Cit., p. 129/131.
19 Alors que le taux de couverture de l’émission monétaire (TCEM) requis par la France, pour assurer la fixité du taux de change du fcfa et de l’euro, n’est que de 20%, les PAZF, par l’entremise de leurs banques centrales, assuraient jusqu’à plus de 80% de ce TCEM au 31 décembre 2014.
Cf., Idem, pp. 128/129.
20Idem.
21Idem., pp. 127/128
22Cheik Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire, Présence Africaine, Paris, 1974, p. 71.
Excellent texte. Le rafistolage eurafricain, devenu françafrique, a bien été identifié par Cheikh Anta Diop !
Asante sana
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