Récemment le Maroc a fait part de sa volonté de rejoindre l’Union Africaine (UA), que le royaume chérifien avait quitté en 1984 suite à la reconnaissance du Sahara Occidental par la précédente OUA (Organisation de l’Unité Africaine). Il s’agit là de s’interroger sur la nature de l’UA, la plus grande réalisation du panafricanisme politique moderne dont Kwame Nkrumah en est le père. Un paradoxe persiste, de quelle Afrique s’agit-il ? En dehors de l’unité géographique, en effet l’Afrique du Nord se distingue de l’Afrique subsaharienne par ses populations et son rattachement historique au Proche Orient ( le califat) et même institutionnelle ( la Ligue Arabe). Des pays d’Afrique subsaharienne tels que les Comores, la Mauritanie et Djibouti font partie intégrante de la Ligue Arabe (fruit du panarabisme). De l’autre côté des pays comme Haïti, dont la population est constitué à plus de 90% d’une population afro-descendante multiplie les actes diplomatiques pour intégrer l’UA. Le panafricanisme institutionnel doit-il prendre une nouvelle voie ? Quelles sont les failles originelles du panafricanisme institutionnel via l’UA ?
Le paradoxe originel du panafricanisme
Le panafricanisme a ses origines en dehors du continent, parmi les diasporas afro-caribéennes. II s’agissait pour les afro-caribéens de dépasser la négritude, vécue parfois comme un fardeau et un non-sens au vu du racisme occidental et de la revaloriser à travers leurs racines africaines. L’Afrique y était vue à travers un miroir déformant, fantasmagorique, parfois à travers l’Ethiopie. Le terme même de « pan-african » est inventé et utilisé pour la première fois par Henry Sylvester-Williams, avocat trinidadien (1869-1911), en vue de la préparation de la Conférence panafricaine organisée à Londres les 23, 24 et 25 juillet 1900 par son association l’African Association. Cela est concomitant des mouvements panslaves, pangermaniques organisées en Europe en 1898. Le mot fut repris par W.E.B Dubois (1868-1963), afro-américain, fondateur de la NAACP (Association nationale pour le progrès des gens de couleur), présent en tant qu’invité à la Conférence Panafricaine, et qui organisa le premier congrès panafricain en 1919, qui eut une plus grande ampleur médiatique que son précurseur.
L’autre leader panafricain, plus populaire et proche des masses, est Marcus Garvey ( 1885- 1940) . Plus radical et rival de Dubois, celui-ci exalte la fierté de la race noire à travers l’UNIA (Association Universelle pour le Progrès des Noirs). D’une vision intellectuelle et romantique du panafricanisme, le début du XXème siècle a vu émerger le panafricanisme de manière institutionnelle sous W.E.B Dubois et Marcus Garvey, respectivement à travers l’organisation des Congrès panafricains et la fondation de l’UNIA. Là encore cependant les Africains n’étaient pas les figures principales du panafricanisme.
Tant qu’il était mené par des figures afro-caribéennes et afro-américaines, le mouvement pan-nègre et le panafricanisme étaient donc pour eux synonymes. Issus de sociétés chromatiques, pour qui l’Afrique n’était pas une réalité humainement vécue mais une vision de l’esprit (Marcus Garvey n’a jamais pu mettre les pieds en Afrique), la faiblesse de leur vision était de penser un panafricanisme sans les Africains, ou du moins avec une partie minoritaire des élites africaines.
Néanmoins l’identification d’une civilisation négro-africaine, pas uniquement « noire », coexistait avec la vision chromatique du continent et malgré un jugement de valeur sur les sociétés africaines non chrétiennes et non islamisées.
Négritude, civilisation négro-africaine et unité du continent ?
L’Afrique fut mise comme actrice centrale du panafricanisme par Kwame Nkrumah, père de l’indépendance du Ghana, ex-Gold Coast et ancienne colonie britannique. En premier lieu avec l’organisation du 4 ème Congrès panafricain à Manchester en 1944 puis enfin du 5 ème congrès panafricain, le premier organisé sur le sol africain. Cependant il y a une dichotomie naissante dans le panafricanisme et alors dans l’identité africaine. Avec le concept de négritude revendiqué par Senghor, Césaire et Gamas, il y a une fusion de l’identité africaine avec l’identité chromatique de l’homme noir.
L’Afrique du Nord ne s’y reconnait pas et en grande part ne mobilise pas l’imaginaire africain dans sa lutte idéologique contre le colonialisme mais le panarabisme et son attachement civilisationnel au Proche-Orient, au monde arabo-musulman (avec par exemple l’Etoile Nord-africaine). Néanmoins il y eut une véritable coopération entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, au-delà d’un simple sentiment de voisinage géographique (cas de l’Algérie avec Frantz Fanon, Nasser recueillant les enfants de Lumumba, affirmation de l’enracinement africain du Maroc par l’Istiqal). La naissance de l’OUA où l’Afrique du Nord n’est pas distincte de l’Afrique subsaharienne tranche cette dichotomie en faveur de l’unité géographique du continent.
Les 3 premiers articles constitutifs de l’OUA le stipulent explicitement, «The Organization shall include the Continental African states, Madagascar and other islands surrounding Africa». Lorsque l’OUA devient l’UA en 2002, l’article 29 alinéa 1 définit la condition sine qua non pour devenir un membre de l’UA : «Tout Etat africain peut, à tout moment après l’entrée en vigueur du présent acte, notifier au Président de la Commission son intention d’adhérer au présent Acte et d’être admis comme membre de l’Union».
La dichotomie autour de l’africanité reste entière notamment parce qu’au niveau de l’identification d’une civilisation africaine, le consensus des chercheurs et des acteurs politiques penche (même parmi les intellectuels conservateurs comme Huntington) pour l’identification d’une civilisation africaine se cantonnant à l’Afrique subsaharienne. Cette dichotomie là a été mise en lumière récemment avec le cas d’Haïti, qui depuis 2012, fait part de sa volonté d’entrer dans l’UA, et dont l’acceptation en tant que membre à part entière avait été annoncée par certains médias, effective à partir du 27 ème sommet de l’UA. Démenti par le porte parole d’UA avec l’appui de l’article 29 alinéa 1, ce cas illustre l’ambiguïté de la vision de l’africanité car dans les faits, les analystes économiques et géopolitiques, privés comme publics (Banque Mondial, Fund for Peace, Council Foreign relations, Rand Corporation, NDI) ne s’y trompent pas, la catégorie «Middle East & North Africa» est une aire distincte de «Sub-Saharan Africa». Pourquoi cette réalité sociohistorique et géopolitique n’est pas réifiée institutionnellement ?
La temporaire illusion du panarabisme/panafricanisme compatible
Le panafricanisme de Nkrumah a rencontré le panarabisme de Nasser, et la fusion des deux a été possible dans le contexte particulier de la fin des années 1950, ce moment historique particulier durant lequel véritablement le Tiers Monde a existé (avant de devenir un abus de langage permanent). La conférence de Bandung en 1955 a crée une dynamique autour d’un nouveau bloc, les Non alignés et au sein de ce bloc afro-asiatique, l’Afrique paraissait unie, diverse mais les tropismes universalistes (favorisés par les accointances socialistes de Nkrumah et Nasser) l’emportaient sur ce qui semblaient alors des particularismes dans un ensemble cohérent. La lutte contre un impérialisme commun semblait un socle unificateur pour tous. Ce qui n’était qu’un leurre.
Le consciencisme de Nkrumah, théorie de philosophie politique de coexistence pacifique entre les éléments allogènes et autochtones de la civilisation africaine (plurielle par son histoire et ses influences multiples) n’était pas soluble avec la vision pan-arabe de Nasser. En effet, la pierre angulaire de Nkrumah dans sa vision de l’Afrique reste les traditions et coutumes de l’Afrique subsaharienne anté-islamique ou anté-chrétienne. L’attachement à un même territoire et à un modèle civilisationnel passé (une histoire et une culture commune ou voisine) est requis. Là est la limite de la collusion entre panarabisme et panafricanisme, révélée par l’existence de la Ligue Arabe, organisation régionale et civilisationnelle puisqu’à cheval sur le Proche-Orient et l’Afrique (avec des références claires à l’Islam comme référent civilisationnel et identitaire).
Fondée en 1945, elle intégra peu à peu les Etats se réclamant partie prenant de l’arabité, de la civilisation arabo-musulmane, ce qui fut le cas de toute l’Afrique du Nord mais aussi de la Mauritanie, du Soudan, de Djibouti, de la Somalie et des Comores. Elle met ainsi à mal la définition d’une aire régionale uniquement selon des critères topographiques mais valide au contraire le critère sociohistorique. Elle met en lumière l’une des failles idéologiques du panafricanisme institutionnel de l’UA actuelle.
L’UA, le compromis permanent
En avril 1958, la conférence des États Africains indépendants se tint à Accra. Elle consacra l’établissement du panafricanisme sur la terre africaine . Il y fut question de créer un groupe neutre entre le bloc capitaliste et le bloc socialiste . En décembre 1958 se réunit la première Conférence des Peuples africains à laquelle plus de 200 délégués de 62 organisations nationalistes prirent part, considérée comme le premier congrès panafricain organisé en Afrique même. On y trouve des leaders nationalistes tels que Patrice Lumumba ( Kasa-Vubu étant interdit de sortie de territoire par les Belges). Cette conférence permet d’établir des contacts entre les différents mouvements de libération africains et de créer un organisme de coordination de la lutte libération : le Bureau des Affaires Africaines dirigé par Georges Padmore ( journaliste et activiste trinidadien).
La volonté de créer l’unité politique en Afrique par Nkrumah réside dans la constitution même du Ghana à partir de 1960 en tant qu’idéal national et principe de gouvernement. Cette volonté se traduit concrètement avec la Guinée. Celle-ci sous le leadership de Sékou Touré, refusa tout compromis avec la France, qui proposait avec ses anciennes colonies de former la « communauté nationale », par référendum et devint ainsi indépendante immédiatement et accepta de s’unir au Ghana le 23 novembre 1958 pour constituer le noyau de l’Union des États d’Afrique occidentale.
Ce premier exemple d’union entre deux anciennes colonies britanniques et françaises montre symboliquement qu’au-delà du passé colonial différent et de leur éloignement géographique la réalité et la possibilité de voir une Afrique unie. Il s’en suivit une harmonisation de la politique économique, de la défense ainsi que l’établissement de ministres résidents. Cette union accueillit le Mali mené par Modibo Keita le 24 décembre 1960 , embryon des « Etats-Unis d’Afrique » mais elle fut un échec et n’eut pas de réalisation concrète.
Un échec en partie due à la constitution de deux groupes parmi les Etats africains, le groupe dit de Casablanca et le groupe de Monrovia. Le groupe de Casablanca constitué le 3 janvier 1961 (Ghana, Guinée, Mali, Libye, Maroc, FLN d’Algérie) était plus radical, clairement à vocation panafricaine tandis que le groupe de Monrovia (Libéria, Togo, Cameroun, Nigeria) souhaitait le respect de la souveraineté de chaque Etat, était contre toute idée d’une fédéralisation de l’Afrique et le maintien d’une entente cordiale avec l’Occident. Une Afrique progressiste et révolutionnaire contre une Afrique modérée. L’OUA naîtra d’un compromis entre les deux partis en 1963, sans réaliser le rêve de Nkrumah d’une réelle unité politique de l’Afrique. Cette nature de compromis permanent, nécessaire pour une construction politique, marque la fin de non recevoir de l’unification politique du continent.
Pour conclure, les pays de l’UA étant exclusivement dans l’UA (comme organisation régionale interétatique majeur et civilisationnel) sont les pays d’Afrique subsaharienne, exceptés la Somalie, la Mauritanie, Djibouti, le Soudan et les Comores, qui appartiennent à la Ligue Arabe, tout comme l’Afrique du Nord. Dans le même temps, des pays composés à plus de 90% d’une population d’origine africaine (Haïti) se voient refuser le droit à l’entrée à l’UA. Au-delà d’une réflexion sur l’africanité, il s’agit d’un enjeu géopolitique pour l’Afrique subsaharienne.
Peut-elle exister en tant qu’entité institutionnelle voire civilisationnelle ? Oui, il s’agit d’une nécessité pour qu’elle puisse défendre ses intérêts en fonction de ses besoins, son calendrier, qui peut différer de l’Afrique du Nord. Des intellectuels, des hommes politiques ça et là sur le continent réclament une unité fédérale politique du sous-continent subsaharien notamment pour aller au-delà de l’intangibilité des frontières. Car au-delà des simples frontières, il s’agit là de la gestion de l’espace, des populations occupant ces espaces, de l’administration de ces espaces et ces territoires.
Bruce MATESO
Sources (non exhaustives) :
La naissance du panafricanisme, Oruno D. LARA
Le consciencisme, Kwame NKRUMAH
L’Afrique doit s’unir, Kwame NKRUMAH
Acte constitutif de l’OUA
Acte constitutif de l’UA
Acte constitutif de la Ligue Arabe
Le choc des civilisations Samuel HUNTINGTON
Pour un état fédéral d’Afrique noire, Cheikh Anta DIOP